...Les trois hommes, auxquels le père de David avait ouvert la porte, juste arrivés s’étaient précipités sur les beignets : soit ils avaient très faim, soit ils les trouvaient particulièrement à leur gout. Ils reprenaient du café, se taisant devant le récit de Melissa qu’ils ponctuaient de temps en temps d’un signe de tête. Devant tant de sollicitations accumulées, elle s’était résolue à confier son histoire, même si c’était contraire à son penchant naturel, Elodie le savait bien, elle qui l’avait accueillie sans lui poser de questions. Certes, elle n’avait pas pu faire autrement, elle se souvenait avec tant de remords du jour, lointain, où son amie l’avait appelée pour lui fixer un rendez-vous au café du théâtre, dans le fond de la salle, là où le brouhaha et la musique couvraient les paroles. Comme dans un songe, elle avait cru entendre : « Je suis venue te dire que je m’en vais… ». Mais l’avait-elle vraiment entendue prononcer cette phrase ? Où partait-elle ? Elodie n’avait pas osé la pousser dans ses retranchements, elle avait seulement su qu’elle allait un peu à Paris, et après, de vagues balbutiements. Pas un mot sur ce qu’elle ressentait, elle n’avait même pas su alors qu’elle était enceinte, elle lui en avait voulu de s’être si peu confiée. Mais, ensuite, de loin en loin, elle avait suivi son parcours, pleuré de rage quand elle avait craint le pire sans pouvoir rien faire. Ce soir, Melissa reconstruisait la vérité, Elodie le savait bien, elle brodait pour ses parents, pour ses amis, une histoire qui tienne vaguement debout et s’imbrique avec les bribes qu’ils connaissaient déjà. Quelle conteuse ! Donnez-lui quelques détails et elle vous bâtit un roman. Déjà, au lycée, les professeurs s’extasiaient devant ses "textes libres" revenus vaguement en vogue en marge des plus canoniques dissertations et, dans la cour, des groupes se réunissaient souvent autour de ses "histoires", des faits divers qu’elle intégrait dans sa propre vie. Ses parents avaient gobé sa religion de quat’sous, sans jamais comprendre, les pauvres, qu’elle serait partie de toute façon. Elle avait sauté sur la première occasion, ce groupe pseudo-sectaire qui n’aurait pas fait de mal à une mouche, pour s’éloigner, satisfaire ses appétits mystiques et voir du pays. Sa grossesse, une erreur, qui, en se soldant par une fausse couche, lui avait évité la culpabilité d’un avortement volontaire. Elle se plaisait à raconter, maintenant, qu’elle avait rêvé d’emmener son enfant en Afrique avec elle, qu’elle aurait aimé lui donner cette éducation naturelle et libre qu’elle aurait voulue pour elle-même, mais Elodie sentait combien ses mots sonnaient faux, combien cet enfant, s’il était né, aurait été un fardeau pour elle, passé le temps des utopies New Age. Ce qu’elle avait vraiment fait, pendant ces années, en Afrique ou ailleurs, malgré la profusion de détails, Elodie n’en savait rien, et personne ne le saurait jamais, probablement. Ses parents étaient rassurés, c’était déjà un bon point, sur le fait qu’elle n’avait pas été malheureuse, ni qu’elle eût subi les violences qu’ils avaient craintes durant toutes ces années. Pourquoi n’avait-elle pas donné de nouvelles ? Elle s’emberlificotait dans ses explications imaginaires, la peur, le temps qui passe sans qu’on s’en aperçoive, la honte, le remords. Mais ne disait rien. Rien qui eût permis de vraiment comprendre la Melissa qu’Elodie soupçonnait. Et, si elle était venue se cacher chez son amie, ces derniers mois, c’était pour prendre du recul… Et l’attaque d’Elodie, cette grande peur : des loubards, sans importance, rien à voir avec elle, Melissa. Elodie commençait à se perdre dans les circonvolutions, ces messages déposés chez les uns et les autres, dont elle pouvait bien être l’auteur, facile depuis chez Elodie de connaitre les adresses et les numéros de téléphone. Et alors, cette enquête qu’ils avaient menée avec Julien, près du Canal Saint Martin, cette boutique bobo-branchée, ces costume-cravate sectaires qu’ils avaient aperçus… Et ces trois hommes, là, ce soir, dont la silhouette lui évoquait à la fois ses agresseurs de banlieue et ces costume-cravate du Canal Saint Martin. Julien les observait, personne ne pipait mot, décidément la logorrhée de Melissa et son revirement les prenait tous de court.


-          Melissa, ma petite Melissa…

Elle s’interrompit net, se tournant vers le père de David dont le caractère bourré de certitudes médicales ne les avait pas habitués à tant de circonspection ni de douceur.

-          Ma petite Melissa, qu’est-ce que tu nous chantes ? Je ne crois pas un mot à ce que tu dis.
 
Le froid était jeté. Les visages se crispaient sur des sourires à peine naissants. Ils le savaient bien tous, pourtant, que quand M. Demba parlait, on écoutait ; connu et reconnu à l’hôpital pour savoir disserter longuement sur les cas les plus complexes sans un mot déplacé ; redouté chez lui et dans son cercle d’amis car sa voix posée ne se trompait jamais, ou ne l’eût pas admis si le cas se fût présenté. Capable de rester longtemps silencieux comme depuis le début de cette soirée où il avait à peine prononcé les formules d’accueil, dès qu’il parlait il forçait l’attention. On l’écoutait. Même David, qu’Elodie observait. Pourtant peu enclin, d’après ce qu’elle lui avait entendu dire jusque-là, à reconnaitre à son père une quelconque qualité humaine, il ne pouvait s’empêcher de le fixer avec une légère pointe d’admiration qui écornait tout juste l’état de sidération sensible dans l’air. Ils y avaient donc tous cru, au récit de Melissa, elle n’en revenait pas ! Et maintenant des bribes d’irritation faisaient surface, tentant de gommer le désaveu de M. Demba dont on voulait bien reconnaitre la sagesse et l’à-propos habituels, mais là, il ne fallait pas exagérer, quand même. Elle tenait bien, cette histoire, disaient leurs visages, les grandes lignes de ces huit dernières années étaient tirées, les blancs à peu près remplis, que demander de mieux ? Melissa penchait la tête, ne disait plus rien, coupée net dans un débit qui quelques minutes plus tôt paraissait inextinguible, redevenue brutalement la petite fille qui bafouillait quand M. Demba, à la fois médecin et oncle à l’africaine lui adressait la parole.


-          Mais… mais…


-          Qu’est-ce qui t’arrive, ma petite, tu as perdu ta langue, elle était pourtant bien pendue depuis une heure ! Mais où tu vas chercher tout ça ? Quelle imagination, c’est au moins un talent qu’il faut te reconnaitre !

-          M. Demba, cher ami, sauf le respect que je vous dois, vous ne trouvez pas que vous exagérez un peu avec notre Melissa. Nous perdons notre fille pendant tant d’années, juste quelques signes pour nous dire qu’elle est vivante mais qu’il ne faut pas chercher à en savoir plus. Et là, elle revient, se met à nous raconter ce qui lui est arrivé, et il faut que vous la bousculiez…

-          Excusez-moi, cher ami, d’abord je ne l’ai pas bousculée, j’ai juste mis un terme à ses mensonges. Franchement, mon cher Bienvenu, vous y croyez à ces fadaises ? Dites plutôt que ça vous arrange de retrouver votre fille et des explications plausibles. Et toi, Melissa, regarde-moi en face et ose me dire que c’est la vérité, que tu n’as rien inventé dans ce que tu nous as raconté !

-          Bon, c’est possible qu’elle ait brodé un peu, mais de là à dire qu’elle a tout inventé…

-          Tout, non, quelques parcelles de vrai se sont probablement glissées dans son tissu de mensonges ! Qu’en dis-tu Melissa ? C’est ton père qui a raison ? Ou moi ? Et ces trois sbires, là, à part s’empiffrer de beignets, tu peux nous dire ce qu’ils font ?

Melissa se leva, vint chuchoter à l’oreille du père de David qui se leva à son tour. Les trois hommes se redressèrent sur leurs chaises, aux aguets ; d’un geste presque imperceptible mais révélateur d’une autorité qu’Elodie n’avait pas soupçonnée chez elle, elle la savait exigeante, despotique parfois, mais pas capable d’une telle maitrise, Melissa leur indiqua la porte de sortie qu’ils franchirent en même temps qu’elle entrait avec M. Demba dans son bureau. Autour de la table de la salle à manger, les visages s’éclaircirent, l’atmosphère s’allégea, les conversations reprirent, d’abord futiles, un sas de récupération s’imposait, puis l’attention se focalisa sur Mme Demba qui profitait de l’absence de son mari pour expliquer à David cet imbroglio religieux qu’elle avait évoqué au téléphone.


« Une histoire de fous, je vous dis, à croire que le ciel leur est tombé sur la tête ! Si je n’étais pas infirmière, formée sur les bancs de la médecine et du féminisme, j’en arriverais à douter. Quand j’ai su ce qui était arrivé à cette petite, et sous couvert de religion chrétienne en plus, j’ai cru avaler mon pagne. C’est une des filles d’une famille qu’on connait, les parents sont du Sénégal aussi, mais pas de Dakar, la mère, une wolof de Thies, et le père, un peulh de la brousse, assez loin, près du Mali je crois ; on les a connus peu après notre arrivée, lui terminait ses études d’ingénieur à l’ENSMA et elle travaillait comme elle pouvait pour subvenir à leurs besoins ; elle a tout fait, des ménages, vendeuse ; c’est quand il a eu fini ses études et trouvé un poste dans son domaine qu’elle a pu souffler un peu, trouver un emploi fixe dans une cantine, avec des horaires plus appropriés pour s’occuper de ses enfants. Ils avaient déjà un garçon quand on les a connus, ils en ont plusieurs autres après, je dirais quatre en tout, mais j’en suis pas sure, et cette petite, gentille, douée à l’école, Fatoumata. On n’a jamais vraiment parlé de religion ensemble, les peulhs sont plutôt musulmans d’habitude, mais je n’ai jamais su s’ils pratiquaient, on n’en parlait pas. Et voilà que j’apprends que la petite a été envoyée au pays, où elle n’avait jamais vécu, vous vous rendez compte du choc, parachutée dans la brousse, mariage forcé, souffre-douleur de son mari beaucoup plus vieux qu’elle et des premières épouses qui se vengeaient sur cette fille toute tendre qui leur tombait du ciel comme pain bénit pour l’accabler de toutes les corvées. Je la connaissais un peu, Fatoumata, elle avait eu de petits soucis de santé dans son année de terminale, elle avait un traitement avec des injections, elle était venue me voir plusieurs fois, elle avait peur des piqures et ça la rassurait que je les lui fasse. Et on parlait, de ses doutes religieux, comme elle sait que je suis catholique elle comparait avec l’islam, qu’elle découvrait sous l’effet de son père qui s’y remettait, mais elle ne savait pas, elle était aussi attirée par un mouvement évangéliste qui l’avait approchée. Et puis, plus de nouvelles, mais je ne la suivais pas de si près pour m’apercevoir qu’elle avait disparu, j’ai cru simplement que son traitement fini, elle avait autre chose à faire et à penser. Quand, il y a quelques semaines, je reçois une lettre du Sénégal, d’abord je ne prête pas vraiment attention à l’enveloppe, je crois que c’est une sollicitation, ou une vague connaissance, je suis régulièrement assaillie de demandes d’aide depuis que nous avons monté cette association pour les femmes ; et puis j’ouvre et vois le nom de Fatoumata Diallo en bas de la page. Je ne sais toujours pas comment elle a réussi à me faire parvenir cette lettre. Mais là, je ne vous dis pas le pataquès, comment arriver à prouver qu’elle n’est pas partie de son plein gré ? Elle est majeure en France, sa parole pourrait compter. Mais là-bas, la parole d’une femme ! Et en plus mariée de son plein gré, selon les apparences. J’ai essayé de parler avec sa mère, son père, il valait mieux pas, même sa mère était réticente au début, mais elle a fini par me donner quelques indices, qui m’ont d’ailleurs montré qu’elle n’était pas si convaincue que cela qu’ils avaient œuvré pour le bien de leur fille. On a réussi à remonter jusqu’à Fatoumata ; et là, notre chance c’est que le mari commençait à en avoir assez de cette fille, jolie et jeune, certes, mais si peu obéissante qu’il en perdait son peulh. Avec l’association, on a réussi à la rapatrier ; elle est dans un foyer, elle récupère avant de reprendre ses études. Elle a revu ses frères et sœur, sa mère c’est pour bientôt, quant à son père, elle ne veut pas le voir, et je crois qu’il lui faudra du temps pour digérer son mariage africain ! Vous vous rendez compte, de nos jours, en France, une fille qui est née à Poitiers et y a toujours vécu, qu’est-ce que c’est que ces mœurs barbares ? Ils veulent vraiment nous faire passer pour des sauvages, nous qui sommes fiers d’être noirs et nés en Afrique ! »


Le regard admiratif de David n’échappa pas à Elodie, comprenait-il mieux ce que sa mère lui avait vaguement expliqué au téléphone ?

-          Ouahhh !... David, ta mère, c’est géant ce qu’elle a fait ! T’étais au courant ? Tu la connaissais, toi, Fatoumata ?

-          Un peu, comme ça, nous on l’appelait Fatou, je l’ai connue gamine, elle est beaucoup plus jeune que nous. Je connais surtout ses frères.

-          Et t’aurais imaginé ça, son père qui la marie en Afrique, on se croirait au Moyen Age !

-          On se croirait surtout dans un mauvais film ! Son père, ingénieur, j’arrive pas à y croire, à une régression pareille ! En tout cas, maman, chapeau !

-          Oh tu sais, David, on voit de ces trucs dans l’association ! Son père est inexcusable, c’est sûr, mais ne juge pas trop vite, les hommes de ma génération sont un peu perdus, tiraillés entre un pays et une religion qu’ils culpabilisent d’avoir abandonnés, et leur vie d’ici qu’ils ne veulent pas sacrifier. Alors ils sont parfois tentés de se recréer des racines bien illusoires.

-          Mais papa, lui…

-          Ton père, tu l’as toujours craint, mais qu’est-ce que tu crois qu’il y a derrière sa carapace rationnelle de médecin qui ne se trompe jamais ? Qui, tout à l’heure, a su dire à Melissa qu’elle affabulait ? Il lui a bien fallu un peu de psychologie…

-          Ça, c’est sûr, reconnais-le, David, ton père il est quand même fort. Ta mère, ton père, quelle famille !

-          Oui, vas-y, continue, y a que moi qui suis nul !

-          Et nous voilà notre David qui nous rejoue son grand numéro du complexé ! Tu crois que tu vas en sortir, un jour, mon grand ?

-          Allez, charrie pas, Antoine, tu sais que c’est dur…

-          Dur, dur, y a pire, comme situation, de nos jours ! C’est comme tes angoisses dans le train, tu sais que maintenant ils ont des thérapies rapides contre les phobies, tu devrais en parler à ta mère…

-          Oui, et comme ça, Justine ne serait pas obligée de supporter tes sautes d’humeur dans le train…


Juliette fut interrompue par le claquement de la porte du bureau de M. Demba. Elle n’avait jamais bien compris, quand ils sortaient ensemble, pourquoi David avait si peur de son père. Elle, dont la présence maternelle étouffante n’avait jamais réussi à compenser l’absence d’un père qu’elle connaissait si peu, avait toujours apprécié la noble droiture de cet homme intelligent qui faisait toujours passer l’intérêt de l’autre, qu’il soit un patient, un invité, un voisin, avant le sien propre. Elle aimait son écoute, même s’il ne semblait pas vous prêter attention. Et c’est probablement ce qui avait toujours dérouté David. Et il lui fallait bien reconnaitre, elle qui comptait tant pour sa mère, que David, lui, avait eu bien du mal à trouver sa place entre de tels parents !

Melissa entrait dans la salle à manger, soutenue par le père de David, une silhouette tremblante encadrée par une carrure imposante. Elle avait pleuré. Ses yeux portaient la marque encore humide de larmes que l’on remarquait plus à la rougeur de ses pupilles et au gonflement de ses paupières. M. Demba la conduisit à la table et lui avança une chaise auprès de sa place à lui, mesure de protection contre les regards qui ne pouvaient s’empêcher de les fixer.


- Allez, Melissa, viens boire un thé, il est encore chaud, ça te fera du bien, avec beaucoup de sucre et des gâteaux, il faut te remplumer, ma fille !