Elle aurait vraiment envie de rester cloitrée chez elle, ces temps-ci ! Déjà, l'autre jour, dans le bus, elle s'est forcée à s'assoir à côté de la femme tout de noir vêtue que les gens regardaient d'un sale œil. Encore ça, ce n'est pas trop difficile, sauf que ses marmots lui criaient dans les oreilles. Elles ne sont même pas capables de les élever correctement ! Mais le prêtre l'avait bien dit, à la messe, le dimanche précédent : « Ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez. » C'est ainsi qu'il avait commencé son sermon, avant d'embrayer sur la nécessaire compassion que nous devions tous avoir, même envers ceux qui en étaient arrivés à commettre ce carnage deux jours avant au Bataclan. Ne jugez pas, et Dieu ne vous jugera pas.  Il est dur, son curé, et il y avait quand même eu des remous dans l'assistance, car sortir ça comme ça au moment où on est tous secoués par ce drame absolu, c'était quand même dur à avaler. Et il avait aussi expliqué qu'il ne fallait pas faire d'amalgame, que nous étions tous frères et que c'était précisément dans ces circonstances qu'il fallait éviter de rejeter ceux qui n'avaient pas la même religion que nous, que c'était notre devoir d'accueillir les Musulmans qui étaient sur notre sol, amenés bien souvent à consolider notre économie, à élever nos enfants... Et c'est vrai qu'il avait raison, car qui d'autre qu'eux avait fait marcher les usines Renault dans les années 60, avait bâti nos immeubles, récolté les fruits de nos vergers.

            Elle y a bien réfléchi, a dû admettre que même chez elle il y avait un fond d'ostracisme, qu'elle aurait eu du mal à admettre qu'un de ses fils lui ramène, par exemple, une compagne de là-bas. Mais bien sûr, ils n'auraient pas fait ça. Marie-Liesse et Éléonore sont toutes deux adorables, et cette année encore elles l’accompagneront à la messe de Minuit. Elles feront bien quelques petites critiques sur son curé rouge, un genre qu'elles n'ont pas l'habitude d'entendre à Neuilly ou à Versailles, mais bon, elles sont assez ouvertes, d'ailleurs c'est Fedna, une belle Haïtienne, qui fait le ménage chez Marie-Liesse, et s'occupe du gouter des enfants, et cela n'a jamais posé problème. Il y en a beaucoup plus que dans sa région, des Noirs (qu'est-ce que le curé penserait de ce mot-là ?), ici il y a quelques Arabes, mais on ne les remarque pas plus que ça, au lycée ils sont comme les autres, à part leurs noms.

            « Imprononçable ! » disait Madame Leromain, professeur de Lettres Classiques. Comme si le Grec, c’était plus facile à parler... En général, elle la laissait dire, tout le monde connaissait ses idées, mais hier, quand elle a écorché le nom de Boudjakdji, son stagiaire, elle a répliqué. « Theodorakis, tu n'as jamais eu de mal à le dire ! », a-t-elle finement lancé à la mélomane, avant de replonger le nez dans ses copies, soulagée d'avoir appliqué les préceptes du curé.

            On ne peut pas laisser dire n'importe quoi, non plus, et puis cela fait le lit du F.N., ces petits dérapages du quotidien. Pour un peu on décrèterait la déchéance de nationalité pour les binationaux qui commettent des délits, comme s'ils n'étaient pas nés ici, et élevés à la communale, avec les nôtres... On ferait mieux de se demander quelle était notre part de responsabilité, dans tout ça ! Non, le racisme ne passera pas par elle !

            Et là, ce soir, elle n'a qu'une envie, à l'aquagym, c'est de se détendre.  L'exercice, dans l'eau, c'est un vrai bonheur ! A peine si le lendemain elle sent un peu ses abdos, et puis, après une séance, elle n'a aucun mal à trouver le sommeil. Le problème, c'est que certaines de ses compagnes font plus travailler le muscle de la langue que les fessiers, et là, elle n'a pas pu ignorer la remarque acerbe, lancée à la cantonade, de sa partenaire du moment, une femme bien gentille au demeurant, mais qui n'a pas inventé la poudre. « Au marché, dimanche, ça grouillait de partout ! Je ne sais pas si je vais y retourner, c'est peut-être dangereux, ce genre de foule ! » Comme s'il pouvait arriver quoi que ce soit dans notre bonne ville. Et puis, le « ça grouillait », non, elle ne peut pas laisser passer ça !

            Alors elle regarde autour d'elle, cherche un appui chez les autres copines, elle veut protester contre cette sortie… Mais toutes elles regardent la frite qu'elles enfoncent dans l'eau avec application, sans sourciller. Et, seule, elle n'ose pas. Alors elle part plus tôt, prétextant un mal de dos, et maintenant, elle se retourne dans son lit, maudissant sa lâcheté.