L’heure entre chien et loup, la température qui hésite entre souvenir de la douceur estivale et frimas de l’automne, les trottoirs qui se chargent d’une foule pressée de regagner les pénates rassurantes et  à contre courant un homme qui avance avec dans un  grand sac de supermarché son petit chez soi.

Il tourne à l’angle de la rue Voltaire, il sort de sa poche un bracelet montre sans bracelet et jette un bref regard sur le cadran. Il a le temps, il ralentit le pas, il ne lui faut pas arriver trop tôt, juste en même temps que le monsieur du troisième, juste ce qu’il faut pour lui emboîter le pas au moment où le code d’accès composé, il cherche dans son trousseau sonore la clef de sa boîte aux lettres et se précipite vers l’une d’entre elles qu’il ouvre fébrilement. Tout occupé qu’il est à passer en revue le courrier récupéré, il ne voit jamais  l’homme derrière lui.

            Ce dernier se hâte, dans quelques minutes Cathy va pousser la lourde porte et entrer d’un pas assuré dans le hall. Il connaît son prénom car la semaine dernière elle était accompagnée d’une femme plus âgée, sa mère peut-être, qui ne cessait de répéter, « ma pauvre Cathy, ma pauvre Cathy… ».

« Elle est super Cathy » se dit l’homme en se glissant dans le recoin que forme le lourd escalier.

Il pose avec précaution son bagage, le monsieur du troisième est arrivé chez lui, il a entendu le bruit des trois clefs dans les trois serrures successives. Il est méfiant le monsieur du troisième, il a peur qu’on le vole le monsieur du troisième, ou pire, qu’on l’assassine. La ville est pleine de types errants et malfaisants, c’est vrai ça.

            Cathy ce n’est pas pareil, elle sent bon, elle laisse derrière elle un sillage parfumé qui lui dilate les narines, une bulle de bonheur qui éclate dans son cerveau. Elle est sans doute coiffeuse ou esthéticienne, elle est toujours bien maquillée et bien coiffée. Mais attention, elle a de la classe, pas du tout le genre pétasse qui vous regarde de haut ou qui d’ailleurs ne vous regarde pas, la femme pour qui vous n’existez pas, pour qui vous êtes transparent, qui vous renvoie à la figure votre non existence.

            Une voix à l’interphone et la porte s’ouvre, ce n’est pas Cathy, des cris et des claquements de pieds, les  deux enfants de la gardienne rentrent de l’école. Comme d’habitude ils lancent à la volée leurs cartables à travers le vestibule et les regardent glisser sur les carreaux, celui qui va le plus loin a gagné. Hier soir, une erreur de trajectoire a projeté l’un des cartables au pied de l’homme qui l’a ramassé et tendu au garçon avec une moitié de sourire, il sourit toujours à moitié car il ne lui reste que la moitié des dents.

-       Merci, monsieur.

Les mômes, ça ne s’étonne de rien. Et puis, ils sont bien polis ces petits. Pas comme celui qui  un jour a donné un coup de pied à Billy, pourtant il était gentil Billy, il ne mordait pas, ni rien.

Il est mort Billy,  mais l’homme ne l’a pas remplacé, c’est une bête à chagrin un chien.

Ce soir, les cartables sont presque arrivés à la porte de la loge, juste le temps de les ramasser avant que Mme Mola, alertée par le bruit sorte furibarde et passe une belle avoinée à sa progéniture. Pas commode la maman, mais elle a raison, il faut être ferme avec les enfants sinon ils finissent dans la rue.

            Sous l’espèce de soupente que forme le vaste escalier, l’homme a déposé son sac. Il en sort une natte de randonnée, on voit bien qu’elle a connu des jours meilleurs, cette natte.

Quelqu’un l’avait déposée sur le trottoir avec les « encombrants », il avait laissé les « encombrants », trop encombrants…l’homme se met à rire doucement, et il avait pris la natte.

Une fois roulée, elle prend peu de place, elle se transporte discrètement ; c’est important la discrétion, ça fait partie du savoir vivre. Du savoir dormir aussi se dit-il en étalant le mince matelas. L’homme s’assoit, il doit baisser la tête car il s’est rencogné tout au fond mais il n’a pas vraiment sommeil, il irait bien en expédition, jusqu’au troisième, voire jusqu’au quatrième, ou plus…

Il tend l’oreille, une musique en sourdine  lui parvient de la loge, les enfants doivent être en train de faire leurs devoirs avec en fond sonore les clips de la télévision.

Il monte lentement les marches, le tapis épais amortit le son de ses pas, inconsciemment il adopte le rythme de celui qui rentre chez lui à la fois  fatigué par sa journée de travail et impatient de retrouver  le bien être du cocon familial.

Il arrive au premier palier et comme chaque fois il est attiré par l’appartement 113. Malgré la lourde porte en chêne, il s’échappe toujours du logement une légère odeur de souper, la même qu’il sentait le soir quand il rentrait, juste avant qu’il entende la voix de Michèle demander « c’est toi Gilou ? »

Il résiste à l’envie de s’asseoir, de rester là quelques instants, les yeux fermés à écouter sa vie d’avant. Au lieu de cela il poursuit sa progression vers les étages, il jette un regard amusé à la porte du troisième, avec ses trois verrous et son judas,  inutile de se demander qui vit là.

A partir du cinquième étage, l’escalier perd son tapis, il devient moins large et le bois remplace la pierre. L’homme s’adapte, son pas se fait plus feutré, il essaie juste de conserver un semblant de nonchalance pour que, si par extraordinaire une porte s’ouvre, il passe pour un visiteur lambda.

Cependant, il ne craint pas trop d’être dérangé, sur les trois logements, sans doute d’anciennes chambres de bonnes, un seul semble habité. Habité d’une vie tumultueuse faite d’éclats de voix et de claquements de porte. Comme ce soir, au moment où il arrive en haut de l’escalier,  une jeune femme hurlant dans son téléphone portable sort et tire la porte violemment derrière elle, elle descend une marche, elle lève les yeux  brièvement vers l’homme qui s’avance puis semblant se raviser, elle fait demi-tour, elle revient vers son appartement et tente maladroitement  d’introduire la clef dans la serrure, elle y parvient enfin et donne deux tours, elle redescend alors et lâche dans le combiné, au comble de l’exaspération.

-       Tu sais quoi ? Tu me fais chier. Tes promesses, j’y crois plus. Va te faire foutre.

Quelques secondes plus tard, seul le bruit de pas rapides, vivement étouffé par le tapis vient troubler le calme de l’immeuble. Dans le lointain, le clic de la lourde porte d’entrée retentit et puis c’est  le silence.

L’homme s’assoit sur la dernière marche menant au grenier. Les éclats de voix  de la jeune femme résonnent encore dans sa tête et font écho à ceux  qui, dix ans plus tard habitent toujours sa mémoire.

Il n’avait pas vu ou il avait refusé de voir tous ces infimes changements, comme d’innocentes ridules à la surface de l’eau, l’appartement vide parfois quand il rentrait. Michèle absente, chez sa mère, chez une copine, chez le dentiste… Michèle qui lui disait.

- Un couple, ça s’entretient, ça ne peut pas durer comme ça,  on tourne en rond, Gilles.

Et lui qui répondait bêtement.

            - On est tranquilles tous les deux, on s’entend bien,  non ?

Peu à peu, Michèle avait cessé les récriminations et il avait cru qu’elle s’était enfin rangée à son avis.

Un beau couple disaient leurs amis.

Mais un soir quand il avait poussé la porte de l’appartement, il avait trouvé Michèle assise dans le fauteuil du salon, le dos raide, les traits crispés, une valise posée à ses pieds.

Il ne voulait toujours pas croire ce qu’en une fraction de seconde il avait compris : Michèle le quittait.

Elle s’était levée et lui avait craché au visage la frustration de ses dernières années, ses rêves avortés, ses désirs envolés. Avec une cruelle mauvaise foi elle lui avait imputé l’entière médiocrité de leur vie partagée.

La violence des mots l’avait anéanti et il s’était enfermé dans le silence, espérant toujours naïvement que le déluge de mots cesserait et que tout rentrerait dans l’ordre.

Il n’en fut rien, Michèle cessa de parler, elle se leva, leur regards se croisèrent et dans cette fraction de seconde suspendue, peut-être y avait-il encore une chance…mais ni l’un ni l’autre ne sut la saisir.

Michèle se baissa, empoigna sa valise et le bruit que fit la porte en se refermant le tua plus sûrement qu’une balle de revolver.

Gilles se tient la tête, les images arrivent en rafale, plus de femme, plus de boulot, plus de logement, plus, plus, plus…

Que puis-je perdre maintenant ? songe Gilles .

La voix d’un de ses compagnons de galère s’impose à sa mémoire , c’était un soir de picole que ce dernier lui avait asséné très sérieusement :

-       Tu sais, mon gars, dans la vie, tu peux tout perdre, ta famille, ton boulot, et même ta bagnole eh ben, y’a une chose que tu dois toujours garder, c’est ta dignité, tu m’entends, ta DI-GNI-TE.

Et sur ce, il s’était écroulé.

Gilles s’était bien marré mais il  avait pensé que tout ivrogne qu’il était le Jacquot, il ne disait pas que des conneries.

Ce viatique en poche, Gilles redescend alors pesamment les marches et se glisse dans sa niche.