Jours de détresse

 


Besoin d'attention et de chaleur humaine aujourd'hui, la semaine qui s'achève a été difficile.

Elle dit oui tout de suite, le temps que je ferme le rideau de fer de la galerie.

Il tombe un crachin d'enfer, les lampadaires tardent à s'allumer. J'aime autant ça, je ne tiens pas à me faire remarquer.

 – Aujourd'hui on va chez moi dit-elle.

 Je suis d'accord d'autant que je sais que mon appartement n'est pas en état de la recevoir, j'aurais pu y penser avant, mais quand on est dans le brouillard…

Chez elle tout est cosy et impeccable.

En arrivant, elle décide de prendre une douche et me propose de l'accompagner, j'ai le moral en berne et je préfère m'allonger sur le lit en la regardant. Elle se déshabille sans gêne en souriant. Elle est belle nue, pas le style star, tout simplement belle, les rotondités de son corps mises en beauté par la lumière de la salle de bain.

-       T'es bien silencieux aujourd'hui, d'habitude je n'arrive pas à placer un mot, ce soir tu me sembles absent.

Je suis conscient de l'impression que je peux donner, mais là au creux de moi quelque chose m'empêche de parler.

-       Tu sais, tu parles beaucoup, mais en réalité tu ne dis rien de précis, je ne connais rien de toi.

Elle en a de bonnes, comme si quand elle arrive chez moi, c'est avec l'idée de discuter… Nous avons d'autres centres d'intérêts.

Elle sort de la douche nue comme un ver avec juste une serviette nouée en turban sur la tête.

-       Si cela t'intéresse, je veux bien te raconter ma vie, mais tu sais, il ne m'est pas arrivé grand chose.

Pas très malin de lui dire ça, maintenant il faut que je m'exécute, me dévoiler, oui, mais jusqu'où aller ?

 Je ne sais si à cet instant, c'est sa nudité qui me trouble, ou si c'est de me remémorer certaines séquences de ma vie passée qui s'ouvre devant moi comme un gouffre, mais brusquement je suis ravagé comme par un Tsunami.

Pourtant je ne me croyais pas doué pour le chagrin, mais quand je veux commencer à raconter comment ma mère a été emportée par une lame un jour de grande tempête alors qu'elle était sur la jetée de Granville, je commence à pleurer et je ne peux plus m'arrêter.

C'est après ça que tout est parti à vau-l'eau, mon père fort des halles près de Saint Sulpice travaillait dans la viande il portait des carcasses énormes sur son dos. Ma mère de son côté vendait des légumes avec une charrette à bras au métro Brochant. Elle travaillait dans la journée, mon père son domaine c'était la nuit, c'était compliqué pour eux et pour moi, mais on vivait bien.

Après la disparition de ma mère, pour lui, elle n'a jamais été morte, je me suis retrouvé seul, c'est à partir de ce moment que j'ai dû me débrouiller.

Elle s'est emmitouflée dans le couvre lit, et m'écoute en me tenant la main sans parler, comme dans un songe je lui raconte des éclats de ma vie passée jusqu'au petit matin.

Il faut que je lui ouvre les doigts un à un pour qu'elle me laisse partir, sa peau glacée est marbrée, je suis stupide, elle a dû avoir froid cette nuit. Je fonce chez la mère Blanche sur le boulevard, à cette heure ci les premiers croissants doivent être sortis du fournil, c'est qu'avec mes histoire nous avons tout simplement oublié de diner hier au soir.

Quand je remonte à l'appartement, elle s'est installée au fond du lit bien calée par deux oreillers, ses joues ont repris des couleurs, et elle a enfilé un pyjama d'intérieur.

Nous prenons notre petit déjeuner en silence, elle parce qu'elle a faim, moi parce que je ne sais plus très bien ce que j'ai pu lui raconter dans le noir, et surtout ce qu'elle a pu en retenir si elle m'a entendu.

-       Tu sais que tu es très sévère avec ton père, comment aurais-tu réagi si tu avais perdu ta femme ? Et puis dire comme ça tout de go que si tu as laissé tomber tes études c'est pour avoir entendu ton père dire que ceux qui avaient des diplômes étaient tous des c... là, tu as le raccourci facile.

Moi qui l'avais cru endormie, je découvre un peu ahuri qu'elle ne dormait pas et qu'elle écoutait attentivement.

-       Tu étais peut-être simplement un flemmard et cette façon de voir la situation t'arrangeait bien, tu pouvais ne rien faire en te disant que tu avais la bénédiction paternelle, en attendant aujourd'hui tu es à la plonge, reconnais que ça n'est pas passionnant.

Je n'écoute pas la suite, j'attrape mon blouson et je dévale l'escalier, je remonte pour refermer la porte, et je l'entends qui me crie : - Tu aurais au moins pu me dire au revoir !

J'ai l'air malin, je la quitte en claquant la porte, alors que c'est moi qui lui ai débité mes histoires tout au long de la nuit, ce qui entre parenthèses ne m'était jamais arrivé jusqu'alors.

Je suis plutôt un habitué des salades à rallonge, mais jamais je ne raconte ce que j'ai sur le cœur. Il faut bien avouer que lorsque je parle vrai, il est fort rare que l'on me croit, alors devant les mous dubitatives ou les réponses à l'emporte pièce, je finis par en rajouter et cela se termine toujours dans des éclats de rire et des "Toi alors t'es vraiment impayable"

Et moi comme ils disent, je reste là avec ce qui me déchire le cœur, je crains bien que pour cette nuit le résultat soit encore le même, pourtant cette fois je me suis retourné la peau jusqu'au bout des orteils, comme on retourne une peau de lapin.

Au moins, si cette nuit, elle ne m'a pas cru, je pense que cette fois ça n'a pas beaucoup d'importance, ce qui importe c'est qu'elle ait été là, et que c'est sa présence qui m'a permis de parler. Il m'est déjà arrivé de parler tout seul dans ma tête pendant des heures entières, mais au bout d'un moment j'étais conscient que ça partait en boucle, que ça ne servait à rien, la spirale de la pensée ne se développait pas. A chaque tour, il ne se produisait pas ce petit décalage qui fait que d'une boucle on passe à une spirale et que l'on avance.

J'arrête là, il me faut un grand bol de café bien corsé pour que mes méninges se remobilisent et m'arrêtent dans mon désespoir.

Comment a t-elle deviné pour l'école et les études, c'est vrai que mon père m'avait fait cette remarque, mais il m'a toujours encouragé à bien travailler, lui mine de rien il en bavait tellement à porter ses carcasses qu'il se demandait bien ce qu'il pourrait faire le jour où son dos le lâcherait, et moi comme un couillon j'ai gâché les possibilités que j'avais.

C'est que je vois toujours ma mère s'envoler comme une mouette au milieu d'un nuage d'écume, j'ai eu si peur à cet instant que j'ai fermé les yeux et que lorsque je les ai ouverts à nouveau, elle n'était plus là.

Mon père courait sur la digue en criant son prénom, j'ai pensé lui aussi ne va pas s'envoler quand même ?

Pourquoi ai-je fermé les yeux à cet instant, tant que je la voyais elle était présente, il a suffi d'une seconde d'inattention de ma part pour que je la perde de vue, tout est de ma faute, mais tout de même ce n'est pas aux enfants de veiller sur leurs parents.

J'ai voulu lui en parler un soir qu'il était à la maison, j'ai repris toute la scène lui racontant tout dans le détail. Assis en face de moi sa bière à la main, il me regardait l'air hagard.

Quand j'ai eu terminé, je l'ai regardé quêtant une réponse de sa part, il m'a passé la main dans les cheveux et il m'a dit : "Laisse tomber petit, ce sont là des choses qui nous dépassent !" C'est peu de temps après qu'il a commencé à disparaitre à son tour.

Je passe prendre mon café chez Mo, il me regarde en opinant du chef, - Toi mon gars tu as une figure en carton pâte, il ne sait pas dire de papier mâché, tu n'as pas dû dormir beaucoup, j'espère que c'était pour la bonne cause.

Je l'écoute en mordillant le bord de mon mug, je n'ai pas l'intention de recommencer mes discours de la nuit précédente, d'ailleurs l'ambiance n'y est pas, et quand je sors d'une phase de mise à nu comme celle que je viens de vivre, je crois qu'il est prudent de faire silence et de se reconcentrer sur soi même.

An Binh vient se joindre à nous, en passant elle me masse les épaules.

-        Il faut se détendre mon garçon, les hommes ont trop souvent tendance à se raidir dans les difficultés, ce qui les fait encore plus souffrir et ils finissent par être complètement bloqués, imagine-toi comme une tige bambou et tu vas recommencer à sentir la souplesse en toi. Rien n'est jamais irrémédiable, hormis la mort, encore fait-elle partie de la vie dont elle est la fin.

Elle me flanque alors sous le nez une énorme tartine de beurre et de confiture que je dévore sans protester. Mo me dit à cet instant qu'il a reçu un appel de la bibliothécaire me demandant de passer la voir, elle avait l'air tout excitée par ce qu'elle venait de découvrir.

Il faut que je marche en attendant qu'elle arrive à son travail car il est encore un peu tôt.