-       Non Madame, je n’ai besoin ni d’assurance, ni de machine à laver, ni de fil à couper le beurre !... Désolée de m’emporter, je sais que vous faites votre travail, mais nous en avons vraiment assez d’être importunés au téléphone pour des démarchages qui ne nous intéressent vraiment pas. Merci Madame, je ne vous dis pas au revoir.

-       Eh bien dis donc, Constance, tu éconduis dignement et avec sophistication !

-       Ah, bonsoir François, oh tu sais je n’en fais pas toujours autant, c’est souvent un merci poli. Paul t’a ouvert ? je ne t’ai pas entendu arriver…

 

Paul se dirige vers la cuisine, les bras chargés. Une minuterie se met à sonner, de plus en plus stridente, entrainant avec elle un parfum indéfinissable d’épices mêlées.

-       Paul, la prochaine fois que tu diras à François d’apporter quelque chose pour le diner, précise-lui qu’il ne fasse pas une razzia, nous avons de quoi tenir un siège !

-       Ça tombe bien, je comptais revenir demain, comme c’est dimanche… Non, je blague, bien sûr ! Pour continuer dans le militaire, je ne suis pas revenu si vite pour semer la zizanie, mais bien pour le job.

-       Rien de grave ?

-       Quelques précisions et vérifications ; j’ai pris une chambre quelques jours en débordant sur le weekend, et je suis bien content d’avoir l’occasion de revenir chez vous, si ce n’est abuser !

 

Elle répond par un sourire. Installés l’un sur le canapé, l’autre sur une chaise, les deux hommes s’attaquent au plateau de charcuterie que Paul a posé sur la table basse et parlent. Ils en sont aux alcools forts, whisky et bourbon. Constance, à l’autre bout de la pièce en train de regarder ses messages sur son mobile, les écoute distraitement. Derrière la façade débonnaire et sereine de son compagnon, elle sent à nouveau cette inquiétude de se sentir observé et jugé. Avec un peu de parano, il est bien capable d’attribuer à son collègue un rôle secret, non plus d’un collaborateur mais de celui qui tire les ficelles, qui contrôle… Le retour si rapide de François l’a surpris. Même s’ils ne travaillent pas exactement sur le même secteur, ils partagent un certain nombre d’observations et de conclusions, et, à son départ, François semblait avoir tous les éléments en main. Ce besoin de revenir deux jours après… Un jingle la réveille, message…

 

-       Tu nous rejoins, Constance ?

-       Oui, j’arrive, je ne voulais pas vous déranger dans vos palabres professionnels.

-       Palabres, palabres, comme tu y vas !

 

Son mobile à la main, elle s’assoit sur le canapé à côté de François, son message clignote, elle se sert un fond de bourbon, le porte à ses lèvres et tourne la tête pour lire discrètement. Absorbés dans une conversation sur laquelle aucun des deux ne veut rien lâcher, ils ne la regardent pas. Elle pianote nerveusement, avale une gorgée, guette une réponse, tape insensiblement du pied droit, avale une autre gorgée, jingle. « Bjr, Kevin a 1 pb, on peut vs voir ? » « Pas trop grave ? »  « On C pa… Qd vs Et libre ? » « Ce soir pas possible demain d’accord » « Dm1 qd ? » « Vous dis plus tard ». Paul et François se sont tus. Amusés, ils la regardent aux prises avec son clavier minuscule.

-       Quelle activité frénétique, ma chérie ! Rien de grave, j’espère…

-       Non, non…

 

François a posé son verre et l’observe, elle se sent auscultée, traversée d’un regard qui l’avait déjà un peu gênée au restaurant, sans savoir pourquoi…

-       Alors, François, tu as réussi à faire ce que tu voulais, tu n’es pas revenu pour rien ?

-       Ça va, ça va…

-       Pas bavard sur tes activités, avec moi…

-       Désolée d’être peut-être impoli, mais c’est plutôt toi qui n’es pas bavarde…

-       À cause des textos ?

-       Non, ça c’est normal, mais pas bavarde non plus sur toi…

-       Eh, on se connait depuis quatre jours ! Même si j’avais voulu, je n’aurais pas vraiment eu le temps de te raconter ma vie…

-       Au restau, peut-être, je croyais…

-       Au restau ?...

-       Paul m’a vaguement parlé de ton enfance, de votre virée de l’autre jour…

-       Ah oui ?

 

Elle s’enfonce dans le canapé, avale une autre gorgée de bourbon, longtemps qu’elle n’en avait pas bu, juste ce qu’il lui faut ce soir. Paul est allé jeter un coup d’œil dans la cuisine, la minuterie a bien joué son rôle, il lui confirme que le plat est bien dans la position « maintien au chaud », des effluves d’épices leur parviennent à nouveau, il en profite pour rapporter des olives et un saucisson sur une planchette.

 

Je veux bien vous raconter ma vie, mais il ne m’est pas arrivé grand-chose[1]. Des parents simples, pauvres comme on pouvait l’être à la campagne, une pauvreté ordinaire dont le quotidien nous montrait des strates, avec ce sentiment que nous nous donnaient nos parents plutôt ouverts, par quelques détails de notre mode de vie, que nous étions un peu au-dessus. Une enfance à la campagne, enfance ordinaire tant que vous ne connaissez rien d’autre. L’école de campagne où nous allions à pied et nous étions si bien, peu nombreux, entre nous. Les autres allaient dans d’autres écoles, que nous ne connaissions pas. La sortie du dimanche, la messe, puis les vêpres les grands jours, la prière quotidienne, la famille réunie, de ces petits rassemblements qui vous paraissent banals et évidents puisque c’est votre vie et que la télé n’a pas encore envahi vos soirées. Le collège, le lycée, la chance pour les plus doués, un autre monde qui s’ouvre, d’autres vies, d’autres habitudes, des lectures, des idées qui changent, une vie de jeune qui s’oppose, normal. La possibilité offerte d’études supérieures, mes parents auraient fait l’effort, et la rencontre, le grand amour, peut-être, en tout cas celui qui allait me sortir de mon milieu.

L’éblouissement d’un milieu différent, riche, qui me paraissait tellement riche à côté du mien, le gout des belles choses, des belles maisons. Des catholiques fervents, cette religion qui me paraissait différente de la mienne, que je voulais fuir. Mes parents ont pleuré, ce que j’ai pu les faire souffrir. Mais je me suis laissé prendre. Grand mariage. Une nouvelle famille qui faisait tout pour me faire oublier la banalité de la mienne, mes os, mon sang éprouvaient peu à peu l’opposition entre le noble et l’ignoble. Je m’y faisais, une vie facile, un mari attentif à défaut d’être attentionné, deux enfants que l’entourage familial faisait tout pour qualifier sans problèmes. Une vie ordinaire, un petit travail de secrétariat pour occuper mon temps et m’éviter de trop penser, les affaires de mon mari pourvoyant largement aux besoins, une maison bourgeoise que j’ai toujours eu du mal à considérer comme la mienne, les vacances dans l’énorme propriété familiale, avec mes beaux-parents pour superviser toute leur smala plus ou moins au complet selon les périodes. Nos enfants aimaient bien retrouver leurs cousins et cousines, tous adorables.

Ma fille, l’ainée des petits-enfants, était particulièrement proche de son « jumeau », de quelques jours son cadet, un garçon étonnant, versatile, des talents de comédien à nous faire rire aux larmes, une profondeur de réflexion qui lui donnait dix ans de plus, et parfois une gravité inquiétante. Aurélie s’en tracassait, régulièrement, ne comprenait pas pourquoi il devenait si grave par moments, pourquoi il lui parlait de trucs bizarres, les zombies, déjà populaires à cette époque, n’étaient guère entrés dans leur milieu protégé. Je l’écoutais, la rassurais, je savais qu’elle n’en parlait qu’à moi, son père esquivait dès qu’elle abordait le sujet. Les cousins grandissaient, leurs grands-parents avaient décidé de fêter leurs treize ans pendant les vacances, Aurélie était déjà une très jolie jeune fille, son cousin faisait beaucoup plus gamin, comme souvent les garçons à cet âge. La fête a été une réussite, toute la famille était là, les enfants avaient préparé de petits spectacles. Le soir, nous rangions, et j’ai eu besoin d’aller entreposer des vases dans la partie de la maison occupée par mon beau-frère.

Je repensais au sourire des héros de la fête quand j’ai été surprise par des pleurs, des éclats de voix cinglants que je ne comprenais pas, je me suis avancée, ai poussé légèrement la porte et, cachée dans l’ombre, j’ai vu le père frapper son fils, lui cogner la tête et le frapper de manière acharnée, des coups calculés qui ne laissent pas de traces. J’ai crié, un des vases que j’ai lâché s’est brisé au sol, mon beau-frère m’a fixé de ses yeux haineux et m’a claqué la porte au nez. Je me suis éloignée, éberluée, laissant sur place l’autre vase qui en avait réchappé. À mon retour, la pièce principale était vide, chaque famille avait rejoint ses appartements. Je suis aussi rentrée ; mes enfants faisaient un jeu de société comme souvent avant de se coucher, mon mari s’est étonné de ma pâleur. J’ai tenté de lui raconter ce que j’avais vu, il ne voulait pas me croire, ce n’était pas possible, pas son frère, en qui il avait totale confiance, une grande intelligence et dévoué à ses enfants, je devais avoir rêvé, j’étais fatiguée de cette longue journée qui m’avait demandé beaucoup d’énergie. Il est sorti pour parler avec son frère, il voulait en avoir le cœur net.

Et à ce moment-là, j’ai senti que ma vie basculait, que tout s’enclenchait. En quelques minutes j’étais devenue une menteuse. Difficile de parler avec ma fille pour savoir si elle se doutait de quelque chose, si elle avait déjà entendu parler de coups. Mon mari est revenu avec la confirmation de ce qu’il pensait, son frère n’avait jamais touché son fils, j’avais beaucoup d’imagination, j’avais toujours voulu briser sa famille, il en avait maintenant la preuve. Le lendemain, un conseil de famille a eu lieu, j’ai dit ce que j’avais vu, mon beau-frère a nié en bloc, les enfants n’ont pas été invités, mon sort était scellé, j’étais l’affabulatrice. Quand j’avais sondé Aurélie le matin, elle m’avait écoutée sans rien dire, je voyais bien que ce que je lui disais, en atténuant très fortement la vérité, l’affectait. Mais après le conseil de famille, c’était clair, elle ne parlerait pas.

Je ne pouvais pas en rester là, ce garçon je l’aimais comme mon fils, je savais que dans la famille il serait toujours le sacrifié aux coups invisibles de son père. J’ai décidé de déposer plainte. Vous pouvez imaginer la réaction de la famille. Tout le monde a nié en bloc. Je suis devenue la paria, l’indésirable, j’ai sombré dans la dépression, laissant le champ libre à mon mari et au reste de la famille pour monter mes enfants contre moi. Puis un jour, je devais revoir le médecin, de famille bien sûr, mais il était en congé et avait un remplaçant, à qui je dois ma survie. Il m’a mise devant ma réalité, et m’a encouragée à partir, à quitter cet univers qui me détruisait. Mon mari avait montré la mesure de son amour pour moi, quant à mes enfants, quand ils grandiraient, ils se rendraient peut-être compte, pour le moment il n’y avait rien à faire. Il m’a changé mon traitement, m’a donné une adresse de foyer où je pouvais m’adresser si je n’avais personne pour m’accueillir, et m’a dit de faire vite. Je n’ai pas trainé, je suis repassée à la maison prendre mes papiers essentiels, quelques photos, une valise, et je suis partie. Sans regrets. Pas douée pour le chagrin. Je n’ai revu mon mari que pour la procédure de divorce. Et j’ai repris peu à peu ma vie en main, grâce à mes parents, la banalité a du bon, et elle ne juge pas.

 

-       Mais je n’y crois pas, jamais tu ne m’avais raconté les raisons de ton départ. J’ai toujours cru qu’il s’agissait d’une banale affaire de couple, tu disais régulièrement que la belle-famille était pesante, mais là, j’avoue que je suis sidéré.

-       Et moi qui attendais des révélations, je suis servi.

-       Oui, pas facile, cette histoire. Ce que je sais, et qui m’a largement consolée, c’est le cousin n’a plus été battu. Après des années, Aurélie m’en a reparlé, de ce qu’elle savait, de la pression qu’ils avaient exercée sur elle pour qu’elle s’éloigne de moi. Mais elle me sera toujours reconnaissante d’avoir sauvé son cousin. Et c’est une des raisons pour lesquelles, après des années, elle a renoué avec moi. Pas facile d’être éloigné de ses enfants ! Cette sensation d’impuissance… Il fallait du temps, il en faudra encore.



[1] Régis JAUFFRET, Microfictions, 2007 : PAS DOUÉ POUR LE CHAGRIN (p. 695 NRF)