« Alors, Madame Dubois, c’est bien, on progresse ! On accepte de se lever. De faire quelques pas. C’est votre fille qui va être contente ! »

Emma ne daigna pas répondre. Ses lèvres, toutes auréolées de rides, se pincèrent comme pour retenir une réplique cinglante. Elle ne supportait pas que l’on s’adressât à elle à la troisième personne. Cette façon vulgaire, discourtoise de lui parler lui donnait immédiatement envie de se recoucher. De ne plus bouger de son lit de la journée. Envie de tourner son visage vers le mur à la peinture écaillée afin de ne plus voir le sourire niais de l’aide-soignante attachée au service de son étage. Elle se contenta de hausser les épaules tout en bougonnant pour elle-même :

             « Ma fille ? Ma fille, elle se moque bien de moi ! Trop heureuse d’être débarrassée de sa vieille mère en passe de devenir impotente. »

            Si la vieille femme acceptait à présent de se lever sans rechigner, de faire l’effort de glisser ses pieds violacés, aux orteils déformés par l’arthrose, à l’intérieur de ses pantoufles avachies puis de marcher, à l’aide de son déambulateur, en dépit d’élancements douloureux dans ses genoux, ce n’était ni pour complaire à sa fille, et moins encore à l’aide-soignante, mais pour réussir à gagner son poste d’observation : le fauteuil, à la haute assise, situé près de la fenêtre de sa chambre.

 Cette fenêtre était l’unique ouverture qui lui était à présent offerte sur l’extérieur. Sur la vie. La vraie. Il lui restait cependant encore à se battre contre les double-rideaux en reps poussiéreux, aux ramages mangés par le soleil, qui obstruaient en partie sa vision de la rue. A plusieurs reprises, elle avait pourtant demandé qu’on les ouvrît en grand, mais en vain, comme pour tant d’autres choses.

-       C’est comme si les vieux n’avaient plus de voix, soupirait-t-elle.

Lors de son arrivée à Ste Geneviève, à l’issue d’une longue hospitalisation, Emma avait délibérément choisi de dresser un écran opaque entre l’univers qui lui était désormais imposé et celui qu’on l’avait contraint à quitter sous prétexte qu’à son âge et dans son état il lui fallait impérativement intégrer un établissement où elle jouirait d’un suivi médical et d’une assistance au quotidien. 

 Elle n’attachait aucun intérêt au spectacle de cette rue de Nanterre qui se déroulait, derrière ses vitres,  un étage en contrebas. Elle voyait sans voir. Indifférente à tout hormis au déroulement permanent de son film intérieur : celui de sa vie d’avant.

A l’image de la rue, se superposait celle de son jardinet où les roses anciennes cohabitaient  avec le chiendent qu’elle ne pouvait plus combattre ; où un couple de merles folâtrait dans la grande écuelle transformée en piscine ; où le matou noir et blanc fixait toujours l’horizon de ses larges yeux verts énigmatiques.

 Au défilé d’anonymes, tous pressés d’aller prendre leur train de banlieue pour gagner la capitale ou d’effectuer leurs courses dans ces petits commerces de la rue Henri Barbusse, se substituait  la vision de sa petite impasse, tranquille, bordée de jardins, où presque tous les habitants se connaissaient, se saluaient, s’enquéraient de la santé des uns, des autres, en apportant qui une salade fraîchement coupée, qui un bol de framboises ou de fraises de son potager.

Un soir d’avril, cependant, où ses yeux, à la recherche d’un  improbable vol d’hirondelles, erraient par-dessus les toits, elle aperçut, derrière la croisée qui lui faisait face, une jeune femme qui fixait pensivement la façade de la maison de retraite tout en berçant et tapotant le dos d’un minuscule bébé. Fille ou garçon ? Emma ne le sut jamais et le regretta. La jeune maman semblait chantonner. Leurs regards se croisèrent. Ce jour-là, elles échangèrent leur premier sourire.

Le lendemain, dès sa sieste terminée, Emma clopina vers sa fenêtre dans l’espoir que la mère et  l’enfant allaient reparaître, son attente fut déçue. Les vitres de l’appartement, situé au-dessus d’une vieille boutique désaffectée, ne lui renvoyaient que l’image des nuages qui s’y reflétaient. Trois jours plus tard, à la même heure, le couple reparut. De nouveau, les deux femmes se sourirent puis Emma lui fit un signe de la main. La jeune femme se saisit alors de la menotte du bébé pour la saluer à son tour.

Un rythme, rarement interrompu, s’installa : peu après  dix-sept heures, la vieille femme, aux aguets, voyait maman et enfant apparaître à la fenêtre. Leurs échanges muets étaient de plus en plus longs, de plus en plus chargés de sens. Parfois le nourrisson terminait de prendre son biberon devant la croisée sous les yeux ravis d’Emma. Souvent aussi, à cette heure de l’après-midi, il se libérait de toutes les tensions accumulées au cours de la journée en une spectaculaire colère : petit visage rougi crispé de rage, minuscules poings fermés brandis vers le ciel. Sa mère se livrait alors, sur place,  à une sorte de danse sautillante dans l’espoir, souvent illusoire, de le calmer.

Fréquemment, elle paraissait lasse, désarmée, devant ce petit être tout neuf et déjà révolté. Révolté, contre quoi ou plutôt contre qui, semblait-elle s’interroger, en fixant tour à tour la frimousse congestionnée de l’enfant et le visage ridé de l’aïeule en une silencieuse et anxieuse interrogation. Emma aurait aimé la rassurer, lui ôter cette chape de culpabilité qu’elle sentait peser sur elle.

 Elle se souvenait de ses propres interrogations dans les jours qui précédèrent et suivirent la naissance de sa fille, Louise,  alors qu’un obus venait de lui ravir Julien, son époux. Elle ne parvint à surmonter sa douleur que grâce au soutien constant apporté par sa mère venue désormais partager sa vie de jeune veuve. Elle se remémorait surtout avec émotion, ses longues soirées dans sa chambre, devant la photo d’un Julien au sourire éternellement confiant. Elle aussi berçait l’enfant, en pleurs, en une sorte de danse immobile.

Un long dialogue muet s’établissait alors entre les époux séparés par la mort comme il devait s’établir, quelques soixante ans plus tard, d’une fenêtre à l’autre,  avec cette jeune maman désemparée.