Ce surnom de Tsarine lui va bien, c’est vrai qu’elle a de l’allure cette femme, un port de tête volontaire, un visage avenant, on a du mal à croire qu’elle ne porte pas de perruque tant sa coiffure est imposante, gonflée comme un soufflé sortant du four.

Elle tient l’un de ses enfants dans les bras, manœuvre compliquée, car dans le même temps elle doit tenir son manteau posé au creux du coude et cramponner son sac à main. Au premier regard on a l’impression que son manteau ressemble à du léopard, bien en accord avec le personnage, mais ce n’est que de la fourrure acrylique si vous voulez m’en croire, car de telles fantaisies ne sont plus de mise de nos jours.

La maman ayant les deux mains prises ne peut saluer ses moujiks, c’est donc à moi qu’en revient la charge semble dire la petiote en agitant la main. Il ne doit pas faire très chaud là où ils sont, la petite est empaquetée dans une combinaison qui l’enveloppe de la pointe des pieds jusqu’au menton, ils lui ont même adjoint une charlotte sur la tête, une jolie petite fille semble-t-il aux traits fins, mais qui ne sourit pas.

D’ailleurs aucun d’entre eux ne sourit, ils semblent tous graves ou maussades, fâchés peut-être, car les parents n’ont pas un geste ou un regard tendre l’un vers l’autre ni même en direction de leurs enfants. En d'autres circonstances, on pourrait se poser la question de savoir si ce sont bien les parents et enfants, là il n’y a pas de doute, ils forment le couple, que dis-je la famille idéale, deux enfants un garçon une fille, le coup du roi aurait susurré mon grand-père en gloussant dans sa moustache sachant que sa femme ne manquerait pas de le remettre au pas.

Le père tient son garçonnet par la main, ce n’est pas le portait de sa sœur, fille de tsarine saluant le peuple dans les bras de sa mère, lui est plus modeste, il ne sourit pas non plus, il a des préoccupations plus terre à terre. Il fait une grimace et tient sa main posée sur le devant de son pantalon, il tournicote sur lui-même, victime d’une envie pressente qui va finir par le terrasser. Pas facile d’être un enfant dans l’univers des adultes, quand les questions existentielles des petits ne sont pas en convergence avec celles des grands.

Le père a fait un effort pour avoir une tenue en adéquation avec celle de son épouse, mais il n’a pas été au bout de sa démarche, tout de sombre vêtu, il lui manque la cravate et son col ouvert laisse entrevoir la marinière qu’il porte sous sa chemise. Habillé en époux de Tsarine, il aurait dû porter un uniforme chamarré bardé de décorations rutilantes. Il parait bien jeune pour être déjà en charge de famille, mais son visage ne laisse refléter qu’un ennui poli tandis qu’il cramponne fermement la main de son fils pour éviter qu’il ne lui échappe.

C’est une vision étonnante que donne ce jeune couple à qui il semble difficile de donner un âge même si en voyant les enfants, on comprend qu'ils ne doivent pas être bien vieux. Vision étonnante en effet, que cette absence de flamme dans le regard d’adultes qui semblerait vouloir dire qu’ils sont déjà blasés des espérances de la vie avant même de connaitre tout ce que l’avenir serait encore susceptible de leur apporter.

Ils doivent arriver chez ses parents à elle pour le repas dominical, car ils sont tout endimanchés.

***

Sur le boulevard en ce milieu d'après-midi, la lumière était grise, phénomène pas si rare en cette saison mais étonnant tout de même. Pour parfaire la situation, le hall de l’immeuble avec son ampoule pendante au plafond sans abat-jour n’avait rien d’accueillant vous incitant à entrer, le petit crachin breton, qui tombait sur le boulevard des Batignolles, vous incitait à choisir, il fallait se mettre à l’abri d’urgence, encore une de ces journées à marquer d’une pierre noire. C’était en effet le crachin qui m’avait décidé à franchir le seuil, la femme de l’agence s’engouffrant derrière moi, parapluie brandi comme le font les guides italiens au pied du Colisée. Elle faisait claquer ses talons en cadence, cela commençait bien, moi qui avais horreur de ces pollutions sonores, j’allais être servi. Pour compléter le tableau, elle parlait comme « une mitraillette » et même en étant attentif on ne parvenait qu’à attraper un son sur trois.

En dehors de ça, c’était une pro, on voyait bien qu’elle avait de l’expérience, elle m’avait prévenu qu’il n’y avait pas d’ascenseur, enfin, pas en ce moment, qu’ils étaient en train de le remettre aux normes, mais oubliant de dire qu’il n’y avait pas de lumière non plus dans l’escalier. Elle dévora les quatre étages comme un mouflon aguerri, quand on fait un métier pareil pas besoin de s’inscrire en salle de gym !

Elle n’aurait pas dû passer devant pour les escalader, sa jupe ultra courte dévoilant ses cuisses disons très haut sur la jambe, le temps de reprendre mon souffle et pour cause, elle avait déjà ouvert la porte de l’appartement et commencé à arpenter les pièces pour actionner les interrupteurs. Un éclairage même chiche était le bienvenu pour vous remonter le moral. De là où je me tenais, je n’entendais que le gazouillis de sa voix dans la cuisine, une voix haut perchée peu en accord avec ces lieux, peut-être était ce les hauts talons qui lui faisaient cet effet.

        Il faudra mettre des rideaux, comme il n’y a pas de volets, et que les voisins sont à trois mètres.

Par contre, pas de risque d’être gêné par le soleil, l’appartement donnait plein nord et les étages qui le dominaient enlevaient toute espérance d’apercevoir le ciel bleu au creux de ce puits gris et sale.

Il fallait que je m’intéresse à ce qu’elle racontait, elle venait de débiter un laïus qui m’était arrivé en éléments épars : cuisine équipée d’éléments en Formica d’au moins vingt-cinq ans d’âge, ce qu’elle ne précisait pas. Vous avez le métro à votre porte à la station Guy Mocquet, en effet, je l’avais testé étant arrivé par cette station, une ligne fort ancienne, très bien pour ceux qui aimaient le vintage bringuebalant, enfin c’était mieux que rien, sinon c’était la marche.

Elle venait de passer aux chambres : « pas de fenêtre sur la rue, donc calme et silence », elle aurait pu ajouter, ça ressemble à la Santé sans les barreaux. Nous passions d’une pièce à une autre, mais il n’y avait rien pour vous remonter le moral. Dommage que je n’aie pas amené Coluche avec moi, il lui aurait demandé : « Et ça se loue votre placard à balais ? ».

Les peintures étaient anciennes et fort sales, elles permettaient d’avoir une représentation assez exacte du décor et de l’agencement de l’appartement avant le déménagement des prédécesseurs, ici un cadre, là un buffet plus loin un carillon, sur le montant de la porte de la salle de bain, des chiffres et des dates indiquant que c’était là que l'on mesurait les enfants.

C’était vraiment histoire de paumer son temps, qui accepterait de venir loger ici dans des conditions pareilles ? Et l’autre qui faisait mine de s’y croire et que j’allais me jeter sur son contrat pour le signer.

        Vous avez des bulletins de salaire ? J’entendais déjà la question qu’elle ne m’avait pas encore posée, mais qui allait venir.

Quelle idée d’être venue se fourvoyer dans un quartier pareil ? L’argent tout bonnement l’argent, quand c’est moche et sale, c’est moins cher.

Sur le mur de la dernière chambre, il restait une marque plus claire et la trace d’une punaise comme si quelque chose était resté accroché là après que tout fût parti, meubles et humains. La femme est entrée avec sa jupe virevoltante et ses talons sonores.

        Vous avez vu, dans cette pièce, il y a une penderie intégrée dans le mur, pas besoin de meuble, disant cela, elle avait déjà ouvert les portes et tiré les tiroirs.

Deux vieux cintres dépareillés pendaient sur la tringle, des boites à chaussures poussiéreuses et éventrées encombraient le bas du meuble et dans le tiroir un morceau de papier roulé.

Tendre la main, s’en saisir, le dérouler, une sorte de curiosité réflexe.

C’était une vieille photo que je venais de découvrir là par hasard et dont je dus effacer la poussière avec mon pouce, tout doucement pour ne pas l’abimer. Il n’y avait pas à dire, c’était bien elle qui devait figurer à la place de la tache blanche sur le mur, une fois déroulée, ils me regardèrent tout étonné d’avoir retrouvé la lumière.

En passant devant la loge, j’avais demandé à la concierge si elle connaissait les derniers locataires, elle a hoché la tête et m’a dit : « La tsarine, vous pensez si je la connaissais ».

J’ai salué la femme de l’agence, lui promettant de parler à ma femme de ce magnifique logement, visiblement elle ne m’écoutait déjà plus sachant très bien à quoi s’en tenir. Tac, à tac, elle était déjà à l’arrêt d’autobus secouant son parapluie.

Je m’étais assis sous la protection du store banne du bar Belge juste à côté du métro. Protection toute relative puisque s’il vous évitait la pluie, il ne vous épargnait pas les éclaboussures que les pneus des voitures projetaient en chuintant lors de leur passage. J’avais attendu que le garçon ait déposé ma Leffe devant moi pour ressortir la photo. En parlant de Tsarine la concierge avait fait resurgir de mon imaginaire des histoires de grande-Duchesse échappée au massacre d’Ekaterinbourg et qui avait enflammé les récits très argumentés de journalistes et d’historiens pendants mes années d’enfance, celles où l’on n’imagine pas encore que l’on puisse tuer des enfants.

J’imaginais leur fuite, à elle et son sauveur au travers de la forêt de bouleaux se cachant de tous, la peur et la faim au ventre, sautant d’un traineau dans un train, craignant d’être reconnu comme Louis XVI à Varennes. Je n’avais qu’une vague idée de la tête qu’avaient ces jeunes femmes de la famille impériale sur les photos d’époque au moment où la révolution russe allait les emporter, qu’importe, j’étais persuadé que ma tsarine de la photo leur ressemblait un peu et que si la concierge avait fait cette allusion, il y avait anguille sous roche.

Je crois plus sincèrement qu’avec ce voyage imaginaire dans l’espace et le temps, je tentais inconsciemment de redonner un peu de lustre à cet après-midi pluvieux et à cette visite misérabiliste qui avait un peu trop tendance à m’indiquer vers quel versant de la vie, j’étais en train de plonger et auquel je n’aspirais guère.

 

                                                                  DG – Mazeuil – Avanton. Novembre 2014