La chambre était petite et spartiate, mais après des heures de route, je n'espérais pas trouver mieux. Cette fois, c'était dit, il fallait que je dorme, ce ne fut pourtant pas une sinécure, mon Kosovar avec ses histoires d'égorgements m'avait retourné les sangs et je fis longtemps des sauts de carpes.

   Ce fut le bruissement des voix dans le couloir, les claquements de porte et le bruit des camions au démarrage qui eurent raison de mon sommeil, j'ai lentement émergé. Hier au soir, fatigue plus alcool m'avaient asséné un KO me déconnectant les neurones, j'ai dû faire de gros efforts pour me remémorer ce que je faisais là.

   A cet instant j'ai découvert la réalité de la pièce dans laquelle j'avais dormi, elle était pire que ce que j'avais imaginé en arrivant. En levant les yeux, j'observais que le plafond était porteur de tâches rondes, témoignage de fuites qui s'étaient produites à l'étage supérieur ou résultat de projections diverses, il y en avait tant qu'il ressemblait à une plage grisâtre couverte de petits galets ronds et plats. Sensations renforcées par les teintes qui avaient été utilisées pour peindre les murs, l'un en ocre jaune et l'autre en bleu pastel, qui m'embarquèrent dans un rêve de plage mauritanienne avec dunes et vagues sur l'océan, le bruit du ressac en moins évidemment.


   Hier au soir en entrant dans la pièce, je ne m'étais pas aperçu qu'il y avait un miroir, vestige d'une époque faste. Faut dire que je m'étais couché déconnecté, et dans une ambiance de lumière si chiche qu'elle vous renvoyait à l'époque des lampes à huile. Ce matin le miroir captait les rayons d'un soleil invisible, donnant à mon mur dune des couleurs d'ors fondus. De là où j'étais allongé je ne voyais pas la fenêtre, elle n'était présente dans la pièce que par son reflet dans le miroir et sa réflexion sur le mur. Grille de prison baraudant la glace, scarifications tribales ou collier de femmes girafes sur le mur, l'or semblait avoir coulé sur le bleu de l'océan donnant l'impression que l'on était à marée basse.

   Ma tête menaçant d'exploser, je replongeais le nez dans mon oreiller, le matelas sentait l'éteule après une longue période de sécheresse et mon coeur se mit à battre la chamade. Il faut t'arracher mon gars si tu veux être demain soir à Gibraltar... .

   En arrivant, il m'avait fallu secouer un peu le petit bonhomme tout fripé et mal rasé qui dormait la tête posée sur son bureau. Il avait ouvert les yeux, hébété, l'air hagard et apeuré, scrutant les quatre coins de la pièce. Il gardait encore les plis du journal du jour imprimés sur le visage, et une trace de café au coin de la bouche. Dans l'état ou il était, surtout ne pas l'interpeler trop vite, ou il était capable de me faire une syncope avant d'avoir compris ce qu'il lui arrivait, juste attendre que son regard noir se soit stabilisé dans des orbites, qu'il avait creuses comme des marigots, ensuite on aviserait.

En attendant qu'il récupère tous ses sens, et étant affamé, je suis passé derrière le bar, j'ai fouiné, ouvert le frigo, y ai pris une bière et un sandwich. Si la bière était fraîche, ce n'était pas le cas du sandwich, il avait des heures de vol l'animal, mais comme moi, j'avais des heures de route, je me suis dit que nos états calamiteux respectifs, allaient pouvoir faire cause commune. Quand il m'a vu revenir une bouteille dans une main, mon trognon de pain dans l'autre, le veilleur qui avait un peu récupéré a fait mine de protester.

- Faut pas vous gêner, vous là, il est interdit de passer derrière le bar, il y a un écriteau, vous savez lire tout de même. Vous auriez pu me demander.

- A qui ? À vous ? Il aurait fallu que vous soyez un peu plus réactif.                                            Là je me suis dit, mon vieux arrête, n'emploie pas des mots pareils, si non tu vas lui noyer le carburo et lui faire sauter ce qu'il lui reste de cerveau.                                                                                                   - Vous mettrez ça sur mon compte si vous avez une chambre à me donner, si non, tant pis pour vous, ce sera cadeau de la maison.                                                                                         Je n'étais pas inquiet j'avais vu qu'il restait quatre clés au tableau, donc des lits disponibles, mais si cet endormi ne se mettait pas en route, ce qui n'était pas à exclure, j'allais encore devoir faire le service moi même. Je ne savais pas trop dans quel trip le sommeil l'avait embarqué, mais visiblement il avait des difficultés à faire la différence entre sa langue et ses dents, en raison de quoi son élocution s'en trouvait fort ralentie. Il me faisait pitié, un pauvre bougre en galère qui devait tirer le diable par la queue pour qu'à son âge avancé il doive encore venir bosser dans un bouge pareil.

   Je me suis installé devant le flipper en sirotant ma bière et croquant mon jambon beurre, à la décharge de ce dernier bien qu'un peu sec, je dois admettre qu'il était encore fort bon. De temps à autre je me tournais vers le veilleur, il n'était pas question qu'il replonge dans son voyage intérieur. Il fallait avant tout qu'il me donne une chambre, il était impératif que je dorme.

   Après des heures de conduite de nuit, les phares arrivant en face vous explosant la rétine, ponctuées de moments d'absence au cours desquelles la voiture avançait toute seule pendant que j'étais inscrit aux abonnés absents, la tension était extrême. Quand en arrivant sur le parking j'avais lâché le volant et coupé le moteur, j'étais resté quelques minutes assis, tétanisé. Je m'étais demandé comment, avec des muscles aussi raides et les yeux pleurant comme après un épluchage d'oignons j'avais pu tenir la route. L'entrée dans ce relais pour routiers avec ses néons palots et ses tables poisseuses m'avait fait du bien, sorte de renaissance Kafkaïenne, mais renaissance tout de même. Il était hors de question que je puisse m'endormir sur l'instant, il y avait trop de voltage dans mes artères. Je m'échinais à faire claquer des parties gratuites, mais le veilleur devait en avoir un peu assez de mon agitation nocturne et des bruits incongrus de la machine.

- Quand vous aurez fini de secouer Gingel Bell vous viendrez chercher votre clé, c'est que je ne voudrais pas y passer la nuit, il rigolait en me disant ça, en plus il avait le sens de l'humour ce gus.                                                                              -  C'est au deuxième, troisième porte à droite, ne faites pas de bruit, il faut me payer avant de monter, c'est la règle.                                                                   Sur ce il m'avait tendu une serviette de toilette qui aurait pu faire l'affaire pour étriller un cheval tant elle était rêche, un gant de toilette et un morceau de savon de Marseille coupé au couteau.

***

   Il tenait à la main une bouteille qu'il portait à sa bouche pour en boire de longues rasades, ayant vu mon regard qui suivait son manège, il avait levé la bouteille en disant c'est du Rakia un alcool de chez moi là-bas au Kosovo.                                     J'avais tiré une chaise, tendu la main pour qu'il me passe une bouteille et je lui avais dit :

- Raconte.

   En réalité, il n'était pas si vieux que ça, juste quarante-deux ans, il faisait partie des brigades les plus dures ayant combattu pour la libération du Kosovo, celles qui massacraient les Serbes par familles entières. C'était pour le bien, c'était pour la terre, enfin c'est ce qu'ils racontaient avait-il ajouté. C'est de là que lui venaient les yeux enfoncés dans les orbites et ce teint grisâtre. Il avait peur de lui, de son ombre, des autres qui pouvaient surgir à tout moment. Il avait peur de l'image des siens égorgés sur le bord d'une route et qui n'avaient pas eu de sépulture, dont les âmes devaient errer là-bas au pays, il ne savait où.                        Coriace la gnôle elle vous arrachait le gosier en passant dans l'arrière gorge au point qu'il fallait se mordre la langue pour s'assurer qu'elle était encore bien là après chaque rasade.

- Comment qu't'es arrivé là ?                                                                                          - J'étais recherché, en fait, j'étais un tueur expéditif, ils avaient mis ma tête à prix et ma photo était partout, j'ai senti que la chance allait tourner, et qu'un matin c'est moi que l'on retrouverait le cou béant, j'ai préféré partir. De toute façon je n'avais plus d'attache. On avait beaucoup d'argent, on le récupérait sur les cadavres, j'ai payé un passeur, très cher pour ne pas qu'il m'égorge à mon tour ou qu'il me vende aux Serbes. J'ai galéré pour arriver jusqu'ici, j'y suis tranquille, quand je n'ai plus eu d'argent pour payer la chambre le patron m'a gardé comme veilleur, avec moi il est tranquille, il n'y a pas de problèmes.

***

   Dans la salle du bas, il y avait le va-et-vient de clients qui provoquaient des ouvertures de porte, donc un peu de ventilation. Quand vous montiez dans les étages, qui à l'inverse étaient des espaces clos, le remeugle croissait de façon exponentielle à chaque palier, la moquette des couloirs devait garder le souvenir des arômes des différents menus servis dans cette auguste demeure, et croyez moi si vous le voulez, il y avait du choix.

J'ai lancé le moteur après avoir fait le plein.

Une chanson moulinait dans les limbes de mon cerveau depuis mon réveil, je me suis mis à la fredonner...

Est-ce ainsi que les hommes vivent. (1)

 

                                                                                                                    DG - Mazeuil - Avanton. Janvier 2014

Louis Aragon Le roman inachevé

Léo ferré Est-ce ainsi que les hommes vivent