Plus de deux mois que depuis le pied du phare des Baleines, par une nuit venteuse de Noël, deux jours avant la violente tempête Martin, Gilles lança sa bouteille à la mer. Plus de deux mois qu’il attend, heure après heure, l’arrivée des gendarmes en vue de l’arrêter. Plus de deux mois qu’il écoute, en boucle, le contenu de la lettre qu’il  enregistra alors avant de s’en séparer. Ce soir, comme chaque soir, tapi dans l’obscurité de sa chambre, il accompagne, de son murmure, sa propre voix issue du magnétophone.

 

St Clément les Baleines le 25 décembre 1999

 

                                                Lettre à toi Inconnu ou Inconnue

 

C’est à cette bouteille, lancée à la mer dans le tohu-bohu des vagues, que je confie mon sort ou plutôt c’est à toi Inconnu ou Inconnue qui la trouveras, qui liras cette lettre, avec horreur ou compassion peut être, et qui décideras alors de ma destinée.

Il me faut tout d’abord me présenter : Mon nom est Gilles Leflovec. Je suis né à Rennes en 1962, benjamin d’une fratrie de quatre enfants, au sein d’une famille d’enseignants, laïcs mais rigides, pour qui les évènements de 68 n’étaient qu’un scandaleux charivari d’étudiants en mal de révolution.

Alors que mes aînés entreprenaient, avec brio, de longues et, à leurs yeux, prestigieuses études de médecine ou de droit, je collectionnais les colles à tire- larigot et allongeais considérablement mon cursus. Seules importaient pour moi les matières artistiques et je ne rêvais que d’entrer à l’école des Beaux-Arts. Mes parents enfin convaincus de la  nécessité de respecter mon choix, ma vie se transforma et j’entamai le chemin qui devait me mener, je l’avoue sans fausse modestie, à la célébrité. De vernissages en expositions, de cocktails en dîners dans les milieux les plus illustres, je perdis peu à peu les repères moraux que mes parents étaient parvenus à m’inculquer. Réussir et séduire à tout prix étant les seuls buts que je poursuivais, je ne tolérais aucune résistance à mes entreprises.

C’est ainsi que ce vendredi 3 décembre dernier, à l’issue de  mon exposition à Dunkerque, je repris le volant en direction de Calais, d’où j’avais prévu de gagner Londres afin d’y exposer quelques toiles au centre culturel de Southbank. Passablement éméché, j’étais dans un état d’excitation épouvantable. Nathalie, ma dernière conquête, mannequin chez Sonia Rykiel, venait, avec beaucoup de cynisme de lever sa coupe à notre rupture devant un groupe d’invités médusés et, pour certains, ironiques.

Ce fut évidemment beaucoup plus que ce que mon orgueil de mâle bafoué pouvait  supporter. Je parvins à la rejoindre sur le parking au moment où elle allait monter dans la jaguar d’un minet minable qui l’attendait.

Je lui administrai une claque magistrale avant de sauter dans ma BMW et de foncer comme un fou dans la nuit. Je m’entends encore hurler au volant « la conne ! la p’tite conne ! la pauvr’ conne ! Bon Dieu, mais quelle conne ! » tandis que j’accélérais sans autre but que  celui de dévorer la route. J’étais ouf, complètement ouf ! La pluie, mêlée de grésil, cinglait mon pare-brise et la lumière de mes phares semblait se diffracter dans un halo aveuglant.

 Epuisé, je quittai enfin l’A26 et son cortège infernal de poids lourds n’aspirant plus qu’à m’effondrer sur le lit de la chambre retenue à l’Holiday-Inn de Coquelles. Je ne sais à quel moment, je me mis à tourner en rond au sein de la sinistre zone industrielle des Dunes. Coincé entre la voie ferrée et les colonnes des semi-remorques, mes essuie-glaces ne fournissant pas à évacuer les gerbes d’eau projetées, j’avais le sentiment d’être condamné à errer éternellement à la recherche d’une issue. A la rage succédait à présent une angoisse diffuse et je décidai de quitter un moment le flux de circulation afin de tenter de me calmer.

 Je le vis trop tard surgir sur ma gauche. Petite et mince silhouette sombre, comme échappée du container à ordures, il me coupa brutalement la route. J’écrasai en vain ma pédale de freins, je ne pus éviter que l’avant droit de ma voiture ne le propulse, en une terrifiante arabesque, sur le quai de chargement des marchandises que je longeais alors.

 Brutalement dégrisé mais totalement paniqué, mon premier réflexe fut de fuir avant de me reprendre quelques centaines de mètres plus loin sous la poussée d’un fol espoir : peut-être n’était-il que légèrement blessé ou, peut-être même, totalement indemne et déjà reparti se coulant dans la nuit. Inconsciemment déjà prêt à céder à la lâcheté, je contournai un entrepôt désert et garai ma voiture dans le coin le plus obscur avant de repartir à pied en direction du lieu de l’accident. Je pris bien soin de  marcher à distance du quai afin d’échapper à la lumière des phares n’osant scruter la nuit au-delà de mes pieds afin de garder l’espoir le plus longtemps possible.

Espoir vain. Il était là. Etendu sur le quai, tel un jeune cormoran, aux ailes brisées, foudroyé en plein vol. Ses yeux, grands ouverts, semblaient me fixer, étonnés. Définitivement étonnés. Je ne pus supporter leur incrédulité. Leur fixité. Je ne pus supporter le spectacle de la pluie glacée  qui ruisselait sur son visage, inondait son cou, alourdissait ses hardes.

Terrifié par les conséquences de cet accident, je ne pus supporter d’en endosser la responsabilité. Renonçant à appeler les secours, je rempochai mon portable, regagnai au plus vite, afin de m’y fondre, l’ombre des bâtiments, puis ma voiture.

Je n’avais plus qu’une idée : fuir. Fuir au plus vite. Fuir et me terrer. Me terrer et hurler. Hurler ma peur. Cracher ma honte.

 

 Je ne puis dire comment je me retrouvai sur l’A 16 en direction de Rouen. Je me souviens avoir effectué le plein aux abords d’Angers puis être allé m’asperger copieusement au lavabo afin de combattre l’engourdissement qui s’emparait de moi après ces cinq heures de conduite ininterrompue. J’avais de plus en plus le sentiment d’avoir été victime d’un affreux cauchemar et acquis l’intime conviction que j’allais en sortir lorsque la destination finale, que j’avais instinctivement choisie, serait enfin atteinte.

Las !  Trois heures plus tard, lorsque j’atteignis enfin St Clément les Baleines, et la petite maison de pêcheur qui me sert d’ermitage lorsque la pression sociale se fait trop prégnante, la vision du petit corps inerte ne me quitta plus. Je m’enfermai derrière mes volets clos et ne pus trouver le sommeil.

 Au cours de ces vingt-deux jours, à plusieurs reprises, je m’emparai de mon portable dans le but de me dénoncer à la police mais je ne parvins pas à surmonter ma peur du scandale et la crainte du châtiment.

Alors c’est à toi, Inconnu ou Inconnue, à toi que je confie la mission de me dénoncer.

Ma lâcheté ne mérite pas ta pitié.

 

Gilles Leflovec