Nuit de pleine lune 4

 

De petits temps de sommeil, en petits temps de rêves, il était désormais onze heures et Nicolas s’arracha promptement du lit.

Il ne se rappelait plus des rêves qui avaient émaillé sa nuit, sauf des dernières secondes avant son réveil, une séquence dans laquelle un enfant caché sous une table de café se bouchait les oreilles pour ne pas entendre le bruit que faisaient des grenades en explosant…

 

Il se passa la main dans les cheveux, se massa les bras, le visage et la nuque, et ainsi réveillé il se décida enfin à quitter la chambre.

La maison était silencieuse, juste des bruits de pas et des cliquetis d’ustensiles du côté de la cuisine, Simone devait être à la tâche.

Il frappa avant d’entrer, tout intimidé qu’il était par cette femme.

Elle l’invita à entrer d’une voix enjouée.

 

-         Vous vous êtes bien reposé ?

     Mais si vous êtes encore mal remis, n’hésitez pas à aller vous recoucher…

     Ce serait peut être prudent que alliez voir un médecin. 

     Nous allons attendre Georges pour déjeuner, il est parti bricoler chez des      

     voisins et bien sûr ne m’a pas dit quand il rentrerait !

 

-         Je me sens mieux, en fait ce n’était que les conséquences des effets de l’alcool car je n’ai subi aucun choc physique grave, juste une petite contusion au niveau de la ceinture de sécurité, je commence à reprendre mes esprits, merci de m’avoir accueilli !

 

-         Voulez-vous une tasse de café ou un verre de vin ? Georges aime bien que je lui verse un verre de vin en attendant le repas.

 

-         Je prendrais volontiers une tasse de café, je suis un drogué de cette boisson, au travail nous avons une machine qui fait un excellent café et je me balade toute la journée avec ma tasse à la main, et si vous aviez un cachet d’aspirine ou quelque chose d’équivalent ?

 

Il s’installa en bout de table, là où il avait pris son petit déjeuner ce matin en arrivant.

Il y eut un petit temps d’hésitation, juste le temps pour Simone de lui sortir une tasse et de la lui servir pleine d’un café très odorant.

 

On sentait que l’un comme l’autre avait envie de parler, mais la question était de savoir qui oserait le premier.

 

-         Vous avez des enfants ? dit-il, ce n’était pas vraiment une question puisqu’il connaissait déjà la réponse, il avait dormi dans leur chambre, cela aurait du être vos fils que sont-ils devenus, que font-ils ?

 

Il avait choisi une voie qui pensait-il serait la plus facile pour commencer à communiquer.

Un petit temps de silence puis…

 

-         Ce n’est pas que je ne veuille pas vous en parler, mais élever des garçons ce n’est pas une tâche aisée. Leur père était très rigide avec des principes éducatifs bien arrêtés, alors cela n’a pas simplifié les choses. Si vous le voulez bien nous en reparlerons plus tard.

 

Il avait perçu au ton de la voix qu’il était entré sans le savoir dans un espace douloureux et secret, aussi fut-il soulagé d’entendre Simone lui demander

 

-         Avez-vous encore vos parents ?

 

Cette fois ce fut lui qui eut envie de lui demander de reporter cette conversation à plus tard, mais en définitive il se mit à parler.

 

-         J’ai encore ma mère, elle vit à Annecy depuis quelques années, nous sommes en froid, il a fallu que je me fâche pour qu’elle se décide enfin à me dire qui était mon père. C’était devenu intolérable j’en faisais des cauchemars, les affaires des adultes ne concernent pas les enfants me disaient-elle, cela c’était son point de vue, à la longue je ne l’ai plus accepté…

 

Il y eut quelques secondes de silence, pendant lesquelles il fit tourner sa tasse entre ses mains.

 

-         Et… Enfin devant mes colères, elle a fini par se décider à parler et à me raconter son histoire et intrinsèquement la mienne… A la fin, je ne suis pas certain que cela ait été plus facile pour moi après qu’avant ses révélations.

 

-         Comment cela ?

 

Ils étaient assis l’un en face de l’autre Simone s’était resservie un grand bol de café qu’elle sirotait à petites gorgées. Leurs bols et tasses étaient les bienvenus car ils leur permettaient de se donner une contenance et d’avoir un point sur lequel fixer leurs regards.

 

-         Je suis un enfant de 68, une sorte de Gavroche des barricades, ma mère faisait partie des étudiants de Nanterre qui ont commencé la révolte de 68… A cette époque les filles et les garçons n’avaient pas le droit d’aller les uns chez les autres dans les résidences étudiantes, ils ont contesté et de fil en aiguille tout à dégénéré.

 

-         Ca vous pouvez le dire, au début Georges ne voulait pas entendre parler de ces pseudos révolutionnaires, il était contre tous ces petits cons de fils de bourgeois qui feraient mieux de venir travailler sur les lignes disait-il cela leur apprendrait ce qu’est la vie des travailleurs. Dans ce temps là il travaillait à la SNCF, quelques jours après, son syndicat a décidé de reprendre une partie des revendications à son compte et ce furent les grèves et les occupations. Après il nous a fallu beaucoup de temps pour nous en remettre, toutes nos économies avaient filé, enfin c‘est loin tout cela.

 

Il ne pouvait exprimer que pour lui, même s’il avait pris ses distances avec ces évènements, ce serait toujours son présent, le point originel de son histoire.

 

-         Ma mère et ses camarades ont quitté la fac pour s’installer en groupe de militants libres dans les chambres de bonnes d’un immeuble de Neuilly, en fait ils squattaient les chambres de cinq copains de fac, le jour ils manifestaient et la nuit ils refaisaient le monde sous les toits, voire quand le ciel était clément carrément sur les toits calés entre les cheminées… A l’entendre elle a passé là les plus belles heures de sa vie.

 

Il n’est plus dans la cuisine, il est sur les toits de Paris, il court sur les boulevards, s’engouffre sous les porches d’immeubles pour échapper aux charges des CRS, lance des pavés dans les vitrines et crie jusqu’à en perdre le souffle.

 

-         Il n’y avait plus de réalité formelle, le monde des adultes allait s’effondrer, c’était une question de jours et de rapport de force, à leurs yeux ce n’était qu’un monde pourri, responsable de toutes les horreurs, la guerre avec ses camps et les déportations, le colonialisme et les batailles imbéciles et perdues d’avance contre les Viêt-Cong d’Indochine. L’Algérie et la tuerie de Sétif et l’utilisation des appelés envoyés là bas pour casser du Fellagha dans les Djebels… Des massacres toujours des massacres, des histoires de fric et d’intérêts… Mais tout allait bien très bien Madame la Marquise, car pour se sentir bien et intégré il suffisait de consommer, d’aller au salon de l’Auto ou aux Arts ménagers… On aurait préféré crever me disait-elle !

 

Il se rapprochait petit à petit de ces instants qui le concernaient au premier chef, l’autre face de la révolution, le cocktail : Shit, Alcool, Sexe le soir après les batailles il fallait bien se remonter le moral, redonner du contenu à la solidarité, chez eux personne n’était à personne, on était en droit d’aimer toute la planète…

 

-         J’ai été le premier bébé de cette communauté, au moment de ma naissance ils avaient quitté Neuilly pour la porte de Chatillon, un grand appartement déglingué et sans chauffage, mais tout de même plus adapté pour loger une dizaine de personnes. D’accord je ne sais pas qui est ton père mais tu n’as pas eu à te plaindre, tu as eu toute une kyrielle de pères et autant de mères, jamais tu n’as pleuré en vain il y avait toujours une paire de bras pour te prendre…

 

-         Je vois, mais il me semble je crois deviner qu’il y a un mais ?

 

-         Soixante-huit ce fut comme un feu d’artifice, chacun en a tiré ce qu’il a voulu, mais le monde a repris sa ronde, les usines et les facs ont rouvert, ceux qui ne voulaient pas rentrer dans le système sont partis à la campagne, au Larzac ou en Lozère…Et nous en juillet 69, nous nous sommes retrouvés dans une chambre de bonne à la Bastille, la boucle était bouclée.

     Elle était fille Mère et moi je n’aurais jamais de père !

 

Depuis un moment Simone s’était sentie mal à l’aise à le voir ainsi au bord des larmes, elle s’était donc levée et s’était remise à préparer le repas, mais c’est elle qui relança la conversation.

 

-         Vous pourriez m’aider car avec tout cela je ne suis pas en avance ?                      

 

Sans attendre sa réponse elle avait posé devant lui un panier de pommes de terre et un économe, ce sans lui demander s’il savait s’en servir, puis elle était retournée à son fourneau.

 

-         Nos fils étaient trop jeunes pour participer aux évènements de 1968, mais ils avaient provoqué tant de bouleversements qu’on ne savait plus comment éduquer ses enfants, ni les familles ni l’école ni personne en fait. Georges a eu peur de perdre pied, c’est à cette époque qu’il est devenu de plus en plus sévère.                                   

Un père qui sait tenir ses enfants c’est tout de même important ?

 

 

Nicolas n’osait rien dire, lui qui en avait tant rêvé du père qui lui aurait posé des limites, du père qui aurait poussé un coup de gueule devant un mauvais bulletin scolaire, mais qui aurait su lui ébouriffer les cheveux en arrivant du travail et le prendre dans ses bras pour l’embrasser.

 

Simone fourrageait toujours dans ses marmites et de temps en temps son torchon faisait un aller et retour vers ses yeux.

 

-              Oh, à la maison il n’y avait pas de gros problèmes, on sentait simplement  

            qu’à certains moments la cocotte était prête à exploser…

            Ils ont commencé à mener une double vie, sans histoire à la maison pour ne

            pas avoir à affronter leur père, et une vie à l’extérieure avec une bande de    

            copains, n’allez pas croire ce n’étaient pas des délinquants, simplement des     

            garçons qui n’aimaient pas l’école et qui rêvaient de mécanique et de    

            motos.

            Jamais ils n’en ont parlé, on ne peut pas dire que leur père aurait refusé, la  

            question n’a jamais été abordée, ils pensaient que nous leur aurions    

            formellement interdit de telles activités.

 

Après un temps de silence

 

-    Ils ont percuté une voiture qui quittait son stationnement…

L’ainé a été tué sur le coup, le second bien que blessé grièvement s’est remis rapidement, il n’a jamais pardonné à son père, considérant que c’est son éducation rigide qui était la cause de cette tragédie. Il n’a jamais été possible d’en parler, il est parti nous ne l’avons jamais revu. Comme si nous n’étions déjà pas suffisamment malheureux, pendant un temps j’ai eu peur que Georges ne mette fin à ses jours tant il était déprimé.

 

C’est incroyable on venait à peine de commencer à parler et les drames s’empilaient, est-ce que c’est comme cela pour tout le monde ? se demanda-t-il.

Il s’était toujours imaginé que les autres, ceux qui avaient deux parents avaient des vies magiques avec un père et une mère susceptibles de régler tous les problèmes et de contourner toutes les difficultés.

Enfin c’est ce qu’il pensait dans son enfance et en vieillissant il avait bien sûr découvert que la réalité ne valait pas la fiction, mais quelque part, il y avait une partie de son esprit qui ne voulait pas lâcher ce rêve ou alors à quoi bon vivre…

 

-    Vous ne savez même pas où il se trouve, vous n’avez aucune nouvelle ?

 

-    Si, par ses anciens copains du groupe de motards. Nous avons su qu’il était parti conduire des camions à la mine d’Arlit dans le nord de la province d’Aïr au Niger, de là ils lui ont proposé un contrat pour la Nouvelle Calédonie, il a accepté, là bas c’est du nickel pas de l’uranium je préfère… C’est encore plus loin, mais de toute les manières nous n’aurions pas été le voir nous n’en avons pas les moyens.

 

Le silence était retombé, il n’osa pas relancer la conversation

 

Il se leva pour gagner la pierre à évier et laver les pommes de terre qu’il venait d’éplucher, cette opération terminée Simone lui indiqua de les mettre dans le faitout plein d’eau bouillante.

 

-  Je vais faire une purée, cela vous ira ?

-        Ce sera parfait.

 

Le temps des premières confidences était passé, il faudrait attendre une autre occasion, ou bien ils en resteraient là !

 

Elle mit rapidement le couvert sentant que Georges n’allait pas tarder à rentrer, lui ne put l’aider ne connaissant pas le lieu de rangement des différents ustensiles.

 

On aurait dit que Georges attendait derrière la porte comme au théâtre, la dernière fourchette venait d’être posée sur la table quand il fit son entrée.

 

-         Tiens vous êtes réveillé, je n’ai pas osé vous appeler pour que vous veniez nous aider, nous avons un gros boulot chez l’une de nos voisines. je vous expliquerai cela après le repas, une partie de sa toiture s’est envolée lors de la dernière tempête.

 

-         Tu crois que c’est bien le moment dans son état ?

 

-         Pas de problème, je me sens en pleine forme, et puis je ferai ce que je pourrai.

 

Georges le regardait du coin de l’œil l’air goguenard, sa vision des capacités des bourgeois à effectuer un travail manuel n’avait pas dû changer beaucoup depuis soixante huit !

 

-         Ce n’est pas que cela soit très difficile, c’est juste un peu acrobatique…

-         Et peut-être plus de votre âge…

-         Bonne réaction, je l’avais cherché.

 

Georges emplit les verres d’un vin rouge qui semblait avoir de la tenue,

- A nos santés lança-t-il !

La suite du repas se déroula dans un certain silence, avec juste des mercis et des pouvez-vous me passer le pain ou le sel.

 

Passés les premiers moments d’effarement, elle était contente d’avoir osé parler de ses fils, depuis ce drame, c’était l’obligation de silence absolu, on n’en parlait pas à la maison dans le couple, et il n’était pas question d’en parler à l’extérieur.

Ni avec la famille, ni avec les amis ou étrangers, ce sont nos affaires et nos affaires ne regardent personne.

 

Georges s’était construit un personnage, une sorte de tyran de théâtre coupable d’avoir mené son enfant à la mort et fait fuir le survivant.

Cela Simone ne pouvait le supporter, certes il n’était pas facile son homme, mais il se serait fait tailler en pièce pour ses enfants et elle savait que son désespoir était profond. Là en transgressant l’interdit d’en parler elle avait desserré l’étau qui en permanence lui serrait la poitrine et quelque part les empêchait de vivre.

 

Nicolas n’osait trop rien dire, il avait bien compris qu’en lui parlant de ses fils Simone passait outre aux consignes de Georges et il se demandait comment réintroduire ce qu’il avait appris dans la conversation.

 

Georges avait senti d’emblée que quelque chose s’était passé il y avait du changement dans le climat de la maison, ce Nicolas était en train de chambouler leur façon de vivre…

 

-         Pas question de faire la sieste, nous n’avons pas le temps, venez avec moi nous allons nous installer sous l’appentis pour prendre le café cela permettra à Simone de faire son fourbi.

 

Cela ne souffrait pas la moindre discussion et Nicolas ne put s’empêcher d’en rire, au passage Georges attrapa deux verres et une bouteille et ils se dirigèrent vers l’appentis

 

-         Je vais vous apporter le café leur cria Simone depuis la cuisine.

 

-         Simone vous a parlé des enfants ?…non me répondez pas, je l’ai vu en entrant à son visage détendu et à ses yeux rougis, elle a peut-être eu raison, cela faisait si longtemps que nous n’osions plus aborder la question que cela nous ronge. Nous n’en parlons pas car elle a peur de mes réactions. Si vous restez là quelques jours, je vous donnerai ma version des faits, je n’ai peut-être pas toujours été à la hauteur de mon rôle de père mais en aucun cas nous ne méritions cette situation.

          Au fait je dois vous avouer que c’est moi qui ai votre portable, il était     

          coincé entre la portière et le siège de droite, c’est vraiment une saloperie  

          car il n’arrête pas de sonner,  je me demande comment vous pouvez vivre  

          avec un engin pareil.

 

-         Question d’habitude, il faut bien reconnaitre que c’est un sacré boulet au pied, avec lui on n’échappe plus à personne… Vous avez trouvé comment répondre ?

 

Georges avait entrepris de remplir les verres qu’il avait apportés :

 

-         Vous allez voir c’est de la poire William et c’est fameux, une boisson d’hommes car elle est un peu forte, Simone en prépare une version édulcorée avec du sucre de canne, cela fait un peu punch des îles.