- Allez, à plus.

            - Ouais, c’est ça, à demain, il fera jour.

            - Mais…il fait encore jour…

            - Ah bon ?… c’est que je dois commencer à être noir alors…

Le petit groupe toujours accoudé au comptoir se met à rire. Chaque année, dès que les jours allongent, le Pierrot il y va de sa sempiternelle blague à deux balles comme disent ses copains, mais c’est égal, ils sont bon public !

            Seul Arthur fait grise mine, il est d’humeur morose ce soir. Le printemps qui se déclare et qui vous fait des avances d’amour et de douceur, ça le déglingue. Il contemple son verre vide comme si le génie d’Aladin allait en sortir, il pense au chemin qu’il va parcourir seul pour arriver à sa maison vide. Il va marcher lentement, il n’est pas pressé. Le temps du trajet, c’est encore un peu de l’humanité du bistrot qu’il transporte avec lui. Il la sent sur son veston, un mélange de renfermé, de vieux relents de fumée de cigarettes qui ont imprégné les murs et les banquettes, de l’époque bénie où l’on pouvait encore s’en griller une avec les potes, bien au chaud dans les entrailles de la petite salle. Au lieu de quoi, maintenant tu te les gèles à la porte.

Arthur souffle, agacé.

            - Pff… ‘est comme quand j’étais minot et que cette salope de mère Dubreuil me foutait à la porte.

Arthur avance le long de la rue bordée d’un côté par le cimetière, de l’autre par la voie ferrée. Le grondement d’un train le tire brutalement de ses sombres pensées, il s’arrête et regarde défiler les têtes des voyageurs. Il pense soudain, qu’à ce moment même, il se trouve entre ceux qui partent et ceux qui restent, les mobiles et les immobiles…Pour l’éternité…

Il se met à rigoler doucement, bien que macabre, il trouve que cette réflexion à une certaine hauteur, c’est comme de la philosophie.

            - Il faut que je m’en souvienne, je raconterai ça demain aux copains.

Il se sent soudain un peu ragaillardi et quand il croise son ami de toujours, Lucien qui fait sa dernière année comme employé des Pompes Funèbres, il lui lance son désormais rituel et tonitruant

            - Salut à toi, Prince des Ténèbres.

            - Salut Arthur, comment va ?

            - Bof, comme un début de printemps, y’en a que ça émoustille, moi ça me rend tout cafardeux, une vraie gonzesse !…

Lucien regarde son ami avec attention, il sent à travers la gouaille, la fêlure dans la voix.

            - Oh…ça va pas toi, tu rentres chez toi, je suppose. Je t’accompagne, tu vas m’offrir l’apéro.

Arthur acquiesce, trop content d’être accompagné en ce début de soirée..

Tout en cheminant vers la maison, Lucien raconte son dernier enterrement.

- C’était un gars dans nos âges, quelques années de plus peut-être, il est mort d’un coup, comme ça. Il mangeait sa soupe et puis pouf ! la tête dans l’assiette. Comme dans le film …là…tu sais…avec Eddy Mitchell…

            - ?????? J’vois pas.

            -Mais si…il est passé à la télé, y’a pas longtemps….

-C’est pas grave, continue, je l’ai sûrement pas vu, les films, ça m’endort.

-Bref, je te disais, la tête dans l’assiette, le pauvre vieux. Il devait déjà être mort car la soupe était brûlante, sa femme a dit. Tu te rends compte…Il avait travaillé toute la journée dans son jardin, il rentre se mettre les pieds sous la table pour s’avaler une bonne petite soupe, et paf !…

En tout cas, il était aimé, si tu avais vu le monde qu’il y avait. Tous ces gens qui pleuraient. Ca faisait peine à voir. Y’a pas à dire, l’émotion c’est contagieux.

Ses enfants ont fait un petit discours devant la tombe, ils ont raconté leurs souvenirs heureux…

Le bonheur est dans le pré…dit-il avec précipitation

- ????? Quoi, le bonheur est dans le pré ?????

- C’est ça le titre du film que je te disais tout l’heure.

- Ah bon …

Arthur sirote sa Suze distraitement.

            -Tu crois qu’ils l’aimaient vraiment ?

            - Le défunt ? Bien sûr qu’ils l’aimaient, ils pleuraient tous comme des veaux. Tu sais, les gens que t’aimes pas, tu vas pas à leur enterrement.

Arthur médite pendant quelques secondes cette remarque frappée au coin du bon sens et ajoute.

            - Finalement, faut attendre d’être mort pour compter ses amis…

            - C’est un peu ça réplique Lucien en s’esclaffant, sauf que de ton cercueil, t’as  pas une grande visibilité !…

            -Ouais, c’est dommage car finalement dans la vie tu sais jamais qui t’aime. On peut te faire des risettes par devant, ça prouve rien. Regarde, moi, j’ai plein de copains que je vois tous les jours, j’ai trois enfants et six petits enfants qui viennent plus beaucoup depuis que ma pauvre Pierrette est morte. J’me dis parfois que si je mourrais, brutalement, la tête dans ma soupe, ça leur ferait ni chaud ni froid.

            - Faut pas dire ça Arthur, tes enfants sont loin et ils travaillent, ils peuvent pas être à l’apéritif tous les jours, mais dans le fond, tu sais bien qu’ils t’aiment.

            -Pas sûr dit Arthur en bougonnant, pas sûr…

            - Tu voudrais quand même pas que je porte ton cercueil jusqu’au cimetière, juste pour voir, rétorque Lucien.

            - Et pourquoi pas ?

Lucien cesse brutalement de rire, ou son ami en avait déjà un petit coup dans le nez en rentrant ou il est en train de se faire un mauvais film. Ce n’est pas la première fois qu’il observe chez Arthur cette posture de mal aimé. Il l’avait toujours tournée en dérision, persuadé qu’il voulait ainsi attirer l’attention sur lui. Mais ce soir, il est surpris de sentir une blessure plus profonde et il hésite à répondre.

            - T’as pas de mauvaises pensées au moins ? Tu veux pas te suicider, interroge Lucien soudainement inquiet.

            - Bien sûr qu non, si je suis vraiment mort, comment je verrai mon enterrement ? Non, je me dis que je pourrais faire semblant…

Lucien le regarde interloqué.

            -Comment ça, faire semblant ?

            - Je sais pas moi, c’est toi le spécialiste des morts. Tu laisserais mon cercueil un peu ouvert, ou tu ferais des aérations et je me réveillerais au moment d’aller dans le trou.

Ça peut exister, j’ai vu l’autre jour à la télé, un gars qu’a failli être enterré vivant, heureusement que les porteurs l’ont senti bouger. Les médecins ont dit qu’il était en cata… cata… catapepsi… quelque chose comme ça….

            -Catalepsie, il était en catalepsie, ça veut dire que tu sembles mort mais que t’es pas vraiment mort.

            - Ben tu vois que je raconte pas de conneries dit Arthur que tout à coup l’idée de sa mort fictive semble avoir revigoré. Il suffit de réfléchir au comment qu’on va faire.

Lucien semble dubitatif mais en même temps il reconnaît que parfois, lors de cérémonies au public nombreux, il lui est arrivé de s’imaginer suivant son propre enterrement.

Arthur le regarde et comme s’il lisait dans ses pensées, il ajoute.

            - T’as bien dû y songer toi aussi et imaginer toute ta famille et tes amis autour de ton cercueil en train de dire que tu étais gentil, bon père, bon mari et tout et tout…Evidemment, parmi l’assemblée, tu auras toujours les hypocrites qui pouvaient pas te sacquer mais qui viendront verser leur larme de crocodile, mais c’est pas grave, ceux-là, ils comptent pas, c’est les autres que toi tu aimes et que tu sais pas vraiment si eux, ils t’aiment.

On pourrait essayer, non ? C’est pas un crime de faire semblant d’être mort.

Pendant qu’Arthur parlait, Lucien réfléchissait et petit à petit, l’idée faisait son chemin. C’est vrai, quoi, c’est pas un crime de vouloir savoir si on est aimé…

 

Gérard, le patron du bistrot referma le journal. L’histoire de ces deux grands couillons qui avait  alimenté  toutes les conversations du « Chez Gégé », ne faisait que l’objet d’une brève de deux lignes en page sept du canard local : une supercherie qui a failli tourner au drame, il simule la mort pour assister à son propre enterrement et compter ses amis..

Oui, c’est vrai songeait Gérard, un peu plus et le Arthur finissait en merguez. Quelle idée de vouloir l’incinérer au prétexte qu’il était frileux !….

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                                  Suite à l'atelier d'écriture du 22 février (6ème séance) :

Puis, tout en continuant à travailler sur la relation entre le réel et le moi (l’intime, thème de l’année), nous chercherons des moyens de transposer, transcender une brève. Nous choisirons chacun une brève du type dépêche (ou tweet, ou information courte tirée de différents médias) traitant plutôt d’un sujet social (ex. fermeture d’usine…) qui nous interpelle. Pour ce travail, nous pourrons par exemple du côté de François BON (Daewoo), …
Exercice d’écriture : A partir d'une brève, écrire un texte qui intègre à la fois des éléments d’un récit réaliste et d’un récit autobiographique qui montre comment le narrateur est affecté par les faits.
Situation de départ : une brève (dépêche, tweet…)
Type de discours : alternance de réalisme (détails de lieu, de temps, faits, portraits de personnages…) et d’autobiographie (perception, affects…)
Genre : au choix : nouvelle ou journal