Tiens, la voilà encore ! Elle a l'air bien gaie, comme la semaine dernière. En rentrant, elle a toujours le sourire, mais jamais un mot pour moi. Même la première fois, elle a sonné à l'interphone, et ne m'a même pas demandé l'étage. Elle doit penser que la familiarité me donnerait le droit de la questionner sur les raisons de ses visites. Tous les mercredis, elle vient, vers 15 heures. Chaque fois habillée avec soin. Aujourd'hui, c'est le pashmina jeté sur les épaules, agrafé à l'aide d'une fibule, dans un camaïeu de bleus auquel elle a assorti ses escarpins. Ils mettent bien en valeur ses jambes, les talons donnent du galbe aux mollets, au-dessus desquels volète une jupe en mousseline, car tout chez elle est léger. Même ses cheveux blonds imperceptiblement crêpés, son maquillage délicatement estompé, ses lunettes aux montures transparentes.

 

         C'est cela, une femme légère ! Car malgré sa discrétion, je sais bien où elle se rend, va ! Madame Bravo est repartie au bureau vers deux heures moins le quart, et le mercredi, Alexandre Bravo, n'a pas cours... Il n'y a pas à chercher plus loin ; l'immeuble a beau faire huit étages, avec trois appartements par palier, sans compter les chambres de bonne, je ne vois pas bien à qui elle pourrait rendre visite, pour ne repartir que vers six heures moins le quart. Le petit Jardin, au troisième, est bien trop jeune pour elle. Il n'y a que six mois qu'il est là, il a repris l'appartement de sa grand-mère, mais je n'ai quasiment jamais vu de fille monter chez lui. Avec sa tête de séminariste traditionaliste, aussi... Et puis, je crois bien qu'il est de la jaquette. Quant à Mr N'guyen, si l'on ne parle pas vietnamien, on ne trouve pas grâce à ses yeux. Les autres occupants travaillent, ou bien sucrent trop les fraises pour courir le guilledou, et qu'irait-elle faire chez Lucie Dubois, débordée comme elle est avec sa portée de 5 gamins collés aux basques ?

 

         Elle ne lui ressemble pas, à Madame Bravo, qui affiche quant à elle un air solennel, assorti à son tailleur pantalon bleu marine et à son attaché case. Elle aussi est plutôt jolie, c'est qu'il a bon gout, l'Alexandre ! Mais Carole Bravo est aussi brune que celle-ci est blonde, et sous ses épais sourcils, bien dessinés, luisent les prunelles noires de l'Espagne.

 

         Ah tiens, c'est curieux ! Qui est cet homme qui sort maintenant ? Je ne l'ai pas vu entrer, c'est inquiétant, on pourrait pénétrer dans mon immeuble comme dans un moulin ! Lui aussi a l'air inquiet, d'ailleurs, il regarde sa montre, s'arrête sur le trottoir, se dirige vers le Balto, en face. On dirait un détective privé, bien mis, comme dans les romans... Ce serait Carole qui l'aurait engagé ? Elle se douterait de quelque chose ? Ah, ma pauvre Henriette, tu gamberges, retourne plutôt à tes escaliers...

 

         Faut dire aussi que ce n'est pas très épanouissant, le balai. On a beau dire, si je n'étais pas là pour renseigner, ils en perdraient, du temps. Et l'autre jour, quand j'ai été sonner chez Madame Duflot, qui avait oublié sa friteuse sur le gaz. L'immeuble aurait pu s'en aller en fumée, il aurait même pu y avoir des morts, et moi, j'aurais perdu emploi et logis. Cela ne risque plus d'arriver, ils sont venus poser des détecteurs de fumée la semaine dernière, rapport à la nouvelle loi. Même moi j'en ai eu un. Sa friteuse, elle voulait l'arroser, la malheureuse, on sait bien qu'il ne faut jamais faire ça ! A propos, un petit coup d'eau dans les bacs de géraniums, je verrai bien ainsi ce qui se trame au Balto...

 

         J'avais vu juste, il est attablé  devant un demi, et il joue avec son portable, ce qui lui permet d'observer mon hall. Quand même, cette pauvre Madame Bravo. Il n'est pas très grand, chemise blanche et complet 3 pièces, ça ne se fait plus, c'est pour ça que j'ai l'impression qu'il sort d'un polar, sans compter la petite moustache à la Hercule Poirot, les mains manucurées, ça doit marcher les affaires ! J'ai pris l'habitude de bien observer les gens, si la police a besoin un jour, elle pourra compter sur moi ! Mais là, c'est plutôt lui qui observe, ça va chauffer ce soir chez les Bravo...

 

         Ah, ben ça alors ! Voilà le pashmina qui rentre au Balto, et se dirige vers lui... Elle n'a vraiment pas l'air inquiète, elle lui colle même une bise façon mari et femme... Quelle intrigante ! C'est sûr, elle va lui faire avaler je ne sais quelle couleuvre sur sa présence dans l'immeuble, mais on ne me la fait pas à moi, je ne sais pas ce qui m'empêche d'aller lui raconter ses manigances du mercredi après-midi... Sauf bien sûr qu'on ne m'a rien demandé.

 

         Mais comment a-t-il trouvé l'adresse des Bravo ? Je l'ai dit tout à l'heure, c'est une femme légère, elle n'a pas pris assez de précautions, elle a dû laisser trainer leur numéro de téléphone sur son portable, et puis elle sait qu'elle peut l'embobiner avec je ne sais quelle histoire, leur fils qui a besoin de cours particuliers, par exemple. Elle sait jouer l'ingénue, va, on lui donnerait le bon Dieu sans confession, comme qui dirait. En tout cas, c'est sûr, elle ne se doute de rien !

 

         Et voilà Monsieur et Madame Bravo qui viennent les rejoindre, tout ce beau monde qui prend un verre ensemble, on aura tout vu ! Je ne sais pas ce qui me retient, va ! Mais j'ai fini d'arroser mes géraniums, je ne peux pas rester plantée là sur le trottoir, je rentre. Je trouverai bien un moyen de prévenir Carole Bravo, à l'occasion.

 

         On frappe : « Madame Eugène, permettez-moi de vous présenter ma nièce, Victoria, et son fiancé ! Victoria est anglaise, je lui donne des cours de français, car ils viennent vivre à Paris. Je leur ai parlé de l'appartement de Madame Rose, qui se libère, paix à son âme ! Auriez-vous les clés que je leur fasse visiter, le syndic est d'accord, si tout va bien ils doivent emménager samedi... »

 

         Et voilà. On ne me dit jamais rien, à moi, je suis vraiment la dernière roue du carrosse...

 

7 janvier 2015