Si j’avais su que c’était si facile de partir, moi je t’assure, je serais partie depuis 2 ans, 3 peut être. Non pas trois, j’aurais loupé le voyage à Marrakech, pour une fois qu’il m’emmenait quelque part.

C’est vrai ça, juste avant qu’on se marie, il m’avait dit, je me souviens même de l’endroit, on était au café de la Poste, tu sais ce bar qui fait le coin du Cours National. On avait l’habitude de se retrouver le soir vers 6 heures, lui après le boulot, moi après mes cours chez Pigier.

On venait juste de se fiancer, j’avais la bague avec le diamant, enfin il était un peu faux mais il brillait quand même. Eh bien, juste avant que chacun rentre chez soi, il m’avait déclaré, un peu solennel :

- Ma chérie, tu sais que je t’aime à la folie, je t’aime tellement que lorsque nous serons mariés, je t’emmènerai faire le tour du monde.

Va m’avait fait tout drôle, tu connais Robert, pas le genre romantique, j’en avais eu les larmes aux yeux et j’avais fait semblant de le croire, peut-être même que je l’avais cru.

Les deux femmes sont assises face à face, elles sont sensiblement du même âge, la soixantaine fatiguée chez l’une, chez l’autre le désir affiché de tenir tête au temps.

Dans le miroir au dessus de la banquette,  les serveurs se déplacent en une chorégraphie de corps qui s’inclinent et de bras qui se tendent sur une musique cacophonique de voix s’entremêlant.

La femme assise sur la chaise s’est tue, elle contemple son image sans la voir, elle tripote machinalement l’anneau de sa main gauche, elle a posé à ses pieds, tout contre elle, un sac de voyage dont les multiples bosses laissent à penser que le contenu y a été fourré dans la précipitation.

Puis elle reprend d’un ton plus apaisé le fil de son récit, comme si elle s’adressait à son reflet.

Le tour de monde… de notre petit monde, oui. Un  dimanche chez les parents de Robert, un dimanche chez mes parents et les vacances chez tata Paulette.

- Mais enfin chérie, cesse de te plaindre, disait-il,  tu sais comme ça leur fait plaisir de nous voir et les enfants sont si contents d’aller chercher les œufs dans le pailler.

Oui… les enfants sont si contents… Ils sont partis les enfants. Ils sont gentils, je ne dis pas, ils nous appellent tous les dimanches pour prendre de nos nouvelles. Mais ils sont loin.

Ah ! je suis fière d’eux, on a fait des sacrifices pour eux mais on est récompensés. Ils ont de bons métiers. Mon Sébastien, il est en Amérique, il travaille dans la Silicone Valley et ma petite Mathilde, elle est infirmière dans une grande clinique à Lille, elle continue de travailler dur pour être chef de service.

Ils n’ont pas d’enfants, ils disent qu’ils n’ont pas le temps, qu’ils ne se sentent pas prêts.

C’est dommage, j’aurais bien aimé avoir des petits-enfants.

Le regard de la femme s’évade et ses yeux clairs accrochent au passage ceux d’un jeune garçon qui la regarde dans le miroir.

Elle se saisit de sa tasse de café et constatant qu’elle est vide, elle fait un geste de la main.

Un garçon empressé s’approche.

-       Vous désirez ?

-       Vous avez du gin fizz ?

-       Bien sûr.

-       Alors un gin fizz

Et dans un rire joyeux, elle ajoute.

Quand j’étais jeune et que j’allais en discothèque avec Robert, c’est toujours ce que je prenais, il me disait que c’était une boisson « de gonzesse », lui il prenait un Scotch, ça faisait plus viril !…

Elle se met à glousser derrière sa main, elle est revenue 40 ans en arrière. Elle part faire le tour de monde avec son amoureux.

Le verre déposé sur la table s’enveloppe d’une fine pellicule de buée, elle le regarde et l’entoure de ses deux mains pour en recueillir la fraîcheur.

Elle le porte lentement à ses lèvres comme si elle accomplissait un rite sacré et à la première gorgée avalée, ses yeux se voilent de larmes.

-       C’est fort.

Dans le bar, le brouhaha du début d’après midi s’est calmé. Les deux femmes sont désormais quasiment seules.

La femme de la banquette, immobile depuis le début du récit observe son interlocutrice avec intérêt. Elle s’attarde sur les sillons noirs de rimmel qui ont coulé sur  le visage qui lui fait face, elle  s’apprête à parler, puis se ravise, elle se  lève alors.

La femme sur la chaise se fait implorante.

-       Reste, laisse-moi finir mon verre, je vais partir. Je ne sais pas encore où. Peut-être chez des amis.

Elle se penche au-dessus de la table et lui  saisit le bras,  en se déplaçant  elle a légèrement trébuché contre son sac de voyage et tout en rétablissant son équilibre, elle ajoute.

-       Oui c’est ça j’irai chez des amis.

Dans le miroir, le verre d’alcool a demi entamé posé sur la table et  les deux femmes qui se font face composent un tableau à la Hopper. Pendant une fraction de seconde, rien ne vient déranger les lignes.

Puis, une voix, provenant de l’entrée. Un homme à la chemise froissée s’avance dans le bar. Il appelle, il chuchote presque.

-       Adèle… Adèle…

Interdite, Adèle se retourne,  elle lâche la manche de l’autre femme, sa main reste en suspens quelques secondes au-dessus de la table. Puis calmement, elle se saisit de sa veste restée sur le dossier de la chaise, elle attrape le sac de voyage et tendant la main à son mari elle l’entraîne vers la sortie.

-       Viens Robert, on va être en retard.

 

 

 

 

 

 

Juillet 2014