« Une femme  rêve à sa fenêtre… Sœur Anne, ne vois tu rien venir ? »

 

Elle était là, dans l'embrasure de la haute fenêtre, assise dans le soir qui tombait….

La nuit versait dans l’ombre comme la suie qui courait sur le sol devant la cheminée. Les cendres  s'embrasaient, les troncs d'arbres,  monuments décharnés, rougeoyaient de leurs branches éparses c’était la seule lumière dans cette pièce étroite, au sommet du donjon.

Les gardes avaient refermé la lourde porte fleuronnée, la laissant seule pour le soir, on les entendait dans l'escalier étroit, leurs armures s entrechoquaient à chaque mouvement : tintamarre, éclats de voix, rires gras qui troublaient le silence…                                                                                        

Et elle attendait… elle attendait…, scrutant la campagne endormie. C'était l’hiver, un hiver de givre et de famine… Les vitraux jaunis donnaient au ciel des lueurs d’orage. La nuit n'était pas complète, il n'était que six heures du soir ! En direction du couchant, de longs nuages s'effilochaient en voile gris. Il avait plu ce jour-là et des lueurs rouges fendaient ce ciel de froidure.

« C’est le bourbier autour…pensa t elle, on ne peut pas sortir !... cernée de toutes parts !... »

Elle serra contre elle sa pelisse aux larges manches pointues doublées de fourrure ; elle avait froid, sous ses pieds le sol bosselé semblait de glace…

Elle avait froid et son cœur était froid !...elle attendait, elle attendait !....elle avait peur de tout ce noir et de cette cendre autour d’elle…

Il l avait quittée, sa cape blanche sur ses larges épaules, courbé sur son cheval au galop ; au pied de cette fenêtre, elle avait vu flotter la croix aux branches vermeilles sur l'oriflamme brandi, et puis tout s était effacé dans le bruit du galop…

Il partait guerroyer… Où était il donc aujourd’hui ? Les nouvelles étalent rares…trois mois avaient passé…récits de voyageurs, marchands, palefreniers. L’un disait qu’il avait sellé son cheval il n y avait pas longtemps dans un village d'Italie…l’autre l’aurait reconnu à sa cape blanche dans la boutique d’un marchand de riches étoffes à Constantinople… C'est quoi Constantinople ? C'est  où Constantinople ?  songeait-elle en regardant le soir… En fait de soie, le damas qui recouvrait la pierre dans la large embrasure de la fenêtrée et aussi les courtines de son lit venaient de ces lointains pays, apportés sur le bat des mules qui suivaient les convois… Présents de retour de ces guerres lointaines…

Présents obligatoires à tout époux galant à son retour de guerre…

Son époux !... promise à lui par son père, cousin de Guillaume à des fins ambitieuses, elle l’avait peu vu depuis leurs noces, toujours galopant et pourfendant…il était  énorme, sentait la peau de bête et le suint des chandelles ;  ce mariage n'apaisait pas son cœur ! Monnaie d échange pour la possession du Comté d’Angoulême, enjeux de pouvoirs… Tout la dépassait et elle subissait…

Elle attendait a sa fenêtre en regardant la nuit ; au pied de la muraille, elle voyait des feux… Le village était replié dans le givre. Dans la cour, des torches passaient, résineuses, suivies de panaches de fumée que le vent ondoyait et elle songeait que ses femmes seraient bientôt là pour l'aider à entrer dans son lit aux lourds rideaux  brodés ; prison contre le froid….où nul ne pénétrait  jamais.

Jamais depuis l’assaut de son brutal époux au soir de ses noces.

Champ d'étreintes brèves…villageoises violées, traquées pour le plaisir avec ses compagnons… Fragile gibier, là, au village endormi dont elle voyait les feux !

Elle regardait et elle se souvenait !... Que de tristesse et de malheur dans cette courte vie : pas d’enfant encore ! Serait-elle stérile ? Honte et déshonneur ! L'avenir à ce moment lui semblait aussi sombre que la nuit qui venait…

Et elle regardait le couchant à demi assoupie.

Toute à sa tristesse patiente, elle caressait le coussin précieux qui la gardait du froid de la pierre dans cette haute embrasure. Son esprit et son cœur voyageaient…images d évasion.

Elle se souvenait de ce jour ou des marchands accompagnés de saltimbanques étaient venus au château. C'était peu après ses noces et son époux cherchait encore à lui être agréable. Il y avait là un jongleur des acrobates et même un montreur d’ours, des musiciens et des conteurs.

Les musiciens avaient joué branle, pavanes et gaillardes ; puis l'un d'eux s'était avancé devant la table des époux et il avait chanté ce poème qui, depuis, la faisait rêver… il était question des beautés de celle qu’il aimait…amour patient. Amour lointain : le « fin amour » des Troubadours avait saisi son âme de jeune femme secrètement désemparée.

Jaufré Rudel, il s'appelait, et là sur les vitraux jaunis de la fenêtre, elle le voyait jeune et bouclé, elle entendait les rires, le bruit de la vaisselle entrechoquée, et le silence soudain qui avait accompagné sa chanson.

Où il était question de roses et de miel, de belles endormies sur des coussins précieux, de fleuves languissants, des sables du désert, d’animaux fantastiques, et de hautes murailles enchâssant une ville magique. Joyau du désert.., merveille  du monde.

Ce n était pas un inconnu, Jaufré Rudel ! un simple troubadour passant par les chemins ; il était de la parentèle de Guillaume Taillefer son époux ; il avait participé à ses côtés à la deuxième Croisade, un frère d’armes un peu lointain, son époux ne l'appréciait guère, brave au combat mais aussi poète ,ce qui attirait ses sarcasmes...  Ce parler ! enfin donc !  le parler d’oc et ces histoires de princesse   lointaine !…

Le souvenir de ces moments de rêve la transportait bien loin de sa fenêtre, le fin visage de Jaufré, son étrange parler  rocailleux mais tendre ouvrait sa rêverie sur ce monde oriental, celui justement vers lequel s’en était allé son époux. Mais elle ne chevauchait pas à son côté. Loin de l'aventure, de combats, de sang et de larmes, elle partait pour sa Croisade à elle : la terre inconnue où la vie était douce, les hommes tendres et les femmes aimées, leur beauté célébrée, un pays d’innocence et de douceur, celui qu’ elle entrevoyait par la fenêtre de ses rêves.

 

       Poitiers, 19 Juin 2015