18.

 

-          Bon, les jeunes, c’est moi qui vais vous raconter ! Si vous saviez par où elle est passée, notre Mélisse. Si on avait su, on aurait pu l’aider, mais blackout, la gamine, elle voulait rien dire, laissait rien paraitre…

-          Pour ce que tu sais, tu ferais mieux de te taire, tu vas encore nous embrouiller !

-          Oh, toi, tu as déjà fait assez de dégâts, si tu avais parlé plus tôt on n’en serait pas là aujourd’hui, alors, tu la boucles !

-          Macho, en plus…

-          Macho, macho, je vais t’en donner moi, du macho, trop facile de laisser pourrir une gamine comme ça, et après de venir gémir !

 

Attablés dans l’appartement des Couronneries, ils comptaient les points entre l’oncle et la tante de Melissa, genre partie de ping pong improvisée.

 

-          Ça fait plaisir de revenir ici, ça faisait un bail. On aimait bien venir quand on était au bahut, ça sentait bon les épices, et les tissus de couleur partout, ça nous changeait…

-          Exotisme, quand tu nous tiens ! Tu serais pas fleur bleue et stéréotypes, ma grande ?

 

Juliette foudroya Sylvain du regard et se tourna vers l’oncle de Melissa : « Excusez-le, il peut pas s’empêcher, "Monsieur je sais tout". Vous aviez commencé à raconter… Moi, en tout cas, je suis preneuse. Aimer les épices et les couleurs, ça n’a jamais empêché de vouloir connaitre la vérité !

-          Allez, Clotaire, vas-y, n’écoute pas ce que dit ma sœur, si je m’étais doutée de l’influence qu’elle avait sur ma fille, j’aurais réagi plus tôt. Sa tante, quand même…

-          Oui. Par où commencer ? Par là, peut-être bien… Sa tante… elle se prenait plutôt pour sa mère, des fois. Faut dire qu’elle a toujours été un peu comme notre fille, ta Mélisse… Après nos deux garçons, on avait décidé de s’arrêter. J’étais comblé aux deux niveaux, genre famille française classique dans la norme, et côté africain avec des fils. Deux, ça nous suffisait, et puis à Paris, les appartements sont chers, tout est cher, d’ailleurs, alors élever deux enfants, c’était déjà bien. Mais c’était sans voir que pour une mère, des garçons, c’est pas comme une fille. Et vous avez eu Melissa, elle a toujours été si mignonne, elle a grandi, et elle a commencé à venir en vacances chez nous, Dorinda lui faisait des poupées, des habits, puis des gâteaux, des confitures, elle sentait toujours la cannelle, la vanille, la mélisse, et pour nous elle est devenue notre petite Mélisse. On n’était pas les parents, on n’en avait pas l’entière responsabilité, mais elle nous donnait tout le bon, comme à des grands-parents. Je me suis attaché à elle autant que Dorinda, et quand elle a commencé à l’emmener à l’église, je me suis même remis à y aller pour les accompagner. Je n’allais pas avec elle au catéchisme, faut quand même pas exagérer, mais je partageais les moments de communion dans l’église évangélique, c’était si beau, tous ces chants. Et la petite, elle s’est mise à aimer ça. À Poitiers, ça lui manquait, qu’elle nous disait…

-          C’est pour ça qu’elle était toujours fourrée à l’église de la Résurrection, dès qu’il y avait quelque chose, c’est pourtant pas nous qui l’avons entrainée dans cette voie…

-          Ça c’est sûr ! Mais, n’accablez quand même pas trop ma femme, c’est vrai qu’elle lui a bourré le crâne, mais la petite elle avait franchement des penchants mystiques qui serait ressortis de toute façon. Et ç’aurait pu être plus grave !

-          Je vois pas vraiment comment ! Mais continue…

 

Clotaire s’arrêta pour boire un grand verre d’eau. Il posa ses coudes sur la table de chaque côté de son assiette et regarda vers la fenêtre. Justine et Stéphanie, en face de lui, le fixaient, comme sidérées. Julien, au bout de la table, l’observait tout en gardant un œil sur Melissa assise entre ses deux parents, petite fille revenue enfin au bercail. L’oncle commença à parler de ces groupes qui venaient, de plus en plus régulièrement, dans cette église Saint Merri, qu’elles s’étaient mises à fréquenter à la place de celle de leur paroisse, comme si tout à coup celle-ci ne leur suffisait plus, qu’elles cherchaient autre chose, à retrouver le lien avec la communauté centrafricaine. Les weekends où Melissa venait à Paris, de plus en plus souvent, ses parents prenaient ça comme un besoin d’indépendance à l’adolescence, elles en passaient une partie de plus en plus grande à l’église ou à des réunions œcuméniques ou charismatiques, il n’arrivait presque plus à voir sa petite Mélisse. Quand il voulut lui parler pour la mettre en garde, il sentait bien que tout cela prenait une mauvaise tournure, elle ne l’écoutait plus, elle restait polie mais était ailleurs, sous il ne savait quelle influence. Il a cru à ces tendances irrationnelles si fréquentes à l’adolescence, il avait bien vu avec ses garçons, toujours entre le rejet total de la religion et des élans métaphysiques qui lui avaient fait plus d’une fois redouter de les retrouver dans une secte, pour Melissa il a cru que c’était pareil, que ça lui passerait rapidement. Puis elles ont commencé à aller à ces soirées vaudous, la petite semblait avoir des dons. Il ne s’est pas vraiment méfié au début, toujours la fierté du côté africain qui refaisait surface, ses garçons, eux, avaient tourné le dos à tout ça, comme s’ils avaient voulu renier leurs origines, quelle bêtise, ils les portent sur leur peau, alors, mieux vaut faire avec. La gamine, au moins, elle était pas dans ce trip, comme ils disent. Elle assumait un max sa couleur et ses pouvoirs immémoriaux, elle voulait même en faire un métier, mais tonton, y a bien des thérapeutes de toutes sortes, alors pourquoi pas des guérisseurs, t’as qu’à lire Tobie Nathan, l’Afrique est un monde inexploré pour la psychè, tout est devant nous, qu’elle lui disait. C’est même pour ça qu’elle s’est inscrite en psycho à la Sorbonne après le bac, elle logerait chez eux, elle faisait de plus en plus partie de la maison, et elle aurait surement fait des études brillantes s’il n’y avait pas eu cet accident.

 

-          Quoi ? Quel accident ?

Ce cri du cœur de toute la tablée, ou presque, tira l’oncle de la fascination de son récit, comme s’il découvrait d’un coup ces huit paires d’yeux rivées sur lui. Il sursauta et s’ébroua. « Qu’est-ce que j’ai dit qui vous a fait crier ? Ma parole, je suis possédé, moi aussi, je ne sais même plus ce que je fais ! » Il se leva, contourna la table pour aller chercher une bouteille dans le frigo de la cuisine, se servit un verre d’eau gazeuse qu’il avala d’un trait, puis un deuxième, avant de se rassoir.

 

-          Tonton, là tu passes les bornes, de parler d’accident. Déjà, que tu te mettes à raconter ma vie à ta manière, mais là, tu sors du cadre.

-          Mais qu’est-ce qui te prend, ma fille, de parler ainsi à ton oncle ? Je rêve, toi autrefois si polie que c’en était trop….

-          Bah, laisse-la dire, Reine, elle ne m’empêchera pas de penser que c’est ce qui a tout déclenché !

-          Écoute, mon beau-frère, tu es gentil, mais si c’est encore pour nous faire des reproches, franchement, on a assez donné !

Le père de Melissa entrait dans la conversation, brisant le silence qu’il semblait s’être imposé depuis qu’ils avaient quitté l’église, et il sembla remarquer le sourire qu’avait éveillé sa phrase sur les lèvres de Julien. Du temps où il venait fréquemment dans cet appartement pour voir Melissa, il se prenait à chercher des prétextes pour rencontrer Bienvenu, son père, un véritable courant passait entre eux, et, toutes ces dernières années, il avait souvent regretté, derrière l’absence de la fille, d’avoir aussi perdu le père. Il aurait pu passer, Bienvenu ne l’aurait certainement pas mis à la porte, loin de là, mais il n’avait pas osé : au début, il en voulait au monde entier, alors aux parents n’en parlons pas, mais avec le temps, il aurait pu revenir le voir pour faire le point, cela l’aurait aidé. Il s’était contenté de demander à Antoine des solutions dans les livres, lui qui était  devenu très pointu sur certains sujets liés aux religions en Afrique de l’ouest, c’est pourquoi on venait fréquemment l’interroger à la librairie, mais cela n’aurait pas dû l’empêcher de continuer avec le père de sa copine disparue ces conversations dignes d’un cours de philo qui duraient jusqu’à des pas d’heure.

Melissa se leva brutalement d’entre ses parents et se précipita vers sa chambre, retour de réflexe d’enfant après tant d’années, comme si elle n’était jamais partie. Sa tante s’apprêtait à lui emboiter le pas quand elle fut arrêtée d’une main ferme par son beau-frère. « Tu ne bouges pas, tu as fait assez de dégâts comme ça avec notre fille, Clotaire a raison sur ce point. Ça fait dix ans qu’on retourne tout dans tous les sens pour trouver les erreurs qu’on a commises, Reine en a perdu le sommeil, de temps en temps elle s’assomme avec des somnifères quand elle en a assez de tourner en rond dans l’appartement toute la nuit ; moi j’ai arrêté la musique, je me suis muré dans le silence comme pour expier je ne sais plus quoi. Alors, qu’on ne me parle plus de religion, s’il vous plait. Melissa, maintenant, elle est là, on va essayer de comprendre, mais ce qui est sûr c’est qu’on ne va pas la laisser repartir dans son délire ! »

 

Aucun bruit ne parvenait de la chambre de Melissa, pas de sanglots, elle avait dû se durcir au fil de ses années de galère. Julien tendait l’oreille, rien. Il aurait bien voulu se lever pour la rejoindre, peut-être arriverait-il à retrouver les mots avec elle, ceux qui les unissaient des nuits entières dix ans plus tôt. Mais il n’osait pas, ne comprenait rien dans cet imbroglio que l’oncle avait commencé à déballer, il aurait voulu qu’elle éclaircisse elle-même des zones d’ombre dans leur relation, mais elle ne semblait pas disposée à parler, juste à bouder ; peut-être aurait-elle raconté si sa famille n’avait pas débarqué dans l’église, maintenant elle semblait braquée ; et lui ne savait pas s’il devait lui en vouloir pour certains silences et mystères, ou la plaindre, mais de quoi exactement ? Qu’est-ce qu’il y comprenait, lui, à ces délires mystiques ? Et est-ce que c’était vraiment le sujet ? Reine revint de la cuisine avec un plat de beignets, à première vue ananas, bananes, noix de coco. Julien fondait toujours au souvenir de ces saveurs qui lui restaient encore dans un coin de la bouche. Dans un deuxième aller-retour elle posa sur la table un plateau avec café, thé, sucre, lait, prit dans le buffet des tasses et des cuillers qu’elle posa simplement au milieu de la table, à la bonne franquette. Justine se leva pour les distribuer et servir café et thé. Quelques mots polis. Mais le silence dominait toujours, dans le séjour où ils étaient tous attablés, comme dans la chambre de Melissa d’où aucun son ne sortait malgré la porte restée entrouverte.

 

-         ­C’est quand elle était en terminale que tout a commencé à déraper ; on n’a pas compris ; elle, toujours si mignonne et polie avec tout le monde jusque-là, elle a commencé à piquer des crises à tout bout de champ, sans prévenir, sans que l’on sache pourquoi. Irritabilité et émotivité de l’adolescence, me disait le médecin, comme si ça pouvait me servir à quelque chose. Ça m’a énormément inquiétée,  j’ai commencé à perdre le sommeil, avec son père on passait des nuits entières à essayer de comprendre, mais on en revenait toujours au point zéro. Alors, on a décidé de prendre sur nous, de ne rien dire jusqu’à la fin de l’année scolaire, on voulait tellement qu’elle l’ait, le bac, c’était notre fierté. Malgré tout, je l’avais à l’œil, au cas où ça irait plus mal. J’espérais toujours qu’avec toi, Julien, elle se laisserait amadouer, tu avais une bonne influence sur elle, elle te faisait passer par tous les trous de souris qui se présentaient ! Ce que tu as pu en baver, mon pauvre… Puis, après avoir fait sa fière pendant des mois, avec des arguments puritains que, même si j’étais sa mère, et censée la protéger, je trouvais excessifs, tout à coup, sans qu’on sache pourquoi, revirement, elle décide de sortir avec toi, et vous devenez un petit couple d’un classique ! Peut-être qu’elle a voulu s’accrocher à toi pour être sure de passer le bac, par peur d’elle-même, vous l’avez d’ailleurs eu brillamment tous les deux, nous, les parents, on n’était pas peu fiers !

-          Malheureusement, une fois le bac passé, elle n’a pas tardé à me larguer ! Comme ça, tout net ! Soi-disant que, comme elle partait à Paris pour ses études, ce serait trop compliqué, et elle voulait se consacrer entièrement à ses études de psycho, qu’elle disait…

-          Oui, qu’elle disait ! Dans les faits, si j’ai bien compris, elle avait mis la pédale douce durant les derniers mois avec toutes ses activités religieuses ; en s’installant à Paris, elle pouvait s’y remettre, et s’y livrer corps et âme, car c’est bien ce qui s’est passé, elle y a tout perdu, son corps et son âme !

-          Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

-          Même ma sœur, qui l’avait poussée dans les griffes du loup, a commencé à s’inquiéter, c’est vous dire !

-          Et alors, pourquoi votre beau-frère il a parlé d’accident ? Il est où le rapport ?

 

Reine se leva pour aller se servir une autre tasse de café à l’autre bout de la table, refusant l’aide de David qui proposait de la servir, elle avait besoin de bouger, bon moyen pour rassembler ses esprits. Dorinda alla à la cuisine chercher un autre plat de beignets qu’elle saupoudra de sucre en poudre avant de les déposer au milieu de la table.

-          J’y viens, j’y viens, à l’accident, si on peut l’appeler comme ça. Elle revenait de Paris où elle passait le plus clair de son temps, on ne comprenait pas bien ce qu’elle y faisait, ce qu’elle nous racontait était de plus en plus mystérieux, nous on voulait bien faire de gros efforts pour lui payer des études, mais là on avait du mal à suivre, si c’était pour de tels bobards, valait mieux arrêter de nous saigner les veines… Elle revenait de Paris, donc, quand elle est tombée dans les escaliers de la gare, il pleuvait, c’était humide et glissant, elle a dévalé les escaliers de haut en bas, la tête la première, les gens qui passaient ont eu très peur, ils l’ont allongée par terre et ont appelé les pompiers, c’était plus près que le SAMU, elle s’était blessée aux bras, aux genoux, elle avait mal au dos, mais surtout elle s’était évanouie, quand elle est revenue à elle, elle était sonnée, sinon elle ne les aurait jamais laissé l’emmener à l’hôpital. C’est de là qu’on nous a appelé une heure après, pour nous dire ce qui lui était arrivé, mais surtout qu’ils voulaient nous parler. Notez qu’elle était juste majeure, ils n’avaient pas eu besoin de nous pour l’hospitaliser, mais j’avoue que dans ces moments-là, on ne pense pas à ces détails, j’ai cru qu’ils nous demandaient de venir pour des formalités administratives.

 

Reine s’interrompit pour boire son café avant qu’il ne refroidisse. Dorinda lui tendit un beignet qu’elle dégusta lentement avant de reprendre son récit.

-          Là, dès qu’on est arrivés, tout juste on a eu le temps de la voir sur son lit d’hôpital que le médecin nous a demandé de le suivre dans son bureau. Vous imaginez notre inquiétude, sa chute ne semblait pas si grave ! Son sourire rassurant nous posait question, il ne nous fit pas lambiner plus longtemps, en nous félicitant, étions-nous au courant, notre fille était enceinte, ça ne se voyait pas encore beaucoup, mais c’était indiscutable, nous en avait-elle parlé, non sa chute était sans gravité, elle aurait des bleus mais rien à craindre pour le bébé. Vous imaginez notre surprise, et notre crainte, elle ne nous avait rien dit, soit elle ne le savait pas, et nous avions peur de sa réaction, soit elle le savait et n’avait rien voulu nous dire, et c’était encore pire. Le médecin nous conseilla de la laisser se reposer à l’hôpital pour la nuit et d’aborder tranquillement le sujet le lendemain. Nous sommes retournés auprès de Melissa, elle allait bien mais était fatiguée, c’était le soir, elle venait de manger, nous sommes restés avec elle jusqu’à ce qu’elle s’endorme, et nous sommes rentrés chez nous, à la fois heureux et inquiets.

-          Mais c’était qui le père ?

-          Vaste question, mais sur le coup, elle ne m’a même pas effleurée. Ce n’est que rentrés à la maison que Bienvenu m’en a parlé, me demandant si je croyais que c’était toi, Julien. Mais c’était difficile de savoir, elle était tellement bizarre depuis quelque temps…

 

Un choc l’interrompit, comme un objet lourd bousculé, ou jeté à terre par un appel d’air, la fenêtre de la chambre de Melissa battait, un coup de vent, encore heureux qu’ils fussent au sixième étage sinon ils se seraient imaginés n’importe quoi. Clotaire, le plus près au bout de la table, avait bondi, poussant la porte d’un coup comme s’il voulait l’enfoncer.

-          Ah, non, c’est pas vrai…