Une agression pour rien.

 

- Ça nous fait du bien cette journée avec les petits enfants.

- Oui, c’est sûr, et puis, ils sont gentils, c’est un plaisir.

 

Pierre et Françoise, comme tous les mercredis, rentrent chez eux après une journée où ils ont été garder leurs petits enfants. Sans se préoccuper des limitations de vitesse, Pierre roule tranquillement, dans un quart d’heure ils seront chez eux. Le soir descend, les arbres éclairés par le soleil couchant sont une présence rassurante. Le vent est tombé et la nature inspire au calme. Il n’y a jamais beaucoup de circulation sur cette petite route et ils se laissent aller, détendus, sereins.

 

Ils se sentent bien ensemble dans cet univers clos de leur voiture, chacun pense à cette journée, aux rires des enfants qui aiment leur poser les devinettes, à leur imagination pour construire des maisons avec les kapla. Eux, pendant une semaine, ils vont reprendre leurs habitudes dans leur maison, trop grande mais confortable, chaleureuse et bien rangée, pas comme chez leur fille.

- Tout ce linge encore à repasser… tu as vu, l’armoire des enfants, je l’avais rangée la semaine dernière ça ne se voit plus, dit Françoise.

 Pierre sait combien Françoise se désole de ce laisser-aller, pour elle chaque chose doit être à sa place

- Ce n’est pas grave ils vivent comme ça.     

 

Pierre aperçoit dans son rétroviseur une voiture qui arrive à grande vitesse, une grosse voiture noire, puis ils entendent un coup de frein brutal. Pierre poursuit sa route, Françoise a eu un peu peur, mais la voiture s’est arrêtée. Puis subitement, ils la voient revenir vers eux très rapidement, et au dernier moment ils entendent encore les freins crisser.

 

- Bès qu’est qu’ils font ? dit Pierre avec une légère inquiétude, comme la route fait un virage, il ne voit plus la voiture

- Ils se sont arrêtés.

 Pierre dit cela avec plus d’espoir que de certitude, mais il veut se montrer rassurant. 

- Dans 10 mn nous serons chez nous, tu as prévu le diner ?

 Parler lui permet de ne plus penser à cette voiture. Le quotidien est toujours réconfortant.

 

Subitement, la voiture est là, elle arrive derrière eux, avec des appels de phares, klaxonnant bruyamment. Pierre ralentit. La voiture les double et contre toute attente, s’arrête brutalement devant eux, au milieu de la route. Pierre, de toutes ses forces, enfonce la pédale de freins et ils voient trois jeunes surgir et ouvrir leurs portières.

- Alors pépé, tu ne veux pas l’abimer ta petite voiture. Descends on va te montrer comment ça se conduit. 

Pierre s’accroche à sa portière qu’il cherche à refermer.

Françoise de sa petite voix dit : « mais qu’est ce que vous voulez ? » Ça les fait rigoler. 

Après cette invitation à descendre de leur voiture, ils leurs proposent leur services et avec une grande brutalité, ils les arrachent de leur siège. Pierre et Françoise sont maintenant l’un à côté de l’autre, cela les rassure un peu. En face les trois jeunes rigolent, ils semblent ne pas trop savoir ce qu’ils vont faire, ils ont juste envie de rigoler.

Un des trois, le plus petit, boutonneux, va fouiller dans la voiture, il sort le sac de Françoise comme un trophée :

 

- Ah qu’est ce qu’il y a dans ce sac ? Tu as un portable ? Même pas. Pas moderne la mamy. Ah !  Un tube de rouge à lèvres. Tu veux que je te fasse une fleur ? 

Il commence par barbouiller de rouge la figure de Françoise. Ils rigolent, tout les amuse et en particulier la peur qui se lit sur les visages.

- Laissez-la dit Pierre. 

Grand éclat de rire.

- Tu la défends ta bourgeoise ! Tu ne veux pas qu’on lui fasse du mal. 

Pierre ne sait plus quoi dire et propose : « vous voulez de l’argent ? » Oui, il espère franchement que s’ils leur donnent de l’argent ils vont les laisser tranquilles, ils vont partir.

- Tu crois qu’on est fauchés, non, on s’amuse, vois-tu ? 

- Vous n’avez rien d’autre à faire, pauvres mecs. 

Pierre a dit ça avec tout le mépris possible. Il a vraiment le sentiment d’avoir à faire à des minables. Mais il comprend très vite que sa remarque fait monter la pression d’un cran, il les voit s’agiter, il comprend bien qu’ils ne veulent pas en rester là, même s’il n’arrive pas à comprendre ce qu’ils leur veulent. Il lui est difficile d’imaginer qu’ils n’ont pas d’objectif précis, qu’ils fassent ça pour rien, pour voir, pour s’amuser. Il les regarde, ils font peur, l’un a des cheveux coupés courts et l’autre a le crâne rasé avec une boucle d’oreille, des tatouages. Le dernier a un polo avec la capuche sur la tête, sur le poignet tatoués les trois points qui signifient : mort aux vaches. « Il a dû faire de la prison » se dit Pierre. Ils veulent montrer qu’ils sont des durs. Ils appartiennent à un autre monde, ils n’ont rien à perdre et ils nous en veulent, comme si tout nous avait été donné sur un plateau, comme s’ils voulaient nous faire payer l’injustice du monde.

 

L’un sort son briquet qu’il allume et approche du visage de Pierre, cela l’amuse, il rigole, l’autre sort de sa poche son couteau, qu’il ouvre et pose le tranchant de la lame sur la joue de Pierre. Un autre s’amuse à relever la jupe de Françoise, et là encore éclat de rire.

 

Pierre et Françoise se taisent, ils ne savent pas quoi faire. Ils se regardent avec intensité, ils se comprennent et chacun cherche à rassurer l’autre. Il s’inquiète pour moi, pense Françoise, elle voudrait lui dire : « Ne bouge pas, ne fais rien, ne les énerve pas. » Lui pense, pourvu qu’ils ne lui fassent rien, je serais capable de n’importe quoi. Françoise sent le regard de Pierre sur elle, un regard d’amour et de désespoir. Elle se redresse, elle le regarde avec une intensité extrême, je tiens le coup.  

 

C’est à qui se montrera le plus menaçant, ils s’approchent, se bousculent et leur rire ! Insupportable ! Un rire d’excitation. L’un ébouriffe les cheveux de Françoise, lui met devant la figure puis s’amuse à les tirer, l’autre tente de bruler la veste de Pierre avec son briquet, ils tirent sur sa cravate, le plus timide s’en prend à la voiture, il la balance, comme ça, pour faire quelque chose, pour rien, il n’a pas d’idée précise.

 

Pierre et Françoise se regardent toujours, ils se comprennent, ils se montrent dignes, silencieux, ils veulent maîtriser leur peur, surtout pour rassurer l’autre. Par la pensée, ils semblent se dire : ne t’inquiète pas pour moi, mais, ils réalisent qu’il n’y a pas d’issue, s’ils résistent cela les excite, s’ils se taisent cela les énerve. Ils sont toujours là, provocants, insultants. Pierre se concentre sur les numéros de leur voiture et se les répète pour bien les mémoriser. Il sait qu’il va porter plainte : on les retrouvera, il faut qu’ils arrêtent, qu’ils comprennent que cela ne se fait pas, ils n’ont rien d’autre à faire ?

 

Soudain, un bruit de tracteur se fait entendre, tous les regards se tournent, ils voient un agriculteur qui sort de son champ, ses deux chiens sont derrière et rapidement accourent, ils aboient, sautent  menaçant les trois jeunes comme s’ils avaient compris ce qui se déroulait. Pierre et Françoise ont toujours les yeux rivés sur le tracteur qui maintenant vient de s’arrêter derrière leur voiture et subitement ils réalisent que c’est fini, ils entendent le bruit des pneus d’une voiture qui démarre brutalement.

 

- J’ai retenu les numéros de leur voiture dit Pierre avec un ton décidé mais Françoise n’y croit pas, pour la police, il n’y a peut-être même pas de quoi fouetter un chat, et sur ces mots, elle se jette dans les bras de Pierre et subitement, elle éclate en sanglots, même elle est surprise de leur force, elle ne peut pas s’empêcher, ils remontent de très loin, ils la débordent avec une intensité inimaginable.

- Oui, dit Pierre, on a quand même eu peur.