Il est bien connu que ce fleuron de la cuisine italienne a une tendance naturelle à refuser de rester en fourchette alors que la bouche affamée à laquelle il est promis s'apprête à lui faire un sort.

Dans le meilleur des cas, il réintègre son habitat naturel, l'assiette ; dans le pire, il se répand sur vos vêtements.

Telles étaient les amères réflexions qui traversaient l'esprit de Maguy, tandis qu'assise à la table de ce petit restaurant où elle a décidé de déjeuner, elle contemple, sombre, la tache de sauce bolognaise qui vient d'apparaître sur son chemisier.

Maguy pose sa veste sur le dos de son siège, prend un mouchoir dans son sac, et, laissant celui-ci sur la table, se lève et se rend aux lavabos afin de réparer, autant que faire se peut, de la nouille récalcitrante l'irréparable outrage.

Lorsqu'elle revient au bout de quelques instants, c'est pour constater qu'un individu a profité de sa courte absence pour s'installer à sa table, en face de la place qu'elle occupait, et que non content de s'imposer ainsi, le quidam en question, un homme du plus beau noir, a attiré l'assiette de Maguy vers lui, et, sans gêne ni dégoût, use de ses couverts pour faire un sort à ses spaghettis.

 

De ses spaghettis, à elle.

 

Maguy, qui n'est pas femme à se laisser démonter, laisse son sang faire un tour et demi, et se dit en son for intérieur : Mais qui c'est, ce mec ? Il est gonflé, quand même ! Non seulement il s'installe à ma table, mais en plus, il se tape mes spaghettis ! Ça ne va pas se passer comme ça !

Reprenant sa place en face de celui qu'elle considère comme un goujat, elle récupère une paire de couverts sur une table voisine, et tirant l'assiette vers elle, reprend son repas là où elle s'était vue contrainte de l'interrompre.

Nullement décontenancé, l'homme la regarde calmement, et plonge, lui aussi, sa fourchette dans l'assiette.

        

Et les voilà tous deux à manger, si j'ose dire, de conserve.

Le tas de spaghettis diminue, et Maguy ne voit pas très bien comment va évoluer la situation. L'homme continue de manger, et lui fait un grand sourire.

Maguy commence à s'inquiéter de cette provocation, et, pour se donner une contenance, cherche son sac afin d'y puiser une cigarette.

Mais de sac, point, non plus que de veste. L'homme continue de sourire. Les pensées de Maguy se croisent tumultueusement :

                   « Non seulement il a bouffé mes spaghettis, mais il m'a volé mes affaires. En plus, il se paye ma fiole ! Ce type est un voleur et un cinglé ». 

Maguy prend peur, et tourne la tête afin de chercher un secours éventuel auprès du personnel du restaurant, ou d'un client.

Et c'est alors que derrière elle, elle aperçoit son sac et sa veste là où elle les avait laissés, veillant sur son assiette de spaghettis bolognaise encore toute fumante, à la table où elle les avait abandonnés quelques minutes auparavant.

Maguy perd pied définitivement, et complètement perdue, se lève, va récupérer son sac et sa veste, et abandonne les lieux précipitamment.

Et bien des années plus tard, elle se demande encore ce qu'a bien pu penser cet homme qui a vu un jour une jeune femme s'installer en face de lui au restaurant et qui, sans dire un mot, lui a bouffé la moitié de son assiette.

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