Enfouie sous la mousse, Constance somnole. Tache noire au-dessus des flocons blancs, ses cheveux rassemblés à la hâte au sommet du crâne par une grosse pince en écaille émergent à peine. La salle de bain sature d’humidité, les miroirs ne reflètent plus rien, recouverts d’une épaisse buée uniforme. Quelle journée ! Elle avait le choix en rentrant entre un whisky bien tassé et un bain brulant, bon choix, certainement meilleur pour sa santé, même si le le résultat sur son esprit est à peu près semblable, l’oubli rapide, ou plutôt l’abandon, l’effacement de ces traces intérieures qui ne manquent pas de la mettre dans un état d’énervement, d’excitation précurseur d’insomnie. Paul a dit qu’il rentrerait tard.

Les conversations des jeunes tournent en boucle… C’est bien la première fois que je me mets dans un état pareil pour ces histoires qui remontent à si loin… Je cumule, ces jours… Depuis quand, depuis l’enterrement ? Mais quel rapport avec leurs croix ? Ils m’ont bien amusée d’abord… Et là, ce soir il faut que je craque pour quelques mots de rien… Déjà, cet après-midi, cette cache sous les toits m’avait secouée, pas très concerné le propriétaire, pas venu en fin d’après-midi, et Mamie Moreau qui va encore me demander demain matin, mine de rien, comme si je pouvais faire quelque chose… Quelqu’un qui se planquerait là-haut ? Mais qui ? Et comment ?

 

-       J’arrive, j’arrive…

 

À tâtons, elle sort de son étuve, saisit un peignoir, enfile ses claquettes, l’atmosphère plus sèche du couloir exacerbe la stridence de la sonnerie qu’elle met quelques secondes à identifier plus précisément.

 

-       C’est toi, Paul ?

-       Oui.

-       Tu n’as pas ta clé ?

-       Oh si, mais visiblement tu as laissé la tienne à l’intérieur ; ça fait cinq minutes que je sonne, j’ai eu peur, où étais-tu ?

-       Mince, c’est vrai, j’ai laissé la clé, je prenais un bain, crevée ce soir, et tu sais, quand je suis sous la mousse, je n’entends jamais sonner. Tu es rentré plus tôt que prévu, rien de grave ?

-       Oui, finalement nous avons terminé, les résultats sont bons, nous reprendrons demain à tête reposée. Qu’est-ce qui t’arrive alors, tu dis que tu es crevée…

-       Oh, je vais te raconter, laisse-moi d’abord aérer la salle de bain sinon c’est tout l’appartement qui va être une étuve dans dix minutes.

-       Je te sers quelque chose, pour te remettre ?

-       Oh, j’ai failli craquer sur un whisky en arrivant ; là, je prendrais bientôt plutôt un verre de vin.

-       Je vois ce que nous avons en réserve, vos désirs sont des ordres, Madame !

 

Le sourire revenu sur son visage – décidément Paul sait y faire – Constance s’installe dans son fauteuil préféré devant un verre de Chasse-Spleen, et ces petits biscuits à apéritif qu’elle adore, sésame et piment d’Espelette, le croquant et le piquant, juste ce qu’il lui faut ce soir. La fenêtre ouverte, nécessité impérieuse pour sortir de l’atmosphère de sauna, reflète des effluves d’arbres fleuris rafraichis par l’humidité vespérale. Elle a commencé par l’agence – après avoir simplement mentionné le déjeuner avec François, elle ne sait pas quoi en dire pour l’instant, ne comprend pas bien de quoi il voulait lui parler – et par cette cache qu’elle a découverte sous les toits, l’inquiétude de Mamie Moreau, une certaine indifférence du propriétaire, mais qui peut bien entrer ainsi, elle est de plus en plus persuadée que quelqu’un squatte, peut-être depuis quelque temps déjà, et elle ne s’en était pas aperçue, en même temps la crise est dure, les gens qui cherchent un bout de toit pour ne pas dormir dehors, ça ne doit pas manquer. Mais comment peut-il entrer dans cet immeuble fermé et qu’elle pensait sécurisé, une complicité en interne ? Paul l’engage à être vigilante sans dramatiser, rien ne dit qu’il s’agit de quelqu’un de dangereux, probablement plutôt un pauvre bougre, peut-être même qui travaille mais n’a pas les moyens de se loger, c’est fréquent maintenant, ou un migrant en situation illégale, qui vit de petits boulots et ne peut pas trop s’exposer, il faut bien aussi leur donner leur chance, si le système était moins hypocrite, ils auraient une vie plus décente.

 

-       Mais, dis-moi, c’est pas, cette histoire qui t’a mise dans un état pareil, franchement… ?

-       Non, non, ça m’a perturbée, c’est vrai, mais pas à ce point…

 

Comment lui parler de la scène au café ? Elle tourne autour, les quatre jeunes de la bibliothèque qui avaient eu envie de la revoir, à moins que ce ne soit elle, elle ne sait plus. C’est vrai que la journée avait commencé fort avec ce retour de la rumeur d’Orléans, émotions de son ancienne vie, cette cliente du matin, une homonyme, ou pas, jamais elle n’a vraiment raconté à Paul cette pression belle-familiale qu’elle a fuie peut-être encore plus que son ex-mari...

Et ces quatre gamins, aux noms de séries télé, c’est l’époque, marqueurs sociaux dirait son ancienne amie de lycée devenue sociologue, ou quelque chose dans le genre. Cette histoire de croix dont ils n’ont presque plus parlé, élargie à la question des sectes, de la manipulation mentale, cette affaire de Monflanquin qu’elle leur a racontée…

Aller jusqu’à la conversation de Lisa… Impossible… jamais… je ne peux pas… Paul va me chambrer, pourquoi je ne voulais pas lui en dire plus l’autre jour… et là je remets ça sur le tapis… il va me cuisiner, chercher à en savoir plus… je délire, je suis allée trop loin, peux pas continuer… revenir à des choses simples, une vie tranquille… qu’est-ce que j’ai besoin de me fourrer là-dedans…

 

-       Et puis, tu sais, Lisa, une des deux filles, la plus petite, elle a sorti un de ces trucs qu’elle a entendu à la radio quand elle était en voiture avec sa mère, Axel Kahn – d’ailleurs ils le connaissaient de nom, par leur prof au lycée – qui parlait de Bressuire, de la petite église, dans des termes plutôt sympas, ouverts…

-       À la radio ? Quelle radio ?

-       France Inter…

-       Du sérieux alors, du lourd ! Et si Axel Kahn en parle, c’est qu’elle n’est pas si insignifiante ta petite église… toi qui ne voulais rien dire… mais rassure-toi, je ne vais pas t’embêter ce soir, je me demandais ce qui t’avais mise dans cet état, pas besoin de chercher plus loin !

 

Je rêve, comment j’ai pu, pas question d’en parler, je croyais, et c’est sorti, comme ça, je me fais peur, si je ne sais plus me contrôler, et lui qui fait dans le soft, n’en rajoute pas, voit que je suis mal, très mal, que ça m’atteint, pourquoi… qu’est-ce qui a changé pour que tout ressorte… depuis quand… la mort de mon oncle… passé lointain… depuis que mes parents sont morts tous les deux je dois avoir besoin de me retrouver des aïeux… même si c’est un oncle ou une tante que je connaissais mal, ne voyais jamais…

 

-       Hola, Constance, reviens parmi nous, je ne sais pas où tu es ce soir, ne me dis pas que ton bain était shooté, tout de même…

-       Oh, pardon…

-       Non, là je refuse ! tu ne vas pas en plus tomber dans le pardon ! Si tu goutais plutôt ce Chasse-Spleen, tu y as à peine trempé les lèvres, ça c’est du solide. Et franchement, tes histoires de religion, je veux bien, mais de là à demander pardon, faut pas exagérer !

-       C’est vrai, j’avais oublié, l’athée ne comprend pas le pardon, et d’ailleurs, à part cette formule automatique, j’ai aussi oublié ce qu’est le pardon, athée ou impie, ça se discute…

-       Je vois que tu retrouves la faculté de raisonner, tout n’est pas perdu !

-       Mhhh… Bien, ce vin, très bien même, juste ce qu’il me fallait ce soir. Décidément tu sais y faire.

 

Si loin, si près… La cour de la maison de ma grand-mère, je n’en ai eu qu’une, ou connu qu’une, et encore peu connu, souvenirs vagues, une femme gentille, douce, nous étions les plus loin, pas si loin pourtant, juste les quelques kilomètres qui vous faisaient franchir la frontière de l’immédiate proximité. Si j’y repassais aujourd’hui, je trouverais que c’est juste à côté, mais mes cousins et cousines habitaient là, nous c’était plus loin, mes parents travaillaient beaucoup, nous y allions, de temps en temps, le dimanche, le château à côté m’impressionnait, je ne comprenais pas les histoires qui se racontaient, un autre monde. Nous aussi nous étions d’un autre monde avec nos quelques kilomètres de distance, mais pas le même.

 

-       Tu me parlais de ces jeunes que tu as revus, de leurs noms, mais tu ne me les as pas dits, ça m’intéresse, je suis toujours fasciné par ces choix des parents, ou pseudo choix !

-       Ah oui, c’est vrai, j’ai été un peu évasive, donc tu as deux filles, Manon et Lisa…

-       Jusque-là assez classique…

-       Oui, et deux garçons, Kevin et Dylan…

-       Alors, là, évidemment, total respect ! Tu te rends compte du cadeau empoisonné. Les parents ont regardé les séries du moment, ont cru faire moderne en s’éloignant de ces prénoms ringards de leur génération…

-       Oh oui, leurs tantes, les Suzette, Bernadette…

-       Et maintenant, ces jeunes, il faut qu’ils les portent, leurs noms ! Tant qu’ils sont entre eux, ça va, ils sont tous logés à la même enseigne, ou presque. Mais dès qu’ils sortent de leur cercle, là, le presque prend de l’importance, la question de milieu ressort, quand ils cherchent du boulot, s’ils doivent entrer dans certains milieux, réseauter. J’en recevais deux, l’autre jour, qui m’en parlaient, difficile de changer de nom, ils ont toujours vécu avec, et les surnoms, c’est souvent pire, mais ils me disaient, quand tu t’appelles Brian, ou Jason, avec une prononciation vaguement américaine qui a perdu l’étymologie antique, difficile de dire que tu sors des beaux quartiers.

-       C’est un peu ce qu’ils disent, mes jeunes, ils ont bien aimé « Constance », et ils adorent une de leurs profs qui s’appelle « Janine ».

-       Ça va un peu mieux ? Tu crois que tu vas surnager ?

-       Le Chasse-Spleen a l’air de faire son effet… Tant qu’il ne m’endort pas totalement. Et toi, ta journée ?

-       Correct, rien de bien marquant, la routine…

 

Constance, rassurée par la voix de Paul autant que par les banalités sur lesquelles il maintient volontairement son discours, se cale dans son fauteuil, fait provision de biscuits, pose par prudence son verre sur la tablette et fixe les premières lumières de la nuit tombante. Une bourrasque inattendue secoue les marronniers du parc, la météo n’a pourtant pas annoncé d’orage, pourvu que leurs dernières fleurs ne soient pas saccagées. Une gorgée, elle termine son verre sans s’en apercevoir, c’est bon de se sentir légèrement grisée, Paul lui propose de la resservir, elle devrait refuser, pourtant… Elle parle de François, de leur déjeuner qui a tourné court, il voulait lui parler, de quoi, elle ne sait pas, ils ont été un peu dérangés, elle avait du mal à fixer son attention, il n’a pas réussi à en dire plus, il faudra qu’ils se revoient. Elle revient aux jeunes, ils lui plaisent bien, la changent de ses clients beaucoup plus âgés, elle a envie de les revoir, là aussi une rencontre un peu ratée. Comme avec François, elle était un peu ailleurs, décrochant de leur conversation au moindre bourdonnement, jusqu’à ce que Lisa la fasse réagir, presque brutalement. Oui, elle sent qu’elle a du mal avec ces histoires de religion qu’elle avait enfouies jusque là, vaccinée depuis son divorce, passer d’un culte confidentiel et méconnu à un prosélytisme reconnu somme toute plus conformiste l’avait éloignée de toute conviction sacrée et, le croyait-elle, de toute ferveur. Question d’âge, milieu de vie comme disent les psys, les bulles de son enfance remontent. Cet enterrement auquel elle l’a emmené, les recherches des jeunes sur les croix géantes dont elle s’est mêlée, et maintenant cette bribe d’émission de Lisa, elle voit bien que quelque chose la travaille, elle ne pourra pas toujours faire comme si c’était du passé et que le passé, il suffirait de mettre son mouchoir dessus…

 

-       Je t’ai connue moins mélancolique…

-       Oui, c’est la vie ! Ou l’enfance… On croit toujours que c’est l’âge d’or, l’enfance, mais les enfants sont mélancoliques aussi, par moments ; moi, je l’étais, quand je ne riais pas…

-       Donc, tu n’as pas changé ! François, tu sais, je crois bien que c’est aussi de ça qu’il voulait te parler, il ne m’a rien dit, juste quelques mots…

-       De ma mélancolie ?

-       Non, de ta religion ?

-       Mais comment il saurait ? Et je n’en ai plus de religion…

-       Façon de parler… J’ai dû lui raconter brièvement notre sortie, l’enterrement, il n’a rien dit, mais j’ai bien senti qu’il m’écoutait attentivement. Pourquoi, mystère. À toi de poursuivre.

-       Bon, pour ce soir, je crois que ça suffit.

-       D’accord Madame ! Tu n’as pas faim, tu sais s’il y a quelque chose dans le congélateur ?

-       Oh, regarde, probablement. Et, au fait, ton fils a appelé quand je rentrais, il voulait te parler, c’est assez rare pour que je m’en souvienne. Désolée de ne pas te l’avoir dit plus tôt.

Je vais le rappeler, mais y a pas le feu, vu que son intérêt est en général intéressé, il peut attendre un peu