Dans un crissement de pneus et une envolée de gravillons, la vieille Golf cabriolet, se range à l’emplacement du parking réservé aux visiteurs. Après un rapide coup d’œil dans le miroir afin de rectifier le savant désordre de sa coiffure, de vérifier la bonne tenue de son léger maquillage, la jeune femme bondit de sa voiture, s’empare de son sac à bandoulière et le jette négligemment sur son épaule. Juchée sur ses talons aiguilles, elle se dirige vers l’entrée de la résidence des Peupliers d’une démarche qui se veut primesautière. Ses longs cheveux blonds balaient en cadence ses épaules dénudées et bronzées. Ils lui procurent l’impression délicieuse d’une subtile caresse et amènent sur ses lèvres un sourire de satisfaction triomphante.

 Sourire vite effacé lorsqu’elle aperçoit la concierge, fermement appuyée sur son balai, barrant, de toutes ses rondeurs, l’accès au hall. Celle-ci la regarde avancer avec une expression de mépris non dissimulée.  La vieille chouette ! Il faut toujours qu’elle mate mes fesses ! C’est vrai qu’elle ne risque pas de rentrer dans mes jeans ! Elle en crève tellement de jalousie qu’elle n’a même pas l’idée de se bouger un peu pour me laisser passer.

 - Pardon ! Il est possible d’entrer ?  Sans toutefois se donner la peine de répondre, la matrone condescend enfin à libérer le passage tout en précédant la jeune femme dans le hall au moment même où s’ouvre la porte de l’ascenseur.

 - Juliette ! Enfin ! J’étais  mort d’inquiétude ! Presque une heure de retard ! Tu ne pouvais pas me...

- Si tu m’fais monter, Jacques, je vais pouvoir t’expliquer, susurre Juliette, tout en jetant une œillade assassine à la concierge qui, toujours armée de son balai, semble bien décidée à leur emboîter le pas.

- Vous montez peut-être aux étages, madame Fernandez ? interroge courtoisement l’homme qui s’efface aussitôt  pour la laisser entrer la première dans l’ascenseur.

L’agacement de Juliette, à son comble, se transforme en rage froide. Mais quel benêt ce Jacques ! Toujours des Madame Fernandez par-ci ! Des Madame Fernandez par-là ! Sous prétexte qu’elle gardait leurs mouflets le soir lorsqu’ils sortaient et qu’elle fait toujours son repassage. Si jamais j’habite un jour ici, elle n’y mettra plus les pieds et je ne la raterai pas : à la moindre défaillance, signalement au syndic.

La montée au sixième étage semble interminable tant la tension est palpable. Juliette se refuse à joindre sa voix à celle de son compagnon pour lancer le conventionnel « Bonne journée ! » avant de quitter la cabine. Surpris par cette animosité non dissimulée, Jacques la considère avec inquiétude :

-       Que se passe-t-il Juliette ? Tu me sembles bien tendue. Madame Fernandez n’a pas dû comprendre…

-       Comprendre quoi, Jacques ? Elle n’a rien à comprendre. Je n’ai tout simplement pas pour habitude de me montrer familière avec le personnel de service.

Jacques s’abstient de relever cette réflexion qu’il juge cependant parfaitement déplacée. Il ne peut lui rétorquer que, en tant que simple esthéticienne salariée, même si le très chic institut est situé dans le seizième, elle appartient, elle aussi en quelque sorte, à la catégorie des personnels de service. Cette morgue l’étonne chez cette  jeune femme qui s’est toujours montrée si douce, si tendre,  si compréhensive même pendant la période particulièrement délicate de son divorce avec Cécile. Il soupire et se résigne à penser qu’il lui faudra, peut-être, définitivement admettre que leur grand écart d’âge ainsi que leur différence de bagage culturel entraîneront forcément des modes de pensées différents.

Arrivée au huitième, Maria Fernandez, oppressée par la contrariété, s’affale sur le tabouret entreposé dans le réduit où elle range une partie des accessoires dévolus à l’entretien des étages. A la combativité succède à présent l’abattement. Elle ne peut que ruminer sa rancœur contre cette jeune intrigante qui, alléchée par la situation enviable de Monsieur Jacques Dulteil,  a réussi à briser l’unité de toute une famille. Monsieur Jacques, comme elle se plait à désigner, in petto, ce brillant universitaire, est paré, à ses yeux, de toutes les qualités de l’esprit et du cœur, sans compter qu’il possède un charme fou en dépit de l’approche de la cinquantaine.

- Oh, Dios mío, qué lástima ! se répète-t-elle en boucle lorsque seule sa langue maternelle lui semble capable de traduire l’intensité de ses sentiments. Pourquoi Dieu a- t-il permis que ce malheureux clebs  se jette sous la voiture de Monsieur Jacques ? Sans ce stupide accident, jamais il n’aurait rencontré cette aguicheuse. Je me souviens, comme si c’était hier, du jour où c’est arrivé. Comme chaque jeudi, j’étais chez eux à faire le repassage. Il est rentré tout bouleversé. Il s’en voulait terriblement. Il venait d’emmener le Yorkshire chez le vétérinaire en compagnie de cette fille, trop ébranlée pour prendre le volant, m’a- t-il dit. Ensuite elle est revenue à plusieurs reprises sous prétexte de remplir les déclarations d’accident, de donner des nouvelles du chien… Et puis, et puis de fil en aiguille…

Madame Cécile, elle, n’y voyait que du feu. Trop honnête, elle, pour imaginer une telle rouerie. Quand elle a su, très digne, elle s’est retirée. Sans faire d’histoires. Elle n’a pas même essayé de se battre contre l’ennemie. Moi, je lui aurais arraché les deux yeux. Elle, non, elle a simplement fait ses valises, direction Israël. Elle est partie rejoindre une partie de sa famille là-bas. Maintenant, elle enseigne au lycée français de Jérusalem. Comme elle sait que je fais collection de cartes postales, elle m’en envoie régulièrement. Une sainte femme, je dis ! Oui, une sainte femme !

 Elsa et Lilia, qui l’ont suivie, m’écrivent aussi parfois. Lilia m’a annoncé, il y a moins de trois mois, qu’elle allait se marier avec un Israélien. Mathieu, il s’appelle. Je n’ai pas osé le dire à Monsieur Jacques. C’est délicat. Ce n’est quand même pas à moi de lui apprendre le mariage de sa fille. Enfin, je ne crois pas mais j’ai bien hésité. O, Dios mío !

 Tout en poursuivant sa rumination et en frictionnant d’une main ses reins endoloris, Maria Fernandez  s’empare à nouveau de son balai pour attaquer le nettoyage des huit étages de marches qui la séparent de sa loge. Elle a perdu du temps en vaines rêvasseries. Midi sera bientôt là,  José va rentrer et il déteste manger en retard.

La porte de l’appartement à peine refermée, Jacques est tout surpris de ne pas sentir se nouer, autour de son cou, le collier des bras éternellement  bronzés de Juliette et de ne pas entendre, au creux de son oreille, le ronronnement presque félin préludant aux câlins. La jeune femme,  front buté, lèvres pincées, regard durci par la colère, s’obstine à contempler le spectacle de la rue des Belles Feuilles à travers la baie vitrée. Ce comportement, si inhabituel, le décontenance. Les raisons de cette hostilité manifeste lui échappent. Il a brutalement l’impression de se trouver face à une enfant capricieuse.

 Le caractère particulièrement calme, mesuré, conciliant de sa femme ne l’a pas habitué, tout au long de leur presque trentaine d’années de vie commune, à ce genre de réactions. Il en éprouve brutalement une sorte de sentiment d’injustice. Lui qui, pour elle, a renoncé à une vie familiale équilibrée et somme toute heureuse s’attirant ainsi la désapprobation unanime de ses parents, enfants et amis, se sent bien mal récompensé. Renonçant pour l’heure à interroger la jeune femme boudeuse sur les causes de son retard et plus encore à lui demander si elle est enfin parvenue à avoir une discussion franche et décisive avec son mari, il cherche vainement par quel biais l’amadouer.

Le carillon de l’entrée le tire de sa perplexité et fait sursauter Juliette.

- Ah, madame Fernandez !

- Oh, Dios mío , excusez-moi de vous déranger, monsieur Dulteil, mais je ne peux pas garder la nouvelle pour moi, c’est Lilia qui…

À l’énoncé du prénom de sa fille, le cœur de Jacques Dulteil se met aussitôt à battre  la chamade, il pâlit, s’appuie au chambranle pris d’un subit étourdissement.

- Qué es la felicidad ! Dans moins de six mois vous serez grand-père. Un petit gars ! C’est l’échographie qui… mais je vous ai fait peur, je suis complètement idiote, je m’y suis mal prise, je…

- Non, ne vous excusez pas, madame Fernandez, au contraire, c’est moi qui vous remercie. Je suis tellement heureux que j’aurais envie de vous embrasser, si vous me le permettiez.

Tandis que Jacques étreint la concierge, Juliette se servant de son sac comme d’un bouclier, écarte l’importune et, ignorant le bras tendu, après il est vrai un instant d’hésitation, de son amant, se dirige vers l’escalier, sans même rappeler l’ascenseur, non sans  avoir lancé, d’un ton rageur :

   - Décidément, je constate que je suis de trop ici !

On entend résonner le claquement de ses talons sur le marbre des six étages comme autant de paroles d’adieu.

 

Renée-Claude  ( Atelier Avanton janvier 2015 )

Thème

 « Une femme entre dans un immeuble, joyeuse. Un homme en sort, inquiet.

Une personne les observe.

D’autres personnes peuvent entrer, sortir, assister à la scène ».