« Tiens ! Deux couples dans une rue de New York ! » se dit Séverine ; elle retire la photo du tiroir de la commode Elle la porte sous la lumière de la grosse lampe blanche héritée de sa mère… ainsi que la commode, d’ailleurs !

« Elle est en noir et blanc, c’est fou ce que ma mère a pu faire de photos en noir et blanc quand ils étaient à New York »

Deux passants vont croiser un autre couple pratiquement arrêté devant la porte d’entrée d’un grand magasin ; oui, c’est ça, un magasin très éclairé… comme une fontaine de lumière qui coule des spots…

Les passants ont tourné le coin de la rue, ils marchent d’un bon pas, accordés. Un haut building se profile dans la lumière de ses baies vitrées.

« Les années 50… se dit Séverine. Le soir est en train de tomber ! L’heure de l allumeur de réverbères  - qu’est ce qu’il vient faire là s amuse t elle. La porte du magasin et la vitrine jettent un reflet vaporeux sur le trottoir peut être mouillé. L'atmosphère d’une rue passante dans une grande ville !

Eh oui ! Pourtant, cette femme semble s’appuyer sur la canne d’un parapluie… c’ est peut être la fin d’un automne, quand les jours, raccourcissant, ramènent la nuit dès 18h

« Ça me dit quelque chose ! » soupire Séverine Elle pose délicatement la photo sur la pile des autres clichés noirs et blancs qui attendent la remontée au jour.

Mais, je sais ! c’est une photo de ma mère ! quand  ils étaient en poste à New York elle photographiait beaucoup de scènes de rue, elle aimait ça, la vie des gens ! C’était dans les années 50,  non ! 60 ! voyons ! 5 ans avant qu’ile se séparent.

Elle reprend la photo, attirée par ses contrastes de lumière et par les deux couples : l'un marche et va croiser celui qui, contre le mur, semble s’affronter dans un arrêt violent, comme si l’affrontement et la colère avaient figé sa marche !

Cette jeune femme serrée contre le mur… cette jeune femme, bouche ouverte, les yeux rivés sur ceux de l’homme qui la presse et lui barre le passage ! Dans son regard, il y a de la peur et du défi, elle est prisonnière du bras de son compagnon !... un couple en pleine scène ? Il est un peu plus grand qu’elle. Son allure massive contraste avec la minceur de la femme.

Sa pose déterminée et la manière dont il lui bloque le passage semblent indiquer que c’est lui le maitre et Séverine entend la voix de son père furieux qui martèle « je suis le maitre ici ! Pour qui tu me prends ? » Les échos des vieilles querelles commencent à monter en elle et les douleurs anciennes qu’elle croyait bien enfouies sous sa vie de jeune femme heureuse.

Elle pressent qu’elle va souffrir, mais elle ne parvient pas à se détacher de la photo !

Sur de lui ! Quelle autorité implacable ! tu ne m’échapperas pas ! Elle entend aussi la voix pleine de larmes de sa mère cherchant a se défendre !...

« C’est évident ! ces deux-là sur la photo ne viennent pas de se rencontrer ! il ya un mouvement accordé entre leurs corps ! !'on peut supposer que cette scène a été précédée de bien d’autres !’amour ou colère ! cette femme ! Un animal qu’on retient contre son gré ! »

« A vrai dire et si c’était plutôt à Paris ? s’interrompt la jeune femme... cinéma des années 60 ?  surgit de façon incongrue une image d’un film d Henry Verneuil… Tiens !  Mélodie en sous sol, sa musique obstinée et Alain Delon qui déambule, solitaire  traqué !...  la ville  respire la menace et la violence ! »

Elle revient à la photo : les femmes portaient des collants – non,des bas – très fins, couleur chair   ici, Iis soulignent la finesse de cette jambe un peu déportée, chaussée d’un escarpin décolleté et elle note que la passante de l’autre couple est chaussée de la même manière elle se dit « c’était joli cette mode ! » comme si se raccrocher a ce détail calmait la montée de son émotion.

Elle songe : « ils sortent du travail et vont vers le métro » mais elle ne parvient pas à éviter l’image de couple affronté et c’est qu’une autre image surgit : la maison qu’elle habitait au Vesinet avec les parents et sa petite sœur, elle a 13ans.

C’est le soir en fait il n’est que 18h… début de Décembre ; on vient d’installer les guirlandes de Noël dans les rues du centre – ce sont des étoiles et des sapins cette année !... et elle rentre de l'étude. En montant le perron, elle voit la salle a manger éclairée de toutes ses lampes, lée silhouettes de ses parents contre le mur blanc sous la lumière crue de la grosse lampe. Sa mère est adossée au mur, dans ce flot de lumière, bouche ouverte comme dans un cri : et son père ? c’est bien sa silhouette massive, implacable , qui lève la main sur elle, la dominant de toute sa taille.

Séverine est devant la porte vitrée son cœur cogne à grands coups, sa main tremble tellement qu’elle ne parvient pas à tourner la poignée, Le bruit résonne et fait sursauter le couple qui desserre son étreinte Ils se sont tournés tous les deux vers la porte d’entrée : le jardin est sombre par cette soirée d’hiver ! La mère remonte ses cheveux qui s’étaient défaits dans la bagarre… dans la bagarre Séverine en est certaine! Son père marche vers la porte d’entrée le teint congestionné, la cravate de travers.

Finis les alibis, les précautions et les sous entendus ! c’est ce soir-là que l'adolescente de toute son inquiétude aux aguets a su que la guerre était déclarée, une ère nouvelle débutait : cette période de bruit et de fureur qui allait les conduire vers la séparation.

   

Poitiers le 4 Janvier 2015 - Denise Michel