Le hall du commissariat est désert. Il est vrai que les douze coups de midi viennent d’inviter  les citoyens d’Hagondange à interrompre leur activité au moment où Bernard se gare au chevet de l’église. Pas même un flic de garde pour renseigner, le service public n’est décidément plus ce qu’il était, maugrée-t-il.

Indécis sur la conduite à tenir, il va et vient entre le trottoir et l’accueil, tourne en rond, sort fumer puis se décide à s’asseoir sur l’unique siège mis à disposition : un banc de bois étroit adossé le long d’un mur grisâtre dont la peinture n’en finit pas de s’écailler par larges plaques. Du fond du couloir lui parvient le cliquetis saccadé d’une machine à écrire d’un autre âge  mais aucun bruit de voix ne l’accompagne. Il tape probablement sa déposition avant de la libérer, cela ne peut plus être long, se rassure-t-il.

Afin de tromper l’ennui, à défaut de revues à feuilleter, il sort les deux passeports, présumés périmés, qu’il a glissés dans la poche de son veston avant de quitter la maison. De l’intérieur de celui de sa femme s’échappent deux photos en noir et blanc. Il ne lui est pas nécessaire de consulter leur verso pour se remémorer les endroits et l’époque où elles ont été réalisées.

 Pour  l’une, au parc de la Pépinière, à Nancy. Ils étaient venus dans cette ville qu’ils aimaient, quelques semaines avant leur mariage, afin d’y effectuer leurs achats. Il se souvient parfaitement de cette journée particulièrement éprouvante passée en vain à courir les boutiques des rues St Jean, St Dizier, à parcourir tous les étages des Réunis jusqu’au moment où ils échouèrent devant un petit magasin de la rue des quatre églises. «Quatre églises, cela en fait quatre de trop ! » se souvient-il s’être esclaffé. Michèle, désespérée de ne pas avoir réussi à dénicher la robe de mariée de ses rêves, ne goûta que modérément cette réflexion propre à raviver leur désaccord au sujet du mariage religieux ou non.

 Une superbe robe de mariée, scintillante de blancheur telle neige au soleil, occupait presque toute la vitrine de la boutique. La jeune fille, comme aimantée,  restait en contemplation devant elle. Depuis de nombreux jours déjà le choix de la longueur de la robe demeurait, entre eux, sujet à litige et infinies tractations.

 Dotée d’une âme de midinette, Michèle ne rêvait que traîne interminable soutenue par deux fillettes en robes de princesse, voile vaporeux, couronne de perles alors que, lui, se serait volontiers contenté de se marier dans son éternel pantalon de toile noir ne serait-ce que pour le plaisir de choquer sa future belle-mère. Cette dernière lui trouvait, parait-il, mauvais genre avec sa longue mèche barrant son front, son pantalon tuyau de poële, son blouson toujours ouvert sur un petit gilet, à boutons, décolleté : mélange de chic et de laisser aller qu’il se plaisait à cultiver. Leur désaccord mit la vendeuse fort mal à l’aise et conduisit la future épousée au bord de la crise de larmes.

 

Comme pour la consoler de son gros chagrin, quelque quarante ans plus tard, Bernard caresse du bout du doigt le visage de la jeune fille tel Modiano interrogeant «  une vieille photo découverte par hasard au fond d’un tiroir et dont on efface la poussière, doucement. » En même temps, il ne peut réprimer une bouffée d’agacement devant l’expression désenchantée, l’air de brebis résignée à se laisser tondre, que Michèle affiche ostensiblement sous sa lourde frange.

 A la regarder, on pourrait penser qu’elle est accouplée à un affreux macho, bougonne-t-il in petto. Il ne faut pas exagérer, même si, je le reconnais, j’arborais un peu la pose du caïd avec mon air dur des mauvais jours et ma jambe entravant les siennes en signe manifeste de possession. C’était seulement pour montrer à ma mère, chargée de prendre la photo, que je saurais me faire respecter comme elle me l’avait recommandé dès que je lui avais annoncé notre intention de nous marier :

 « Mon petit, ne te fie pas à son air doux et timide ! C’est une sainte nitouche ! Elle cache son jeu, comme toutes les autres. Impose-toi dès le début, sinon c’est elle qui portera la culotte ! »

J’ai bien fait de suivre son conseil sans quoi jamais je n’aurais réussi, l’année dernière, à convaincre Michèle de quitter notre logement qu’elle aimait pour cette maison et, pis encore, de garder mon pauvre Moustache.  Jusqu’à cette histoire de poltergeists, quoiqu’elle en dise,  nous y étions très bien dans la maison de ma mère. De toute façon, elle arbore toujours cette expression de mater dolorosa. Il suffit de regarder l’autre photo pour s’en convaincre. Elle ne respire vraiment pas la joie de vivre dans sa tenue vieillotte.

Néanmoins, pour être tout à fait honnête, Bernard se doit de reconnaître que sa mère n’affiche pas une humeur plus gracieuse que celle de sa belle-fille sur le bras de laquelle elle s’appuie avec autorité. Il est vrai que, ce jour-là, il s’était octroyé deux petites heures de flânerie en solitaire dans le quartier entièrement rénové de Saint Sébastien tandis que Michèle accompagnait sa belle-mère chez le gastro-entérologue.  Sous leur belle mise en plis, elles font toutes les deux une mine de six pieds de long ! Tout ça parce que l’homme de leur vie s’est offert un peu de bon temps ! s’amuse-t-il.

Enfin, du bon temps, on va essayer, pour une fois, de s’en offrir ! Après le cauchemar que l’on vient de vivre, ce ne sera pas du luxe. Peut-être, qui sait,  l’occasion de vivre la lune de miel ratée il y a quarante ans.

Tandis que Bernard ferme les yeux pour mieux imaginer les destinations paradisiaques parmi lesquelles il va devoir bientôt choisir, la porte du commissariat s’ouvre livrant passage à un homme rubicond,  suant et tonitruant : « Avance, bougre d’idiot ! » L’homme d’une rageuse bourrade propulse un jeune adolescent au milieu du hall à quelques pas de Bernard brutalement tiré de sa douce rêverie.

 

- Xavier ? Paul ? Mais qu’est-ce que vous faites là ?

- Qu’est-ce qu’on fait là ? C’est toi qui nous le demande ? C’est un comble !

- Je ne comprends pas, Paul. Explique-toi !

- Et c’est encore à  moi de m’expliquer. Ton idiote de femme nous met dans le pétrin et je dois m’expliquer.

-Je te rappelle que mon idiote de femme est aussi, très accessoirement, ta sœur.
            Profitant de l’inattention momentanée de son père, le jeune Xavier, tête basse, gagne le recoin qui conduit aux toilettes avant d’être aussitôt ramené, face à un Bernard ahuri, par la poigne paternelle.

- Puisque ton oncle semble tout ignorer de ce que vous avez manigancé avec ta frapadingue de tante, raconte-lui. Raconte-lui comment tu l’as aidé à mettre la maison à sac. Comment elle t’avait demandé de te cacher à l’étage pour faire voltiger les objets du haut de la mezzanine. Demandé de fracasser les vitres. De renverser le téléviseur.  Et cela à la barbe des policiers !

Devant l’expression de stupéfaction de Bernard qui ouvre et referme la bouche rythmiquement en de comiques et infructueux efforts pour s’exprimer, Paul comprend, enfin, que son beau-frère ne joue pas l’ignorance.

- Excuse-moi, vieux, je pensais que tu te foutais de moi. Que tu savais. Que Michèle t’avait tout avoué.

Anéanti, Bernard retourne s’asseoir sur son banc et, page après page, déchire les deux passeports tandis que les deux photos, piétinées, gisent sous le banc.

 

Renée-Claude (novembre 2014)

 

Pour démarrer utiliser une phrase du roman de Modiano « Une vieille photo, découverte par hasard au fond d’un tiroir et dont on efface la poussière, doucement » et, comme déclencheur, deux photos l’une de Diane Arbus, l’autre de Vivian Maier