1. Square villa Sainte croix

 

Il y a huit jours en débarquant gare Montparnasse, je n’imaginais pas que la découverte d’une affichette d’un demi-format A4 allait modifier tous mes projets et me lancer dans une profonde quête !

***

  Le train est entré en gare aux environs de 12 heures 45, cela fait un bail que je n’ai pas remis les pieds à Paris, cinq ans si je compte bien. Je me hâte de sortir de la gare dont je ne supporte pas le bruit. Je dois longer le centre commercial pour gagner la rue de Rennes, mon intention de départ était de traverser Paris à pied, mais en définitive ce choix me prendrait beaucoup trop de temps pour me rendre place Clichy et le temps me manque, je n’ai pas l’intention de m’éterniser dans la capitale.

   Je dois dire que cette déambulation me fait envie, mais si je choisis cette option je vais entrer à la Fnac et y passer des heures à fouiner dans les piles de livres, et à me faire expliquer par un vendeur les qualités comparées de ses derniers appareils photos, en définitive, c’est le fait que le drugstore Saint Germain ait disparu qui a fléchi ma volonté.

   Le drugstore, ça n’était pas vraiment mon truc, un peu trop bourge, mais j’y étais venu si souvent lorsque j’habitais dans le 17éme, je m’y rendais à pieds ces soirs où je ne parvenais pas à m’endormir, pour boire un verre, et surtout pour renouveler ma provision de petits cigarillos que je ne trouvais qu’à cet endroit. Ce qui est étonnant c’est qu’avec ma dégaine improbable je n’ai jamais eu l’impression de détonner au milieu de cette clientèle interlope, en définitive nous étions à l’unisson.

   Je me rabats sur le bus, il a fallu un moment pour que je me remémore le numéro de la ligne susceptible de me mener à bon port, mais il est des souvenirs qui ressurgissent comme ça dès que l’on veut bien les solliciter. En effet, j’ai le flash, c’est la ligne quatre vingt quinze : porte de Vanves / porte de Montmartre, une ligne splendide, qui descend la rue de Rennes jusqu’à Saint Germain, au passage je me refuse à tourner la tête pour ne pas voir la boutique de fringues de luxe qui a pris possession de la place du « Drug» à l’angle du carrefour. Longer la Seine après être passé devant Saint Germain des prés et arriver sur les quais, avec vue imprenable sur le Louvre, passer sur la rive Nord en traversant les Tuileries, et là vous retrouvez le Palais royal et la Comédie Française, pour remonter vers l’Opéra Garnier et vous diriger enfin tranquillement vers la place Clichy.

***

Je suis comme l’alcoolique repenti qui tout à coup renonce à toutes ses bonnes résolutions, et se gorge d’odeurs, de bruits et surtout d’images.

   Au premier abord, on peut avoir l’impression que rien n’a changé, mais en observant avec plus d’attention, on s’aperçoit très vite qu’il ne reste pas grand-chose de la ville que l’on a connue dans sa jeunesse. Mon cerveau me présente en ces instants des images en surimpression du Paris que j’ai connu et tant aimé, mais qui n’existe pratiquement plus. Qu’importe, le charme joue à fond et n’est-ce pas là l‘important ?

C’est pour cette raison que j’ai pris le bus et non le métro qui m’aurait privé de ces retrouvailles émotionnelles avec cette ville splendide inscrite dans mes gènes.

   Arrivé Place Clichy, changement d’espace et de décors, passe encore pour la place elle-même et ses environs immédiats, mais dès que je m’avance sur l’avenue de Clichy changement total d’atmosphère. C’est une question de style, les boutiques ne sont plus les mêmes, la façon de se mouvoir des habitants présente une toute autre rythmique, on y perçoit d’autres couleurs, et d’autres sonorités vous saisissent au corps, on revient au village. Hormis le bruit omniprésent des voitures qui vous colle aux tympans, et dont il est impossible de se dépêtrer, c’est la même ville, mais on est ailleurs, en ces lieux tout paraît plus festif mais plus lent.

   En remontant vers Brochant, je suis dans mon univers, sur la droite au fond de l’Impasse de la défense le petit garage de Louis est toujours là, un bouge immonde au sol et aux murs imprégnés d’huile moteur. Il n’était jamais pressé de bosser, et il passait plus de temps avec nous au troquet qu’allongé sous les voitures. En dépit des recommandations de la mairie, il entassait ses déchets sur le bord de l’avenue attendant que les éboueurs l‘en débarrassent, ce qui provoquait des crises homériques avec la mairie d’arrondissement. Je suis tout étonné qu’il soit encore là, il doit bénéficier de bonnes protections ou payer de bons bakchichs.

   Je constate que les boutiques sont plus nombreuses que du temps où je déambulais pas ici, des boutiques entendons nous bien, de petites échoppes destinées à celles et ceux qui ne peuvent aller jusqu’aux portes pour s’approvisionner dans les grandes surfaces, ou mises en place par de pauvres gens qui ont besoin de gagner quelque argent, en dix minutes de marche dans ce quartier vous trouverez ici de quoi cuisiner des plats des cinq continents. Je me souviens qu’en plus ma mère avait des crédits ouverts dans de nombreuses boutiques : « Quand l’un est épuisé, on change de crèmerie » ajoutait mon père.

***

   Commençant à avoir faim, mon petit déjeuner n’étant plus qu’un lointain souvenir, j’achète trois bananes à un pauvre bougre africain qui transporte sa marchandise sur un diable de manutention, il vous sert en jetant des regards apeurés vers les deux extrémités de la rue. Il a tout prévu, en cas d’apparition de la Maréchaussée, il rabat un méchant bout de toile sur sa marchandise, ni vu ni connu je t’embrouille. Je serais bien resté un moment à discuter avec lui, mais il faut que je gagne le triangle d’or de mon enfance, je suis là pour régler une affaire de famille à laquelle je n’ai pas encore compris grand-chose, sauf qu’il fallait que je vienne personnellement d’urgence, il y a de ça trois ans.

   Mes grands-parents sont arrivés dans le quartier dans le courant du siècle dernier, enfants de paysans ayant dû quitter la terre pour cause de surcharge familiale. A cette époque pas si lointaine, seul l’aîné restait sur place pour reprendre la ferme, les autres devant partir se placer en montant à la capitale ou en s’engageant comme manouvrier chez des voisins. Je ne vous dis pas les galères et les petits boulots.

   Progressivement la famille a quitté le quartier, certains sont morts, d’autres ont été déplacés par la guerre, ou sont partis vers d’autres vies, mais les noms des rues et des stations de métro du secteur où ils ont vécu sont inscrits à jamais dans ma mémoire. 

    Le début de notre territoire commence à la station la Fourche, en prenant sur la droite par l’avenue de Saint Ouen vous arrivez à la station Guy Môquet, sur la gauche en descendant l’avenue de Clichy vous gagnez la station Brochant, une partie de nos vies s’est déroulée ici, pas besoin d’aller voir ailleurs, sur la périphérie de ce triangle on trouvait tout ce qui était nécessaire pour vivre.

***

   Avant toute chose il me faut passer à l’hôtel dans lequel j’ai retenu une chambre, l’Hôtel de l’Europe rue des Moines, c’est le nom de la rue qui a attiré mon attention, j’aurais dû me douter qu’un Hôtel de l’Europe dans ce quartier ne pourrait qu’avoir triste mine. La patronne qui sert en salle doit en plus faire la cuisine, elle a un grand tablier bleu et un torchon noué sur la tête pour protéger ses cheveux des vapeurs de la friteuse qui embaume tout le rez-de-chaussée, c’est elle qui assure la réception, elle prend mon chèque, mais m’annonce tout de go que le ménage n’étant pas fait, la chambre ne sera prête qu’aux environs de quinze heures : « Mais si vous voulez laisser votre sac, donnez-le moi je le mettrai sous le comptoir »

***

   Je me suis dirigé vers la rue Guy Môquet où l’un de mes condisciples du collège Stéphane Mallarmé avait monté un restaurant marocain, en classe il ne touchait pas une bille, mais en matière de couscous, c’était un maître, j’espère que son restaurant existe toujours. Surprise en arrivant je me trouve devant un restaurant asiatico / marocain, mais en entrant c’est bien mon copain Mo qui m’accueille et me tombe dans les bras. Après les embrassades de retrouvailles et les blagues d’usage dues à sa reconversion, du couscous au riz parfumé, il s’empresse de m’apporter de quoi me sustenter tout en m’expliquant que l’explosion du coût des loyers dans l’arrondissement l’a amené à cet arrangement avec une Vietnamienne qui tenait un bar à soupe près du métro Brochant. Rien que les économies générées par cette organisation nous a changé la vie et nous permet de vivre de notre travail, après ça il faut accepter les arômes de la cuisine de l’autre ajoute-t-il en partant de ce grand rire qui fait sa spécificité. Pas à dire, il cuisine toujours aussi bien.

***

   C’est un peu difficile de se replonger comme ça dans un bain qui ne me rappelle pas que de bons souvenirs et me brasse jusqu’au fond du cœur faisant s’épanouir un bouquet de sensations.

   Je somnole en attendant de retourner à l’hôtel pour me préparer à mon rendez-vous, j’ai déjà pris deux cafés et je ne veux pas insister, une sieste serait la bienvenue.

   Je me tiens tourné vers la rue pour regarder les gens qui passent, espérant peut-être y découvrir une tête connue. C’est alors que je découvre une affichette racornie coincée dans les plis des rideaux. Sur l’instant je pense que Mo et sa cogérante ne se font pas trop de bile pour le ménage et je prends l’initiative de la décoller. Ce n’est pas du tout neuf, si j’en crois la date qui y est inscrite il y a dix-huit-mois qu’elle a commencé à se racornir derrière la vitrine. C’est un appel à l’aide d’une famille, monsieur et madame Epstein qui recherchent toutes informations susceptibles de les aider à retrouver leurs jumeaux disparus sans laisser de trace depuis un mois alors qu’ils rentraient du square.

   C’est un choc, dès que l’on touche aux enfants ça me fout le bourdon, un mois c’est très long, j’imagine la terreur des parents.

   Ils sont mignons et paraissent très sages sur la photo, ce ne sont pas de vrais jumeaux encore qu’ils se ressemblent beaucoup, ce qui fait la différence, c’est que l’un est blond et l’autre brun, c’est certainement une de ces photos d’école pour laquelle la maman les avait préparés avec beaucoup de soin.

  Mo entre à cet instant dans la pièce portant une caisse de bière, je lui présente l’affichette en lui demandant, s’il était question d’une fugue et si les drôles étaient rentrés à la maison : « Ne m’en parle pas, une histoire horrible, ils n’ont pas encore été retrouvés et ça fait dix-huit-mois que ça dure. Tu penses bien que les parents ne s’en sont pas remis »

   Je suis secoué, le souffle coupé en pensant à la douleur de parents qui d’un seul coup perdent leurs deux enfants, je n’arrive pas à imaginer comment on peut survivre à un pareil drame.

***

   Avec tout ça, il est désormais quinze heures trente et je n’ai que le temps de courir à l’hôtel me rafraîchir avant d’aller à mon rendez-vous. Sans trop savoir pourquoi, je plie en quatre l’appel à l’aide et je le glisse dans ma poche.

   Je décide de faire un crochet pour passer rue du Docteur Heulin où la famille Epstein demeurait au moment du drame, j’ai juste oublié de demander à Mo s’ils habitaient toujours là. Je ne sais pas bien ce qui m’a pris d’entreprendre cette démarche, plus je m’approche, plus je suis dubitatif sur les fondements de ma conduite. Au moment de tourner au coin de la rue Legendre pour prendre la rue du docteur Heulin je me dis qu’en définitive, puisque je suis là, ça ne me fera pas beaucoup plus long.