Un effleurement bref à la porte de la salle de bain et Yvette entre avec sa délicatesse habituelle. Elle m’annonce, la main sur le combiné :


- Claire, c’est pour toi. 


Comme mue sur ressort, je bondis sur le téléphone. Les yeux pleins d’intérêt, elle confirme :


- C’est Monsieur Veune… »


Ce coup de fil de Bruno Veune, j’y avais songé hier, avant-hier et encore les journées d’avant. Alors sonne comme une évidence le « Je suis venu te dire que je m’en vais… » de la chanson et mes lèvres forgent une inflexion la plus cassante possible.


-  Allô !


- Comment ça va ? Il me semble que je t’ai transportée dans un embrouillamini sans fin,  en te faisant quitter ton pays, ton métier, tes amis, reconnaît la voix familière, si chaude et rassurante. Mais la phrase suivante brise tout : « Nous ne nous attendions ni l’un ni l’autre à une histoire aussi inextricable ». Mon sang ne fait qu’un tour au passage du « je » au « nous ». Autrement dit, il m’entraîne dans sa responsabilité d’une quelconque façon. C’est son problème à lui seul. Le mufle !


- Qu’est-ce que tu crois ? Je me sens perdue avec les forts caractères de cette nouvelle famille que tu m’as fait découvrir. Pourquoi être venu me rechercher en Suède ? Ma vie était tracée, droite. Qu’avais-je besoin d’une aïeule française qui ne s’était jamais intéressée à mon existence et dont je n’avais jamais entendu parler ? Une grand-mère, qui n’avait pas admis les transports amoureux de ma mère et l’avait mise à la porte quand elle s’était retrouvée enceinte, ne pourrait recevoir de ma part la moindre preuve de tendresse ni le nom de Mamirène comme j’ai entendu mes cousins l’appeler ces jours-ci. C’est trop tard.


-  Il me restera à te présenter mes excuses, si je comprends bien. Peut-on se voir, Claire ?


-  Qu’est-ce que ça changera ?


- Oh ! et puis le naturel c’est mieux que tout. Je dois te dire que je désire simplement te voir, me confie-t-il dans un soupir.


-  Ah ! (Une lassitude m’envahit. Pas envie de batailler avec lui.) Bon ! A quel endroit ? Pas ici en tout cas.


- En effet. Je suis persona non grata au Château glacé de Dissay.  Je te propose vers 17h, à ma maison.  La décoration est simple, mais il y fait bon. J’ai allumé la cheminée. Tu n’y vois pas d’inconvénient ?


Sensible à sa délicatesse, sans la souligner cependant, je lui demande :


- Comment faire pour arriver jusque  chez toi ?


- J’ai appris que tu t’es déjà rendue à la résidence des Toucé. C’est pas loin. Prends la rue de Malaccord qui descend. Au N° 5, suis le chemin tout au bout à gauche. C’est là que j’habite. Il y a la rivière et…


- un pont, dis-je dans un souffle en achevant l’information.


- Comment le sais-tu ?


Une chape de plomb s’abat sur moi. Et disparaît aussitôt l’envie de connaître la vérité sur des drames qui me submergent... Je lance :


- J’y suis déjà passée.


Sans attendre, mon pouce écrase la touche rouge de fin de communication et le téléphone reprend sa place sur le socle avec un déclic. Na !


 


         En verrouillant les portières de la 307, j’avise les touches rouges des géraniums aux fenêtres et les volets bleu azur, au bout du chemin. La maison en pierres apparentes rayonne de gaieté, malgré ce jour d’automne pluvieux. Une silhouette grande et large d’épaules, sur le seuil, me fait signe de la main. C’est Bruno. Il vient au devant de moi, souriant, les bras ouverts. Il émane de ce bel homme brun, si jeune, une force équilibrante que je n’avais pas remarquée lors de notre rencontre à Stockholm.


- Bienvenue, sur le penchant de Quinçay. Entre et profite de la chaleur ambiante.


Sa voix attendrie est réconfortante. La raillerie a disparu.


Une odeur de chêne se joint aux flammèches dansantes dans le foyer pour me mettre à l’aise. Peu de mobilier et une présence énorme de ce feu qui fait pétiller l’espace intérieur. Quelle différence après les vieilleries desséchantes d’un château poussiéreux où l’on se cogne aux meubles entassés ! C’est net, pimpant, tonifiant et si simple. Je me sens tellement bien que je n’y crois pas.


- Mon humble demeure n’est pas adaptée pour vous recevoir, Mademoiselle de Beaumanoir,  ironise Bruno.


- Claire Englund. Tu recommences. Je m’en vais.


 - Non. C’est la peur qui me paralyse la langue, lourde et sèche comme un bloc de béton. Alors je sors des paroles qui m’horrifient parfois.


- Craintif, toi ! Sûrement pas. Cette fois-ci, l’humour de cet homme un tantinet mondain me réjouit et nous rapproche.


Nous rions ensemble. Puis Bruno m’invite à trinquer :


- A votre santé Miss ! Soyez la très, très bien venue au pays de vos ancêtres.


- Pour l’heure,  je cherche plutôt à quitter le pays de mes aïeux, vois-tu ? L’hospitalité du côté maternel fut des plus étranges et des moins agréables.


- Je te comprends. Je n’imaginais pas que votre rencontre risquerait de faire mourir la vieille dame.


Songeuse, je précise :


- Elle savait que j’existais. Le choc n’aurait pas dû être aussi fort. C’est incompréhensible.


- Pas si simple. N’oublie pas que, ta mère et toi, vous n’étiez pas âme qui compte, chez nous. Des on-dit circulaient : Claire est partie travailler et a quitté le château ; on l’a vue avec un homme à Poitiers. On ne l’a plus vue ; on a cessé de parler d’elle.


Il vide son verre d’un trait et murmure d’un geste de la main accompagnant l’idée et le son:


- Pschitt !…, comme s’il voulait reproduire cette oublieuse disparition au cœur d’un tissu familial pétri des conventions funestes d’une autre époque. Je comprends l’horreur de la situation passée, et me sens faible et incapable.


Le silence s’installe entre nous, bienveillant, entrecoupé du craquement des bûches. Je reste un temps infini, les yeux rivés sur le foyer. Ai-je vraiment envie de repartir ? Si le sort m’a fait des parents avec lesquels il m’est impossible de vivre,  après tout je puis choisir de me faire des amis. On est chez Bruno. Pourquoi ne pas rester ? Rester. Repartir ? rester…. Et je me laisse envahir par une douce torpeur.


D’un coup, je prends conscience que la lumière du jour a baissé. Bruno n’est plus là. Une odeur de viande rôtie flatte mon nez.  Elle me guide vers la cuisine où il s’affaire.


- Tu restes à dîner, n’est-ce pas ?


- Ok ! Au fait, par quels réseaux es-tu remonté à Claire Englung ?


- La vieille gouvernante, Yvette, connaît bien la vie d’Irène de Beaumanoir. Ma démarche, elle l’a comprise, je présume. Voilà sans doute la raison pour laquelle elle m’a confié le nom de ton père  et ton existence, loin du Poitou. Un petit tour sur internet a révélé ton adresse en Suède, ton lieu de travail… La timidité est venue quand il s’est agi d’entrer en contact avec toi.


- C’est alors que la langue s’est collée dans ta bouche,  Bruno, je suppose !!! dis-je pour lui renvoyer amicalement sa moquerie.  

Atelier 1 - 22-09-2011   Exercice à contraintes (à partir de "Je suis venu(e) te dire que je m'en vais" et en intégrant plusieurs des dix mots 2011-2012 de la semaine de la langue française : Ame – Autrement – Caractère – Chez – Confier – Histoire– Naturel – Penchant – Songe – Transports)