2. La rue du Docteur Heulin

 

   Les parents des enfants habitaient au 15, je reconnais l’immeuble, du temps où je vivais dans ce quartier c’était l’atelier d’un menuisier, un homme serviable qui savait tout faire. Aujourd’hui on a remplacé la double porte battante par une baie vitrée en verre dépoli, ils ont dû en faire un loft dont les parisiens sont désormais si friands. La façade a été ravalée et l’immeuble a retrouvé une certaine classe qui fait ressortir des détails architecturaux un peu kitsch que l’on ne percevait pas par le passé.

   Je ne m’attarde pas, ne me voyant pas aller sonner à leur porte pour les questionner. D’ailleurs sur la sonnette le nom n’est plus Epstein, mais Malurin, dont acte.

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   L’entretien avec le notaire a commencé par un questionnaire, il voulait savoir pourquoi je n’avais pas répondu plus vite à son courrier. Je ne peux pas lui raconter ma vie et mes années de centrale, pas l’école, la prison après quelques aventures scabreuses. Ensuite ça n’a pas duré bien longtemps, juste celui d’écouter la lecture de l’acte par l’un de ses clercs et d’apposer la date : 5 mai 1988 suivi de « lu et approuvé » et de ma signature, puis le paraphage de dizaines de pages.

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   En arrivant devant la porte palière et alors qu’il me tend la main pour me dire au revoir, je sors l’affichette d’appel à l’aide et je la lui tends. Il n’y a rien de prémédité dans mon geste, juste une sorte d’arc réflexe. Il cligne des paupières, je vois une ride apparaître entre ses deux yeux, il regarde le document en professionnel averti, me dévisage, ce à plusieurs reprises pour enfin me dire : « Pourquoi ? » Nous sommes retournés dans son bureau et il m’a raconté ce qu’il savait, c'est-à-dire rien, sauf que la mère des enfants habite toujours dans le quartier, qu’elle a changé d’adresse étant désormais seule, son mari était parti à l’étranger un mois avant la disparition des enfants, ce qui permet de tout imaginer.

   En ressortant de l’étude je suis l’exécuteur testamentaire de feu ma tante paternelle, et j’ai hérité d’un trousseau de clés qui m’ouvre un petit appartement Rue Sauffroy, j’en suis encore tout ébaubi !

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   Mo m’avait invité à participer à une soirée festive dans son restaurant. Une fois par mois une trentaine de clients fidèles venaient y passer un moment de détente autour d’un repas.

    Tu verras ce ne sont pas des gens prétentieux, c’est très bon enfant et on mange bien tint-il à me préciser devant ma moue sceptique au moment où j’allais sortir de chez lui pour me rendre chez le notaire. Voulant à tout prix obtenir mon acquiescement et me faire craquer, il ajouta très vite : «Tu sais l’institutrice des enfants sera là, c’est elle qui met l’ambiance. »

J’ai un peu flâné dans le quartier en revenant de l’étude, histoire de bien m’imprégner des odeurs et des sonorités, il n’y a pas très loin de la rue Biot à la rue des Moines, mais en arrivant je suis épuisé, l’air du dehors et la marche à pieds peut-être, il ne faut pas en abuser les premiers jours quand on en a perdu l’habitude.

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   L’hôtel est silencieux, cette fois c’est un gamin qui est derrière le desk, un petit bonhomme déluré aux yeux rieurs et aux cheveux frisés comme un mouton qui m’accueille. Il connaît son travail et les règles à respecter, à l’énoncé de mon nom il consulte son registre et me tend une clé posée devant lui.

    Deuxième gauche, on vous a mis côté cour c’est plus sombre mais vous n’entendrez pas les voitures !

C’est drôle d’entendre ce petit garçon s’exprimer avec autant de sérieux et d’à propos. Rien à dire de la chambre, il est dix sept heures, épuisé je m’allonge sur le lit pour un petit moment de repos. C’est un échange de voix entre un homme et une femme, plus particulièrement leurs rires, qui me tirent du sommeil. Juste le temps de prendre une douche si je veux arriver à l’heure pour le dîner.

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   Je me présente à huit heures précises au restaurant, Mo et sa consoeur sont au travail et ça chauffe aux fourneaux, ce soir ce sera un repas vietnamien, Mo sert de commis c’est la règle. Quand elle m’aperçoit, elle vient m’accueillir avec un grand sourire. C’est une petite femme un peu ronde avec des yeux rieurs délicieusement dessinés, on ne voit de ses cheveux noirs qu’une frange taillée au carré qui dépasse de son bonnet de chef.

Arrivée à ma hauteur elle me plante une bise sonore sur la joue, c’est comme ça dit-elle quand on est aux fourneaux on ne peut serrer la main pour des raisons d’hygiène. Mo m‘avait prévenu que vous viendriez ce soir et comme je connais tous mes clients j’ai su tout de suite que c’était vous.

    Il m’avait dit, si tu vois un grand sec au crâne rasé arriver tu peux lui sauter au cou c’est mon pote Claude. Il ne s’est pas trompé vous êtes vraiment très sec, il va falloir vous remplumer, mais d’une certaine façon si vous étiez comme lui avec son ventre rond et ses bajoues, vous ne me plairiez pas.

Derrière son dos Mo me fait de grands signes, gesticulant en se dandinant pour se moquer d’elle.

    Si tu as envie d’en griller une me dit-il, va faire un tour dans la rue nous ne servirons pas avant une demi-heure, comme tu peux le voir il n’y a encore personne.

Sur quoi il me passe son paquet de clopes et son briquet, car je n’ai rien sur moi.

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  Je sors un peu renfrogné, la tête enfoncée dans mon col relevé, les mains au fond des poches, ce contre-temps ne me va pas, si j’avais d’emblée été pris dans l’ambiance, passe encore, là j’hésite quelques secondes à repartir à l’hôtel, il me faudra du temps pour réapprivoiser le temps et les autres

Je suis dans une situation ambivalente : d’une part je viens de faire un héritage inattendu ce qui était tout à fait inespéré dans ma situation, d’autre part je me sens impliqué dans cette affaire de disparition d’enfants qui me tient à cœur. En m’annonçant que leur institutrice serait présente à la soirée, Mo a su trouver la bonne accroche.

   J’en suis à ma troisième cigarette quand un groupe de femmes arrive remontant la rue, elles parlent fort, rient de bon cœur. Tout le groupe semble s’articuler autour de l’une d’entre elles, une femme d’une cinquantaine d’années, grande, sa chevelure rousse lui donnant une allure de lionne, elle ne risque pas de passer inaperçue. Elle a choisi de s’habiller décontractée, mais tout de même avec une certaine recherche. Un large collier d’ambre sautille sur sa poitrine que j’apprécie en homme sevré depuis longtemps, il est parfaitement assorti aux tons de sa chevelure et à celle de ses lunettes. Chemisier, pull et jean ne viennent pas de chez Tati, et à mon étonnement elle porte des ballerines qui lui font des pieds de poupée. C’est sa voix qui semble donner une unité à sa silhouette, une voix à chanter ou à donner des ordres, ourlée, pleine de chaleur et de volonté. Seule fausse note à mon goût, ses boucles d’oreilles, deux grosses perles rouge sang dont le ton ne se marie pas avec le reste des sa tenue, peut-être n’a-elle pas pensé à en changer. Elle me dira au cours du repas qu’elle ne les quitte jamais, elles symbolisent le sang de tous ses morts.

   Je dois vous avouer que lorsque vous n’avez pratiquement pas vu de femmes pendant cinq ans vous êtes prêt à faire des concessions sur les couleurs.

Elle déborde d’une vitalité et d’un plaisir de vivre qui dynamise tout le groupe, désormais il arrive du monde de partout et je me dis qu’il faut que je m’avance si je veux avoir une place à table. Je suis conscient qu’il va falloir que je me force un peu tous ces convives arrivent et entrent sourire aux lèvres et moi jeune héritier je ne peux pas continuer à faire une tête de six pieds de long si je veux être accueilli, « Haut les cœurs ! »

En franchissant le seuil, je suis dans mes petits souliers comme un ado arrivant à sa première surprise-partie, je ne sais pas comment je vais pouvoir avaler quelque chose ?

    Claude, arrive ici.

   Mo m’attrape par le bras, me signifiant par là qu’il va me placer, je laisse faire, ne connaissant personne dans cette assemblée c’est la meilleure des solutions, il est beau comme le prophète ayant enfilé une djellaba de fête qui fait de lui un potentat. Pour ne pas être en reste, An Binh - Mo vient de me souffler son prénom à l’oreille, décemment je ne pouvais pas continuer à l’appeler Viet - a enfilé un joli pyjama noir brodé dans le dos d’un dragon dans un camaïeu de vert.

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   Mon arrivée impromptue à la table où il me conduit semble poser quelques difficultés, c’est qu’ici les convives ont leurs habitudes, d’une fois sur l’autre il semble que chacun reprenne la même place que la fois précédente, je tombe donc au milieu de cette organisation comme un cheveu … . Ou dans ces circonstances comme un grain de riz dans un couscoussier. La grande rousse qui se fait appeler Roxanne m’impose à sa gauche dans un de ces grands éclats de rire dont elle semble avoir le secret.

Je m’installe, mais mon irruption a semble-t-il jeté un froid, on me regarde un peu de biais, personne ne semblant vouloir entamer la conversation, il y a bien quelques chuchotements en espagnol que Roxanne fait cesser par de petits claquements de langue. La soirée que j’appréhendais pesante, s’avère comme me l’avait dit mon ami une pause chaleureuse et conviviale. Nourriture simple mais copieuse, et surtout délicieusement cuisinée par An Binh.

    Je me demande bien comment au milieu de ces rires et de ce brouhaha, je vais bien pouvoir aborder le sujet qui me tient à cœur.

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   La musique a vidé les tables instantanément et désormais il n’y a plus moyen de s’entendre, les valses succèdent aux pasos, je suis étonné qu’il n’y ait pas de tango, l’un des hommes resté comme moi à la table me dit que les tangos viendront tout à l’heure, plus tard, plus tard… accompagnant ses paroles d’un geste de la main.

   Malgré les multiples invitations, je ne prends pas part à la danse, je ne suis pas un danseur émérite et par ailleurs je ne me sens pas prêt à serrer une femme dans mes bras. J’opte donc pour une retraite en bon ordre et je sors sur le trottoir pour en griller une, elle me rejoint au début de ma seconde gitane, elle s’est enveloppée dans un grand châle car la nuit est fraîche et qu’après le numéro qu’elle vient de produire il faut faire attention au refroidissement.

   Sans un mot, elle s’avance vers moi, tend la main et se saisit de ma cigarette dont elle tire quelques bouffées. Excusez- moi, mais je suis en manque après l’effort que je viens de fournir. Elle se tait regarde le ciel, puis d’un ton plus grave elle m’interpelle.

    Tu avais pris combien ? tu n’es pas obligé de me répondre, mais je sais reconnaître ceux qui sont passés par la case prison, j’y suis restée deux ans là bas en Argentine, Après un silence, elle ajoute ; ils m’avaient arrêtée parce que j’appartenais à un syndicat et que j’étais professeur dans une université, la chute de la dictature m’a sauvée de la mort. Quand on n’était pas trop vilaines ils nous gardaient pour leur menus plaisirs et si une plus jolie arrivait, ils nous jetaient à la mer du haut d’un hélicoptère.

   Il me semble que tout à coup, la nuit est devenue plus noire, que la salive a déserté ma bouche et que mon souffle s’est bloqué dans ma gorge. Elle a dit tout ça d’une seule traite, d’une voix monocorde et sans tonalité. Elle tend la main, reprend ma cigarette et me dit alors en l’accompagnant d’un petit coup de menton.

    Et toi ?

    Cinq ans pour des cambriolages de pieds nickelés, on se faisait du fric facile, sans risque pour personne, jusqu’au jour où un vigile nous a surpris et le seul de chez nous qui avait une arme l’a abattu. J’étais le chauffeur je n’ai pris que dix ans je suis sorti hier après en avoir fait cinq.

Je ne sais pas où me mettre, je suis en train de parler avec une femme qui a été mise en prison pour ses opinions, à qui on a certainement fait subir les pires tortures, et moi je lui raconte des histoires de bras cassés, tombés dans une affaire minable.

Elle ne pas fait de commentaire, elle ne se moque pas elle se contente de me regarder en plissant des yeux derrière le nuage bleuté de fumée de la gitane.

    Allez, ne fais pas cette tête, rentre avec moi nous allons t’apprendre à danser le tango, le vrai et crois-moi, là tu pourras laisser pleurer ton cœur. Au fait Mo m’a dit que vous vouliez me parler des enfants, d’un seul coup, elle est repassée au vouvoiement : «laissez tomber, ça n’est pas de votre ressort, laissez faire la police.»

   Je ne parviens pas à lui répliquer que c’est dans mon square qu’ils ont été enlevés, dans mon quartier, et que je me sens pleinement concerné, et puis, je suis peut être un voyou, mais je n’admets pas que l’on s’attaque à des enfants.

Je souffre beaucoup au cours de cette séance de tango, ils sont tous là avec une vivacité incroyable se mouvant comme des lianes, le visage grave et concentré et moi qui m’emmêle les pieds à chaque pas, toujours avec un temps de retard sur la musique, au début je les agace, à la fin ma maladresse est telle que je les fais beaucoup rire, et c’est ainsi que nous sommes arrivés au dessert.

***

La réponse de Roxanne ne m’a pas convaincu, je suis comme ça, je ne lâche rien.

   An Binh et son assistant viennent de déposer devant nous des coupes de salade de fruits accompagnées de biscuits compacts, il faut bien admettre que les desserts sont le point faible de la cuisine asiatique, mais ici tout le monde déguste en reprenant son souffle après la débauche d’énergie dont ils viennent de faire preuve.

    C’est vraiment tout ce que vous pouvez me dire à propos des enfants le notaire m’a …

Elle s’est retournée vers moi comme un serpent, ses yeux ont changé de teinte, et sa voix est cette fois franchement agressive. Elle a saisi mon poignet ce qui peut faire penser aux autres qu’elle a pour moi un geste amical mais en réalité elle serre très fort en me plantant ses ongles dans le poignet me faisant monter les larmes aux yeux.

    Il faut vous dire combien de fois de vous mêler de ce qui vous regarde pour que vous compreniez ?

J’ai cru sentir qu’il y avait une pointe de menace dans sa voix, sur ce, elle s’est levée et elle est retournée danser, moi j’ai ramassé mes affaires et après avoir salué Mo est An je suis reparti vers l’hôtel, j’ai gardé le paquet de Gitanes mais j’ai rendu le briquet et je ne peux que remâcher ma colère.