Venusberg

 

                                             Lettre à une inconnue (ou presque!)

                         

Dans la crypte sacrée, minuscule excroissance parisienne du Festspielhaus, celui de la colline sacrée de Bayreuth, l'obscurité s'est faite, il me faut néanmoins fermer les yeux pour percevoir le bruissement annonciateur des premiers accords. La musique s'annonce, s'avance comme les prémisses d'un flot, le Rhin et ses naïades, le Rhin printanier à l'aube du monde, non pas le Rhin furieux et ravageur portant le feu du crépuscule. La voix hypnotique et souterraine nous berce, convoquant Schopenhauer, Feuerbach et, bien inévitablement Nietzsche au chevet, il doit être bien las, de ce pauvre Wagner.

 

Les ondes sonores où nagent les filles du Rhin, les vagues m'entrainent, assoupi, je glisse avec elles, près de leurs corps délicieux et inaccessibles.

 

Les trois fées, les trois ondines qui narguent et  agacent  le pauvre gnome dans lequel je me trouve captif, s'enlacent se fondent, se dissolvent, se différencient, plongent et roulent dans le rêve musical cuivré de l'Or du Rhin, Semi Déesses ineffables, impuissance cruelle, que faire? Jeter dans le flot une bouteille avec mon appel, comme je le fis naguère sans succès, au milieu de l'Atlantique ? En quelle langue leur écrire, en allemand, en faux -vieil-allemand wagnérien ? J'aurais trop peur de mes fautes de syntaxe ! Sacrilège ! Souiller le Rhin, m'adresser à qui ? A laquelle ? A la sublime et vaporeuse bruine de l'eau bouillonnante ? Elle qui touche le corps de Vénus même ? Je m'égare, Vénus n'est pas dans ce flot. Et que dire, écrire, oserais-je vous tutoyer ? Une personne d'une telle qualité, d'une si haute naissance, cela ne se peut concevoir, mais votre substance, votre essence même m'est tellement proche et intime que j'en ai pourtant la coupable tentation ! Une divinité issue de notre propre rêve que l'on ne saurait que voussoyer si la fantaisie de Wotan lui donnait corps et chair ? Surgie de mon esprit n'y aurait il pas une ombre d'inceste ? Ectoplasme, phantasme , rêve, désir ? Comment demander à un rêveur envouté de s'essayer à ce que font les critiques d'art, de musique, d'opéra, et les psychanalystes ?

 

Weia waga ! Vogue ma vague chantent les gardiennes de l'Or, qui plongent, roulent dans le tumulte musical cuivré, doré devrais-je dire du Rhin, je nage avec elles, je les frôle, l'eau résiste  m'englobe, m'englue, elles, légères se meuvent  dans leur espace immatériel !

 

Les flammes, gardiennes de la guerrière endormie caparaçonnée  d'une  résille d'acier, vacillent  dans les bulles de mon verre où brille un vin rhénan, d'un geste inconsidéré, je le renverse et ce vin  m'entraine   à bord d'une adorable petite nef d'ivoire et de pourpre, forme aboutie, avatar divinisé et ronronnant des minuscules autorails rouge et beige de mon enfance engloutis par ma faute dans le grand brasier du Rhin. Fallait-il leur mort pour que j'accède à l'érotisme des adultes ? Elle contourne la grande forêt mythique et vient s'immobiliser sur une voie en impasse, véritable petite gare privée, blottie dans une douve sèche entre escarpe et contre-escarpe aux pieds des fortifications du  Walhalla ou du  Vénusberg ! La confusion est excusable ! Les murailles sont saisissantes. Un sentier étroit et difficile franchit une poterne abandonnée, ornée de deux dauphins batifolant, escaliers sans fin, l'ascension est délicate, une structure de charpente, nette, géométrique naguère laquée de blanc, aux assemblages parfaits et invisibles en dépit de l'âge : l'ordre éternel, Portait-elle des cloches, un beffroi ? En ce lieu ? Improbable ! Encore que du Graal au pèlerinage de Tannhäuser, l'annonce de la rédemption  puisse trouver place. Une  tour de guet ? Fortification ancienne délaissée au point que le bois reprenne sa vie, se révolte, s'échappe de sa forme, les colombes éclatent redeviennent branches, se tordent se mêlent aux racines, prolifèrent… L'anarchie ? Non : la rationalité biologique échappant à la volonté des Dieux ! Les géants frustrés et furieux, insufflent par les plaies qu'ils ont causées aux charpentes, la désobéissance, la haine à la forêt mutilée et asservie aux puissances telluriques, à Erda la terre, Aard en arabe, voilée de noir, rêvant comme eux d'abattre Wotan, le maitre des dieux. Se glisser  entre ces racines visqueuses dont la rage de vivre risque à tout instant de vous enserrer comme des boas végétaux ? C'est peut-être ici, la véritable épreuve, et que se manifeste la défense réelle du lieu, d'où le délaissement de la première poterne.

 

L'espace s'ouvre enfin, claironné par une allée de  trompettes reprenant une cantate de Bach : Filles du Rhin, Reine de la nuit, l'éblouissement, Vénus nue ou voilée de résille de pourpre, la pourpre du linceul où dorment les Dieux morts : l'apothéose, On ne doit lui adresser la parole qu'en grec ancien, Impossible! Une telle vision aveugle ; trop sublime le rêve, les couleurs de décors d'opéra explosent, pâlissent, difficile de les appréhender elles s'effilochent, on ne retient que des lambeaux…De toutes les forces dont on  peut disposer dans un rêve, je m'agrippe à ces reliques, l'or des cuivres  mué en argent je glisse dans un éclaboussement de reflets…

La nef vogue  toujours, devenue cygne d'argent sur la mer scintillante, celle d'Irlande et de Tristan, les bulles de mon verre éblouies par le soleil explosent en une fine  pluie froide tombée des nuées embrumées du Walhalla, tout au-dessus de nos têtes, et nous écrasent, parvenues au niveau de la mer, Le Vénusberg devenu refuge rupestre, l'écarlate du voile de Vénus se mue en un parme délicat et exquis, mon rêve l'avait doté de l'éternité, il retombe en  poussière de cendre argentée.

 

Que les Dieux ne la laissent pas s'évaporer dans l'éther avant que les vagues de la mer occidentale  ne nous emportent tous  dans le brasier final du crépuscule de feu poussé par le Rhin, Toute bouteille à la mer semble dérisoire,

C'est en souvenir de ces évènements intemporels et sublimes qu'aux yeux du promeneur solitaire, vus de ce rocher, les couchers de soleil sur la mer ont de discrets reflets parme.