Puisque j'ai le temps, c'est comme si je me retrouvais un peu perdu. En début de semaine mon chef de service m'a fait appeler pour m'annoncer que je devais solder mon compte de journées de RTT  avant la fin du mois, faute de quoi elles seraient perdues. Il en a de bonnes celui-là, je considère que c'est une forme d'abus de pouvoir et que si...

   Il n'est évidemment pas question d'en arriver là, j'ai donc obtempéré et posé une demande d'autorisation d'absence pour congés, d'où cette abondance de temps disponible. Le problème, c'est que cette nouvelle m'a pris de court et que je n'ai rien prévu pour utiliser au mieux cette manne de jours de liberté, qui viennent de m'échoir.

   La belle excuse que j"avance là ! j'aurais pu de façon tout à fait cohérente m'organiser autrement et utiliser au fil des mois, ces journées que je savais tapies là-bas au fond de la mémoire d'un ordinateur du service des ressources humaines, mais aussi dans un coin de mon cerveau il faut l'avouer pour être honnête.

   Je me rappelais bien avoir ébauché des projets d'utilisation : voyager, rendre visite aux membres de la famille, rencontrer des amis, voire aller participer à un stage d'acquisition d'une technique sportive ou artistique, et bien rien de tout cela ne s'est fait. Je partais chaque matin au travail, me contentant de répéter que j'étais submergé par les tâches que l'on m'y confiait, et pendant ce temps-là le temps filait allègrement égrenant ses saisons et moi les années.

   Un peu abasourdi sur l'instant par cet arrêt brutal, je goûte maintenant de façon tout à fait agréable ces heures soudainement libérées, un verre à la main et installé dans un fauteuil sur ma terrasse, je me prélasse dans la rêverie. Le problème, c'est que je suis le type même du procrastinateur,  je sais donc qu'une multitude de tâches en retard bénéficieraient avec profit de cette providence. Mais si je me laisse aller à ce penchant, je me trouverais devant l'obligation de devoir faire un tri, d'avoir à afficher des priorités, de choisir, et c'est bien ce qui me turlupine, ce sera pour demain, ce soir, je vais aller marcher. Marcher est une activité qui a le don de me laver l'esprit et qui me permet dans le même temps de faire le ménage dans mes pensées. Ma femme serait encore avec moi, elle m'aurait dit: " Est-ce que tu te rends compte que tu es un malade, un grand malade, même pas fichu de gérer tes congés alors que nous sommes là à tourner en rond". En un sens, elle n'aurait pas eu tort, mais elle s'est lassée et je suis donc seul à devoir prendre une décision

   Le lendemain au réveil, je suis surpris que la nuit m'ait porté conseil, ce temps qui m'est échu, je vais  le consacrer à moi-même. N'allez pas penser, il va se précipiter dans un institut quelconque pour se faire remodeler je ne sais quoi, les rides me vont bien, les cheveux blancs itou. Non, je vais me servir de cette  manne pour améliorer mon fonctionnement quotidien, Attention, pas tout de suite les grands mots, j'envisage tout au plus de mettre de l'ordre dans quelques endroits stratégiques de mon espace de vie.  Après mûre réflexion, une action se détache du lot comme devant être prioritaire : ma table de travail. Quand dans une revue, on vous présente la table de travail d'un personnage illustre, elle est toujours impeccablement tenue, ordre parfait, crayons taillés, stylos dans un pot, quelques beaux objets, des photos de famille, un joli livre avec son marque-page, quelques notes manuscrites sur un carnet, un vase avec trois roses dont les pétales commencent à choir. Dans la réalité avouons que nous, qui ne sommes pas des illustres, sommes le plus souvent confrontés  à des bureaux présentant des ensembles informes, avec des piles instables de documents qu'un simple courant d'air pourrait fort bien étaler sur le plancher, ce qui en pratique arrive d'ailleurs fort souvent, ajoutant à la confusion du lieu. L'image est tellement dégradée que l'on ne voit même plus à quoi pouvait bien ressembler le bureau à ses origines. Fort de cette détermination, je décide de m'y mettre, mais avant de commencer, je vais me préparer un café, c'est qu'il faut tenir, ces tâches sont tellement déprimantes. Première phase, entreprendre un tri qui permettra d'éliminer d'emblée tout ce qui de toute façon devra finir à la corbeille. Il y en a des masses, c'est fou tout ce que l'on peut mettre de côté en pensant qu'à un moment ou un autre de notre vie, il ou elle aura une utilité dans notre quotidien. J'avais estimé qu'une heure devait suffire pour effectuer cette opération, pour la bonne raison qu'ensuite il me fallait aller faire des courses, être en congé n'impliquant pas de faire carême ou Ramadan.

   Je suis certain que vous voyez ce que je m'apprête à dire, dès le troisième document en main, on commence à le lire, à hésiter sur la disposition à prendre pour, soit le classer, soit l'éliminer, question simple mais complexe à la fois ! Les documents du dessus de la pile  sont récents,  leur identification ne pose guère de question, mais plus on avance, plus l'examen devient long et plus la décision à prendre fait débat. Ainsi, j'avais tempêté contre la sécurité sociale et ma mutuelle qui ne portaient pas des noms adaptés à leur fonction puisqu'elles mettaient des mois à me rembourser, ne jouant donc pas leur rôle, et là au milieu de nulle part, et à ma grande stupeur, je viens de découvrir attaché avec un trombone géant tout une série de feuilles de soins que j'avais préparées et omis d'envoyer.

   Après trois tournées au bac de recyclage, je constate qu'il est treize heures dix, la supérette fermant à midi, je suis bon pour explorer mon réfrigérateur et tenter d'y dénicher quelques restes consommables. Bilan peu brillant, je n'y trouve que deux trognons de saucisson et de chorizo, plus un yaourt périmé, et un morceau de pain rassis, je le passe au gril pour les accompagner et voilà l'affaire, enfin si l'on ne parle pas ici de gastronomie.

   J'avais déjà utilisé toute une matinée et je n'avais pas réalisé le dixième du travail prévu, à ce train-là mes douze jours de congé n'y suffiraient pas. Épuisé je décide de faire la sieste, c'est bien dans mon plan, prendre soin de moi. Au réveil, la sortie à la supérette est incontournable, j'en reviens très chargé et je comprends mieux pourquoi nos femmes n'apprécient que modérément cette activité.

   Un copain est passé me voir, juste au moment où j'allais me remettre au travail, les bières ne sont pas encore passées au réfrigérateur, qu'importe, on les a bues quand même, en refaisant la gestion du temps dans l'entreprise et en assaisonnant ce "C" de chef qui ne sait même pas faire un planning. Pour me débarrasser de lui, j'ai dû m'inventer un repas que j'avais à préparer ayant du monde à dîner.

   -   Ben oui, toi tu peux te permettre de recevoir en semaine, tu as du temps avec tous tes congés, et il a ri en me claquant le dos.                                                                                         Il n'est que dix huit heures et je me remets au travail, à la lumière blafarde de l'halogène le spectacle est encore plus déprimant. Avec mon imagination féconde, je m'imagine devant les vestiges d'un tremblement de terre, les piles de feuilles effondrées, ayant l'aspect de strates d'immeubles aplatis par les secousses sismiques.

   À la fin de la deuxième journée, je vois, que je commence à avoir la situation bien en main et la maîtrise de mon classement, la pile des documents restant ne représente plus qu'un volume très raisonnable. Avec l'expérience acquise au cours des heures des journées passées, je sais d'avance que la moitié de la pile à traiter partira au recyclage. En fait, il n'en sera rien, surprise, je découvre un carton oublié au bas de la bibliothèque il est copieusement garni, pas de soucis la machine est  en marche, cette fois je vais en voir le bout.

   Je commence la troisième journée en tombant sur une grande enveloppe kraft contenant des courriers, certains n'ont même pas été ouverts, et pour cause ils demandent presque tous la même chose : de l'argent pour des œuvres caritatives.                                                                  

   Au moment de me faire un café, il n'y a plus rien, ni café moulu, ni café en poudre, ni thé, ni tisane. Je laisse tout en plan et repars en courses. Bien m'en a pris de regarder si par hasard il ne manquait rien d'autre, il n'y avait plus ni beurre, ni  viande. A la supérette, je suis tombé sur une ancienne collègue qui faisait ses courses, nous sommes allés prendre un verre, ses enfants sortant de l'école à onze heures et demie, je suis rentré en vitesse,je n'avais rien de prêt pour midi.

   Après ma sieste, j'ai recommencé à relire les vieux courriers, déprimant comme action, j'ai été me chercher une bière et je me suis allongé sur le canapé pour regarder un feuilleton à la télévision, ce qui m'a mené jusqu'au dîner, enfin sa préparation. En me mettant aux fourneaux, je me suis dit qu'en définitive, j'avais vraiment beaucoup de chance de pouvoir tranquillement, faire œuvre utile dans ma maison"puisque j'avais le temps". Plongé dans mes réflexions pseudo philosophiques, j'ai oublié la poêle sur le feu et n'ai été alerté que lorsque la fumée a atteint une certaine consistance. Mon dîner étant carbonisé, je suis ressorti au café du coin pour m'offrir un croque-monsieur.

   Impossible de fermer l'oeil, un croque-monsieur et une salade ne m'avaient pas rassasié, vers cinq heures du matin, me voilà réinstallé devant ma montagne interminable, tel Sisyphe poussant son rocher, bonne initiative, j'ai été efficace et en peu de temps j'ai éliminé l'enveloppe de papier kraft et son contenu.

   Pour la vérité, je dois avouer que ce n'est pas tout a fait vrai, il reste un courrier que je n'ai pas réussi à éliminer, un copain, le terme n'est peut-être pas très juste, aux vues de la situation, m'a écrit voilà six mois. Nous nous connaissions bien ayant fait une partie de nos études ensemble, mais sans être à proprement parler des amis. En quelques lignes d'une écriture serrée, il m'annonçait que son médecin venait de lui notifier qu'il était atteint d'une  leucémie foudroyante et qu'il pensait n'en n'avoir plus que pour quelques mois.                                                                               Sur l'instant, sa lettre m'a tétanisé, jusqu'à ce courrier il ne m'était jamais arrivé de penser que l'on pouvait mourir aussi jeune, je crois plutôt que je m'interdisais de le penser. Réaction un peu stupide de ma part, je sais bien que l'on peut mourir à tous âges, que le temps ne tient aucun compte d'une justice égalitaire en la matière, contrairement aux humains qui voudraient toujours tout araser pour que pas une seule tête ne dépasse.

   Pourquoi n'avais-je pas répondu ? La peur peut-être, encore que je n'en sois pas certain. Pourquoi m'avait-il écrit ? en quoi espérait-il que j'allais pouvoir lui être secourable. Mais toujours cette lancinante question, pourquoi être resté silencieux ?

   Me connaissant, devant l'ampleur de la tâche, j'avais dû me dire qu'il fallait prendre le temps, que je lui écrirais quand ma stupeur serait passée, quand j'aurai récupéré ma capacité de penser, et d'avoir envers l'autre une part d'empathie. Puis l'entassement sur le bureau, comme l'écoulement du temps avaient avalé la missive, la recouvrant de tout et de rien, la noyant entre une fiche publicitaire pour un ordinateur portable et une demande de fonds, pour les Petits Frères des Pauvres. Des images terribles des souffrances épouvantables, mais lui,  lui je le connaissais c'était tout de même différent.

   Le matin du sixième jour, j'ai craqué, j'ai pris ma voiture et je suis allé le voir, une bonne heure de trajet, j'ai reconnu le pavillon étant déjà passé chez lui prendre un verre.

    - Oh bonjour Michel, tu viens voir Claude, m'a dit  son épouse, il est au jardin, va le rejoindre.

Il était dans la position du jardinier à genoux repiquant des salades.

   - Salut Michel quel bon vent t'amène ?

On a bu un verre tous les trois, j'ai refusé de rester déjeuner prétextant un rendez-vous.

Deux jours après, j'ai reçu un courrier : " Tu as dû te dire ce mec, il déménage", mais je n'allais pas bien, tu ne peux pas savoir le choc que ça m'a fait quand le toubib m'a annoncé ça. Il fallait que j'en  parle à quelqu'un alors ça a été toi. Maintenant ça va mieux, merci, d'être passé à la maison.

 

Une semaine, que j'ai repris le travail, j'attends mes prochaines journées de RTT  pour reprendre mes rangements, c'est qu'il me faudra du temps pour les terminer.                       

 

 

                                                                                                          DG La Massinière - Avanton. Le 07. 05. 2014