« Reviens à Roubaix ! Reviens à Roubaix ! Reviens… »

Il lui semble que c’était hier que son père martelait, en vain, cette injonction. Igor presse le pas pour échapper à cette voix qui le poursuit, aux passants qui déambulent sur les pavés, à la pluie glacée de novembre qui s’infiltre sournoisement le long de sa nuque. Il presse le pas pour arriver à sa maison natale où l’attend Anna.

Anna…Il tente d’imaginer la vieille femme qu’elle est devenue. En vain. Lui revient obstinément en mémoire le visage énergique mais souriant d’une jeune femme brune toujours prête à soigner une écorchure, frictionner une bosse, consoler un chagrin d’enfant en l’absence de la mère retenue par la comptabilité de la filature.

Anna…Il y a vingt-deux ans. Son sourire navré tandis qu’il préparait son maigre bagage avant d’intégrer l’abbaye cistercienne de Scourmont et qu’elle entendit la voix cinglante de Monsieur Stobolosky lancer en guise d’adieu : « Je considère que, désormais, nous n’avons plus de fils ! »

Anna…Et sa voix cassée hier au téléphone :

« Igor, je dois t’a…Je dois vous annoncer une triste nouvelle. Votre mère…Elle  s’est éteinte cette nuit. A l’hôpital. Elle était très faible. Ces derniers temps, elle ne mangeait plus. Elle m’avait chargée de vous prévenir le jour où cela lui arriverait. »

Et « cela » lui était arrivé. Hier. Elle était partie. Sans le revoir. Sans même le faire appeler.

Perdu dans ses réflexions, Igor longe la grand Rue, insensible aux changements notoires qui s’y sont opérés, avec, notamment, l’installation d’une galerie de trente magasins et d’un hypermarché. Ses jambes le portent instinctivement devant son immeuble de la rue J.B Lebas. Ses yeux balaient la façade au montage de pierres et de briques rouges. Il note que les persiennes du rez- de- chaussée ont été remplacées par des volets roulants. A droite de la porte, sur la plaque de cuivre légèrement ternie figure toujours le nom d’Aleksander Stobolosky. Il effleure sous ses doigts le bouton de la sonnette dont le contact lui demeure familier en dépit du temps écoulé. Par deux fois, au moment d’appuyer sur le bouton, Igor suspend son geste, l’index comme paralysé ; il entend enfin la sonnerie retentir et tout aussitôt des pas pressés se diriger vers la porte qui s’ouvre largement.

En haut des deux marches de pierres, la femme se fige, hésitante. Igor, le cœur serré, contemple ce visage dont l’énergie semble à présent voilée de  lassitude tandis qu’un léger pli d’amertume se dessine aux coins des lèvres ; l’opulente chevelure brune, qu’enfant il se plaisait à tresser dans ses moments de tendresse, est désormais striée de fils argent et disciplinée dans un strict chignon banane.

Après ces quelques instants de muette et réciproque contemplation, Igor s’élance vers Anna qu’il serre dans ses bras. Ils restent ainsi longtemps enlacés.

Puis, le nez brutalement plissé de plaisir, Igor se détache le premier   :

- Hum, quel parfum ! Tu  n’as pas oublié l’heure de mon chocolat, je le sens d’ici ! Il embaume.

-Ton chocolat et tes petites brioches à tête, comme tu les appelais. Je t’ai installé dans la cuisine comme autrefois. Mais…Je m’aperçois que je te tutoie alors qu’il y a à peine cinq minutes je m’interrogeais à ce sujet.

-Si tu m’avais vouvoyé comme hier au téléphone, j’aurais refusé de boire ton chocolat !

-C’est que vingt-deux ans sans te voir, c’est beaucoup ! Et puis j’ai appris que tu avais été élu père abbé de l’abbaye de Scourmont, cela m’intimide. Dommage que ta nomination  n’ait pas eu lieu du vivant de ton père ! Tout aurait peut-être été changé, arrangé entre vous.

-Tu sais bien que non, Anna ! A ses yeux, je serais seulement passé de la fonction de détaillant à celle de grossiste en bières et fromages.

-Il est vrai que cette abbaye est surtout réputée pour sa bière et je suis, moi-même, un peu étonnée de ton choix.

-Je suis certain que tu le serais moins si je fabriquais du chocolat ! Je plaisante mais il faut bien que tu comprennes que notre abbaye, avant d’être une brasserie, est une communauté religieuse.

 Une communauté d’une trentaine de moines qui vit l’Evangile en respectant les règles de Saint Benoît. Nous faisons alterner prière,  chant liturgique et travail. Travail de la brasserie, des champs mais aussi travail intellectuel.

 En ce qui me concerne, je m’occupe activement de notre propre maison d’édition, des échanges internationaux en particulier avec des moines de tradition bouddhiste et tibétaine.

-En somme, tu es heureux.

-Je suis en paix Anna.

-J’avais un peu espéré qu’après la mort de tes parents, tu reviendrais vivre ici.

Ta salle de musique…Rien n’a changé, tu sais. Personne, n’a été autorisé à pénétrer dans cette pièce depuis ton départ. Elle l’entretenait elle-même. Chaque après-midi, elle y passait de longs moments et en sortait souvent les yeux gonflés.

 

-Ma vie est au sein de ma communauté, Anna. Tel est le sens de mon engagement, des vœux que j’ai prononcés. Demain, après les obsèques, je rejoindrai mon abbaye après t’avoir rendu les clés. Cette maison sera désormais la tienne si tu le veux bien.

A présent, je vais me recueillir dans cette salle où Maman se retirait.

 A demain et…merci, Anna.

 

Le grand salon est plongé dans la pénombre de cette fin d’après-midi pluvieuse d’automne. Igor, se refuse à allumer, attend que ses yeux parviennent à apprivoiser cette absence de luminosité. Trônant au centre de la pièce, grand ouvert, il est toujours là. Il, son piano à queue, son Yamaha, son rêve devenu réalité le fabuleux jour anniversaire de ses quinze ans. De toute la blancheur de ses touches, le clavier semble lui sourire, l’inviter à la caresse, à d’émouvantes retrouvailles.


 Incapable de résister à cet appel, Igor cherche son tabouret du regard. Il le découvre curieusement relégué contre le mur. Au moment de s’en emparer, il remarque, à son aplomb, une usure importante de la tapisserie et comprend que sa mère s’est adossée à cet endroit, jour après jour, depuis vingt-deux ans.

Revoyait-elle alors, derrière ses paupières qu’il imagine closes, le bambin de trois ans, s’entraînant à ses premières gammes, juché sur une pile d’encyclopédies devant un piano droit ? L’enfant de cinq ans déchiffrant studieusement une partition tout en quêtant sur le visage de son père une expression de satisfaction qui le vengerait, lui, le polak, le rouquin, le Poil de carotte, de toutes les humiliations subies à l’école ? Ou l’adolescent talentueux, lauréat du Conservatoire, que son père, admirateur éperdu de Chopin, imaginait en pianiste virtuose ovationné par un public cultivé ?

Peut-être évoquait-elle plutôt ces semaines précédant le festival Chopin à Nohant où fuyant la capitale, il s’était réfugié ici afin de ne plus se laisser distraire par des activités autres que pianistiques. Il ne quittait plus son piano à queue, enchaînant, des heures durant, des exercices de grande vélocité selon le programme établi par ses professeurs du conservatoire de Paris.

 Ceux-ci avaient alors la conviction, bien ancrée, que ce concert allait lui permettre de devenir l’interprète le plus prisé de l’œuvre de Chopin. Conviction entièrement partagée par Monsieur Stobolosky.

Alors que son père se réjouissait de voir son rêve sur le point de se réaliser, lui, était, au fur et à mesure que la date du concert approchait, la proie d’une anxiété croissante

Jouer l’œuvre du grand maître dans les lieux mêmes où celui-ci avait vécu quelques années de sa vie, y avait composé ses œuvres majeures, lui semblait un défi trop lourd à surmonter. Il éprouvait le sentiment de ne pas être digne d’un tel honneur et de s’apprêter à commettre un sacrilège.

De cette angoisse qui l’étreignait, seules sa mère et Anna étaient conscientes. Toutes deux partageaient sa souffrance, en silence, afin de ne pas déclencher les foudres de Monsieur Stobolosky.

A présent, face à ce piano muet depuis vingt-deux ans, Igor se remémore ce terrible après-midi où sa vie et celle de ses parents allaient basculer.

Le jour venu, un public exigeant se pressait dans la vieille bergerie faisant office d’auditorium, au premier rang duquel ses parents très fiers de contempler leur fils si élégant dans sa queue de pie puis de l’entendre passer, avec virtuosité, de la douceur des nocturnes au rythme brillant des valses ou des mazurkas avant de s’attaquer à la polonaise héroïque qui devait clôturer le programme.

Il redoutait particulièrement l’exécution de cette pièce utilisant toute l’étendue du clavier, comportant des gammes d’une grande rapidité, des trilles mobilisant les doigts les plus faibles, des arpèges difficiles, des octaves aux deux mains, des accords demandant de grands doigts.

A peine terminée la longue introduction de la polonaise héroïque, composée de gammes chromatiques, qu’il ressentit une subtile sensation de perte de contrôle des doigts cubitaux de sa main droite. Il fit un effort surhumain pour ne pas céder à la panique et pour poursuivre son jeu mais, lorsqu’il attaqua les trilles du premier thème, l’annulaire et l’auriculaire droits restèrent fléchis et refusèrent obstinément de se mobiliser. Il eut alors une pensée fulgurante pour Schumann qui connut le même supplice, se leva, ferma le couvercle du piano avant de se tourner face au public, interdit, devant qui il s’inclina tout en écartant les bras en un geste d’impuissance désolée.

Il se revoit sortir, aussi raide qu’un pantin prêt à se disloquer, de la salle de concert toujours pétrifiée, se diriger vers la maison de George Sand afin d’y récupérer ses effets puis de s’enfuir au plus vite.

Alors qu’il contournait la gentilhommière, il se souvient avoir failli se heurter au jardinier qui l’excusa d’un bon sourire :

-Quelle belle journée, n’est-ce pas ?

Il se revoit le dévisager, interloqué, tandis que le vieil homme poursuivait :

            -C’est dommage de s’enfermer par un beau temps pareil, pas vrai ?

            C’est qu’ils sont tous à la bergerie. A écouter d’la musique.

            Moi, c’est celle des oiseaux ! Celle du vent, que j’préfère !

Devant mon silence obstiné, le jardinier s’excusa :

-Pardonnez-moi, j’parle toujours trop. J’vous laisse profiter du jardin. C’est la meilleure heure.

Une belle journée… La meilleure heure…Le chant des oiseaux… La musique du vent…

Je me souviens très bien avoir pensé :

Ce vieil homme se moque de moi ! Pourtant il n’en a pas l’air. Il semble sincère. Serein. Oui, c’et cela serein : des rosiers, un sécateur, un panier…Cela lui suffit.

Suffit à son bonheur.

Je me rappelle avoir erré au milieu des parterres où s’épanouissaient diverses variétés de rosiers puis suivi les allées de vivaces qui conduisaient à la prairie plantée d’arbres fruitiers, pénétré dans le potager ensoleillé, être revenu au cœur des parterres dont l’ordonnance avait manifestement le don de m’apaiser peu à peu.

C’est alors que l’image d’un couvent surgit du fond de ma mémoire : agencement similaire des massifs, qualité identique de la lumière, même impression de calme, d’intemporalité, de sérénité. Alors que je caressais de mes lèvres la robe pourprée d’une rose, il me souvient avoir, l’espace d’un instant, envié la vie paisible de ces moines, douté de mon propre choix et m’être interrogé sur la cause profonde des troubles dont je venais d’être affecté.

Cette question fut celle que je me posai et que se posa tout un cortège parisien de neurologues, orthopédistes, chirurgiens de la main. Il me reste en mémoire ces longs mois où j’alternai les périodes de repos, de rééducation, de relaxation durant lesquelles chaque tentative d’interprétation d’un morceau exigeant une certaine vélocité, des modifications de rythme se soldait par un échec : annulaire et auriculaire se redressant involontairement ou restant obstinément fléchis. Plus je m’obstinais, plus les troubles augmentaient.

Le temps passant, il devint évident pour tous, soignants et enseignants, qu’il me fallait renoncer à poursuivre une carrière de concertiste et me contenter, afin de gagner ma vie, d’enseigner à des pianistes débutants.

Seul mon père refusait le verdict, vingt-deux ans plus tard, je l’entends encore fulminer :

« Avec de la volonté, on arrive à tout. Il suffit de ne pas s’écouter. Suis mon exemple et celui de ton grand-père, que diable ! Crois-tu que nous n’ayons pas eu à nous battre pour, de simples broutteux d’origine polonaise, devenir patrons d’une filature ? Reviens à Roubaix et travaille un nouveau répertoire. C’est le travail qui te sauvera. Pas les médecins ! Et encore moins les psys ! »

« Reviens à Roubaix !

Reviens à Roubaix !

 A Roubaix, m’y voici revenu, Papa !

Revenu pour conduire Maman en terre.

 Ce que je n’ai pu faire pour toi.

Tu avais interdit que l’on me prévienne de ta mort.

 

Ta dernière volonté a été respectée.

Comme toutes tes volontés l’ont toujours été.

Même après ta mort, Maman n’a pas osé enfreindre ton diktat :

 Considère que tu n’as plus de fils.

Elle s’est résignée au silence.

Résignée à ne dialoguer qu’avec un piano muet.

 Elle s’est lentement consumée de chagrin.

Au dernier instant enfin, elle s’est autorisée à me faire appeler.

 Pour l’accompagner à sa dernière demeure.

Elle te rejoindra pour l’éternité.

Dormez. Dormez en paix tous les deux.

A Roubaix, je ne reviendrai plus Papa.

Le piano restera à jamais muet. 

Je repars demain.

Serein.

Ma cellule, aux murs étroits dorés par le soleil du couchant, m’attend.

 

 

 

 

 

 

 

Renée-Claude  février 2014

(Nouvelle s’appuyant sur deux photographies : celle d’un piano à queue et celle d’un espace clos partiellement ensoleillé)