Il y a quelques semaines, voulant protéger mon parquet d’éventuelles éclaboussures de peinture, je m’emparai d’anciens journaux récupérés chez mes parents. Ils dataient de l’automne dernier. En première page de la Nouvelle République du lundi 14 octobre 2013 figurait le portrait d’une femme en dessous de la mention  « Disparition inquiétante d’une habitante de Bonneuil-Matours » suivi de ces lignes :

« Lucie Mareuil n’a plus donné signe de vie à sa famille ni à ses proches depuis vendredi soir 11 octobre date à laquelle elle a été vue pour  la dernière fois, en fin d’après-midi, par le personnel de la maison de la forêt des Charmes de St Julien l’Ars où son fils, lourdement handicapé, est actuellement hébergé. L’alerte a été donnée, dimanche matin, par sa sœur, inquiète qu’elle ne réponde pas au téléphone depuis la veille.

Lucie Mareuil, âgée de 74 ans, mesure 1m58, a les cheveux courts et gris. Elle circule au volant d’une Clio blanche.

Toute personne susceptible d’apporter des informations utiles aux recherches peut joindre la gendarmerie de Bonneuil-Matours au 05 49 85 20 07. »

Moi qui, habituellement, ne prenais aucun intérêt à lire la presse  locale et moins encore la rubrique des faits divers me sentis aussitôt interpellée par le titre de celui-ci. La commune de Bonneuil-Matours jouxte la forêt de Moulière où je me rendais très régulièrement dans un passé récent. Peut-être nos chemins se sont-ils parfois croisés si elle aimait à s’y promener.

Cinq jours plus tard, un nouveau titre figurait en première page : « Disparition de Lucie Mareuil : le périmètre des recherches se resserre. Lire en page trois. »

« Après une semaine de vaines recherches, les brigades de gendarmerie de Bonneuil-Matours et de Pleumartin concentrent leurs recherches sur la forêt de Moulière où la Clio de Lucie Mareuil a été retrouvée au lieu-dit « Le Gâchet de Villiers.»

Des chasseurs avaient aperçu la voiture dès le dimanche 13 mais ils n’y avaient pas prêté attention pensant qu’elle appartenait à l’un des nombreux chercheurs de champignons. L’un d’entre eux, promenant son chien samedi matin, a trouvé anormal de retrouver la Clio, recouverte de feuilles mortes, stationnée rigoureusement au même endroit. Il a alors alerté la gendarmerie. Une équipe cynophiles spécialisée dans la recherche aux personnes disparues est attendue en renfort. »

Je ne savais rien de cette Lucie Mareuil, cependant je me sentis brutalement très concernée par ce qui avait pu lui advenir. Malheureusement  il me fut impossible de trouver des journaux postérieurs à la date du 19 octobre. Ne voulant pas me donner le ridicule, à mes propres yeux, de mener des recherches ciblées auprès du journal ou même sur internet pour ce qui n’était après tout qu’un banal fait divers parmi tant d’autres, je m’interdis de chercher à m’informer davantage. Je tentai donc de me concentrer sur mes travaux de rénovation. Le ponçage le plus énergique et le maniement du pinceau ne parvinrent néanmoins pas à m’empêcher de penser à cette femme d’une façon quasi obsessionnelle. J’avais le sentiment qu’elle m’habitait, qu’elle devenait moi et que, moi, je devenais elle. Toute zénitude m’avait abandonnée. Je faisais l’amalgame entre son histoire et la mienne.

Il me semblait voir Lucie, en ce vendredi soir de la mi-octobre, sortir de cette maison thérapeutique pour traumatisés crâniens dans laquelle son fils avait été admis à l’issue d’un long coma consécutif à  un tragique accident de moto. Comme à chaque fois qu’elle le quittait après deux heures passées à s’efforcer de lui présenter un visage enjoué, à tenter de lui insuffler de l’espoir, de l’énergie, elle se hâtait vers sa voiture. Il lui fallait se soustraire au plus vite au regard des autres, afin de ne plus avoir à se contrôler plus  longtemps, ne plus avoir à jouer le personnage de la mère forte et digne en dépit de son âge et de sa fragilité.

 Elle n’avait plus qu’un but désormais, avant d’être capable de réintégrer son petit pavillon de Bonneuil-Matours, c’était de s’arrêter en forêt de Moulière avant la nuit. Là et là seulement, elle pouvait hurler sa peine et sa détresse pour libérer enfin sa poitrine de l’étau qui l’enserrait. Là, l’attendait le chêne plusieurs fois centenaire dont il lui fallait caresser de ses paumes grandes ouvertes le tronc rugueux. C’était dans le contact de son écorce qu’elle parvenait à  puiser, soir après soir,  la force nécessaire à la poursuite de son combat contre sa fatigue, sa peur des lendemains.

Le souffle coupé, j’abandonnais soudain mon pinceau, il me fallait m’asseoir ou plutôt me tapir, me recroqueviller autour de ce brutal retour de la douleur. J’étais Lucie Mareuil et j’étais moi, tout à la fois. Moi, Annie,  lorsque quatre ans plus tôt, je sortais d’un service de soins palliatifs où se mourait lentement ma sœur d’un cancer métastasé à la colonne vertébrale. En cet automne 2009, chaque soir me voyait m’enfuir vers ma voiture, quitter au plus vite le site du CHU en direction de Montamisé et de la forêt de Moulière. Il me semblait encore entendre craquer sous mes pas le tapis de feuilles mortes ; sentir encore les pierres et les racines du chemin qui me faisaient parfois trébucher. Il me semblait surtout sentir, sous mes doigts,  les sillons, les cicatrices du tronc du hêtre qui m’avait adoptée et qui, petit à  petit, absorbait une partie de ma souffrance. Souvent j’étais envahie par la tentation de me laisser choir à son pied, entre ses énormes racines comme entre les pattes d’un éléphant protecteur, de me laisser recouvrir d’un manteau de feuilles d’or à la douce tiédeur et de m’endormir, là,  dans la paix de la forêt.

J’imaginais Lucie Mareuil au pied de son chêne, ou de mon hêtre ce vendredi soir 11 octobre. Peut-être, ce soir-là, l’air était-il particulièrement doux, le vent caressant et propre à sécher ses pleurs ? Peut-être l’arbre lui sembla-t-il, plus que jamais, amical et propre à l’accueillir ? Reprendre le chemin du retour, retrouver sa petite maison où personne ne l’attendait  plus désormais, lui parut une entreprise insurmontable. Elle cessa alors de lutter pour se redresser, pour se remettre en marche. Elle se roula en boule entre les racines, la tiédeur de la nuit l’engourdit peu à peu, elle éprouva alors le soulagement du marin, de retour au port, après une éprouvante traversée et se laissa sombrer dans le sommeil. Là où, moi, j’étais parvenue à résister, il y a quatre ans, Lucie Mareuil abdiqua. Peut-être aussi s’est-elle redressée dans un ultime sursaut d’énergie, a-t-elle voulu rebrousser chemin et retrouver sa voiture mais s’est-elle égarée surprise par la brusque tombée de la nuit. Peut-être a-t-elle tourné longuement en rond, de plus en plus inquiète, comme il m’était parfois arrivé de le faire. Peut-être...

 En fait, j’ignorerai toujours ce qui est advenu de Lucie Mareuil mais lorsque je me promène en forêt de Moulière, « je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence. »

                                                                                            

 

Renée-Claude  (Avanton décembre 2014 )

Double déclencheur : une photo et un pseudo avis de recherche publié dans un journal.

Rédiger en commençant par une imitation de la première phrase de Modiano dans Dora Bruder :

 « Il y a huit ans, dans un vieux journal… »

Utiliser au moins trois des mots de l’année.