« Une grosse crise d’angoisse… » C’est ce que Maman vient de dire au téléphone. Sûr que c’est papa qui appelle. Comme chaque dimanche soir. C’est notre rendez-vous à nous. Pour rien au monde, je ne voudrais le manquer. Mais ce soir,  j’ai honte. Trop honte de moi. Je ne veux pas lui parler. Je ne peux pas lui parler. Les mots resteraient coincés dans ma gorge. Comme avec ma prof de français l’autre jour. Et, lorsque mes mots restent coincés, je me mets à étouffer. Voilà Maman qui s’approche de la porte de ma chambre. Vite, mon nez dans ma marmotte !

-  Leyla, c’est Papa ! Tu viens lui parler ?

Je ne bouge pas. J’essaie de respirer tranquillement. Avec mon ventre. Comme le médecin me l’a expliqué. Je fais semblant de dormir. Je sens que Maman avance vers mon lit. Là tout près. Sa tête, juste au-dessus de la mienne. Je sens son souffle. Je ne bouge pas. La peluche de ma marmotte me chatouille le nez mais je résiste. Résiste à l’envie de me gratter, de changer de position.

-       Leyla ! C’est Papa ! Tu dors ?

Je ne bouge pas. Dans ma tête, je demande pardon à Papa. Je ne peux pas lui raconter. Lui raconter les escaliers. Ma peur. Il ne comprendrait pas. Il rirait. Il me dirait : «Une petite princesse peureuse ? C’est impossible, Leyla ! » Et moi, je veux rester sa petite princesse.

Enfin Maman s’éloigne. Elle referme ma porte. Je peux respirer. Elle parle de nouveau au téléphone. Je l’entends. Ici, on entend tout d’une pièce à  l’autre. On dirait que les cloisons sont en papier.

-       Désolée, Fahrid ! Leyla dort déjà. Je ne veux pas la réveiller. Sa crise l’a complétement épuisée.

-       Oui, bien sûr qu’elle a vu le médecin ! Le psychologue aussi.

-       Deux fois déjà.

-       Oui, je pense que cela lui fait du bien mais je me demande pourquoi elle n’arrête pas de dessiner des escaliers depuis qu’elle l’a vu.

-       Comment ça, quels escaliers ?

-       Des escaliers ! Que veux-tu que je te dise de plus ?

Maman a raison. A présent, dès que j’ai un instant, j’ai le besoin de dessiner des escaliers. Pas les affreux du chemin du Lavoir. En béton gris. Sales. Malodorants. Au recoin souillé par les crottes de chien. Les flaques d’urine. Les mégots. Pas non plus ceux de mon immeuble. Je les trouve sinistres. Eux aussi me font peur. Surtout le soir. Le soir, quand les grands de la cité se cachent sur les paliers pour fumer. Que je dois passer devant eux. Ils ricanent. Font mine de me barrer le chemin. Mon cœur cogne. J’ai envie de pleurer. Je n’ose pas les regarder. Depuis que j’habite ici, je ne mets plus de jupe. Je ne veux pas qu’ils puissent regarder dessous quand  je monte.

Si Medhi était là, il me protègerait. Je ne risquerais rien. Je monterais tranquillement. Les yeux ouverts. On pourrait même s’arrêter sur le palier du deuxième pour écouter la vieille Madame David. Du matin au soir, elle fait des discours à son chat  et à ses canaris. Peut-être aussi derrière la porte de la famille Guenoun, pour humer l’odeur du couscous. De paliers en paliers, on s’amuserait à écouter aux portes. On découvrirait plein de secrets.

Les escaliers que je dessine…Ce ne sont pas ceux de mes cauchemars. Ceux-là, je ne les ai dessinés qu’une fois. Lors de ma première séance chez le psychologue. Je ne me suis servi que d’un seul feutre : le gros noir. A la fin, je n’ai pas voulu emporter la feuille. Ni lui laisser. J’en ai fait des confettis. Ces escaliers là, je les monte en serrant les poings. En fermant les yeux. Je ne veux plus les voir.

 Ceux que je dessine, ce sont les escaliers du bonheur. Ceux de mon bonheur d’avant. Ceux que je ne veux jamais oublier. Ceux de la maison de Mamie Babette. Avant qu’elle ne parte en foyer logement. C’est l’escalier du perron. Tout embaumé du parfum des roses. Il conduit du jardin à la cuisine. Je crois encore sentir, sous mes fesses, la chaleur de ses marches en pierres. Toutes gorgées du soleil de juillet. Je restais assise là.  Des heures. A disposer mes figurines de Playmobyl. A organiser des tueries. Entre les fauves échappés du zoo et les animaux de la ferme. Entre les cow-boys et les indiens du ranch de Medhi.

Les jours de pluie j’optais pour l’escalier menant au grenier. J’aimais le craquement de ses marches en bois. Je savourais ma halte sur le palier. Juste avant d’ouvrir la porte du grenier. Il me semblait déjà sentir l’odeur de la poussière chaude. Mêlée à celle des oignons, de l’ail, suspendus aux poutres. J’imaginais alors tous les trésors que j’allais découvrir. Ou, plutôt, redécouvrir. Avec la même émotion. Le même intense plaisir.

J’extirpais des malles toute une panoplie de jupes à volants. De corsages. De chapeaux. Je me déguisais devant le grand miroir relégué contre un mur. A l’aide de coussins au rebut, je m’étais créé un coin lecture confortable.  Des étagères branlantes, surchargées de livres. La collection verte, la collection  rouge et or faisaient mes délices.

Les bruits du rez-de-chaussée me parvenaient à peine. J’étais un peu comme dans une île. Retirée hors du temps. Hors du monde des grands. Libre mais protégée. Heureuse ! Vers cinq heures, une irrésistible odeur de gaufres, de clafoutis m’arrachait à ma lecture. Je dégringolais enfin l’escalier. A son pied. Mamie Babette m’attendait. Les bras grands ouverts.

Cet escalier du grenier…Mamie Babette à son pied…C’est l’image avec laquelle je veux m’endormir. Peut-être, plus tard, dans très longtemps, ma grand-mère m’attendra à nouveau. Tout en haut d’un autre escalier. Celui qui monte au ciel. Là où elle est déjà.

Cet escalier géant, un jour, j’oserai le dessiner, aux couleurs de l’arc en ciel.

 

 

Renée-Claude

 Ecritoire du château d’ Avanton Mai 2015

Thème : Variations autour de l’escalier.