« Une vieille photo, découverte par hasard au fond d'un tiroir et dont on efface la poussière, doucement. »

Patrick Modiano

 

            C'est les années 60. Scène d'extérieur, comme la plupart des photos de l'époque. On risque moins la sous-exposition. Le petit blondinet qui prend la pause en faisant sa plus jolie grimace, c'est moi. Mon frère Romain pique une colère. Il ne veut pas que Maman le console. Il la repousse du bras. Derrière, c'est Mémère. On voit l'arrière de deux voitures. Il n'y a pas  beaucoup de circulation dans cette rue. En face, devant l'immeuble, le magasin de sports.

 

            Cela pourrait être n'importe quel dimanche, en fin d'après-midi, en automne ou en hiver à voir comment on est habillés, tous. C'est un rituel hebdomadaire, ce repas chez la mère de Papa, qui est si seule depuis que Pépère est mort, et qui veut voir grandir les deux garçons de son fils unique. On ne nous demande pas notre avis, à nous, pas plus qu'à Maman, sans doute. C'est comme ça. Après le repas, on va faire un tour, il faut s'aérer, au bord du petit lac aux chardonnerets. Après, on rentrera chez nous, on mangera une soupe au lait avec des croutons de pain et du sucre, et au lit.

 

            Je souris, car Maman vient de me rendre le camion de pompiers que Romain m'avait chipé. Et puis aussi pour le photographe, sans doute mon père. Mon frère, il a deux ans à peu près, est très malheureux, comme on peut l'être à son âge. Il ne veut pas qu'on le raisonne, que Maman lui dise qu'on ira demain au magasin de jouets qui est à droite du store jaune, le Paradis des Enfants. Sa colère est exacerbée par le calme dont fait preuve Maman, et peut-être ai-je aussi dit quelque chose pour le narguer !

 

Maman a ses nouvelles lunettes Varilux, qui s'obscurcissent quand il y a trop de lumière. On est devant chez Mémère qui a abdiqué. Elle sait bien qu'elle n'aura pas sa jolie photo pour mettre sur le bord de la cheminée. Elle va rentrer, elle ne peut pas dire à sa belle fille ce qu'elle pense sur sa façon d'élever les gosses. Elle n'en pense pas moins. Cela se voit à ses lèvres pincées et à sa mâchoire serrée. Elle n'a pas le caractère facile, elle ne l'a jamais eu.

 

            Le bitume de la rue est craquelé. On n'est pas dans une banlieue chic, la municipalité n'a pas les moyens. On habite à deux rues de là, au 6ème sans ascenseur. Pas intérêt à oublier le lait ou le pain ! C'est un trois pièces, mon frère et moi on partage la chambre, et Papa  dit qu'il ne faudrait pas qu'il en vienne un troisième. Comment ils viennent, les enfants, je ne le sais pas encore. Mon univers, c'est mon quartier. La Maternelle, depuis cette année, comme ça je n'ai plus mon frère sur le dos toute la journée, le square avec le toboggan et les balançoires, l'Uniprix où on fait les courses, et ce merveilleux magasin de jouets devant lequel on rêve des heures durant, Maman n'aime pas trop parce qu'elle a peur que Mémère nous voie de la fenêtre et nous dise de monter la voir.

 

            C'est marrant, Romain, Maman et moi, on porte un col roulé, ça doit être à la mode. Le manteau à carreaux à capuche, j'en suis super fier, et c'est vrai que les couleurs me vont bien, c'est comme le pull jaune de Romain, Maman elle fait toujours attention, elle dit qu'on n'a pas besoin d'être riche pour être élégant, d'ailleurs elle est bien coiffée avec son indéfrisable. Je l'ai toujours connue comme ça. Chez nous, c'est toujours bien rangé et accueillant, avec un bouquet de fleurs ou de feuilles sur la table du salon, comme elle travaille pas, sa fierté, c'est son intérieur. Et quand Papa rentre, ça sent bon le ragout ou la soupe, même dans la cage d'escalier.

 

            Il est chef d'équipe chez Moulinex, et la cocotte minute, c'est de là qu'elle vient. Il aime bien son travail, mais souvent quand il rentre il est fatigué, alors nous les petits on dine avant, et on se couche tôt, dans la semaine on le voit pas beaucoup. Notre univers, c'est Maman. Elle se fâche rarement, quand il y a de l'argent, c'est pour nous, bonbons ou petits jouets, à part son coiffeur elle ne dépense rien pour elle. Papa dit qu'on est pourris-gâtés, mais au fond il n'est pas contre. Sa mère ne lui passait jamais rien, elle l'a élevé à la dure et lui dit que c'est pas la peine d'avoir des gosses pour les dresser comme des petits chiens.

 

            Mais le dimanche, pas question de ne pas aller chez elle. Le matin, il va vendre l'Huma au marché, et puis on y va. Elle radote un peu, ils sont pas d'accord sur tout, mais c'est sa mère. C'est souvent poulet basquaise, quand elle est bien lunée elle nous fait des frites, et puis une tarte ou un gâteau. Il ne faut pas crier, ni courir, ça la fatigue. Heureusement qu'il y a la promenade de l'après-midi, sinon on exploserait.

 

            La photo, je l'ai découverte par hasard au fond d'un tiroir en débarrassant l'appartement, j'en ai effacé la poussière, doucement. Il ne devait pas la juger digne de l'album, et pourtant, bien qu'il l'ait prise avec son Instamatic, pour moi c'est celle d'un grand photographe. Le groupe au milieu, vivant, expressif, souligné par l'angle de la rue en arrière-plan, étayé par la ligne blanche sur le macadam, et ces deux voitures qui semblent s'éloigner et ouvrir vers notre avenir d'enfants choyés, elle en dit des choses ! Non, ce n'est pas dans un album qu'elle devrait être, mais dans un musée. Mon père, c'était un artiste !

                                                                                                         Aline Henry