Première partie.

Venu du Sahara, un vent brûlant, chargé de fines particules de sable ocre, cingle impitoyablement cette austère bourgade de la Basilicate accrochée au flanc aride de la montagne. Dans la chaleur et la lumière impitoyables de cet après-midi d’août 1970, la vie semble s’être pétrifiée. Seuls quelques rares chiens faméliques rôdent à travers les ruelles à la recherche d’un hypothétique abri ombragé. Le silence, pesant, n’est interrompu que par le vrombissement continu des grosses mouches qui constellent d’une multitude de taches noires les façades jaunâtres des maisons aux volets clos.

A l’intérieur de la petite église de S.Grégorio, le vieux sacristain, encore tout engourdi par sa longue sieste, tente d’ébranler la lourde cloche afin d’appeler les fidèles aux vêpres toutes spécialement consacrées en ce jour de l’Assomption au culte de la Vierge Marie.

La tête ombragée par son large chapeau en feutre noir, l’archiprêtre se dirige en longues enjambées vers la petite église étincelante de blancheur située tout en haut du village. Son allure énergique semble défier la canicule en dépit de son épaisse soutane noire et de la migraine naissante qui vrille une partie de son crâne. Ses sourcils froncés, ses mâchoires contractées témoignent de la tension intérieure qui ne l’a pas quittée depuis la célébration de la messe matinale au cours de laquelle la plupart de ses jeunes paroissiennes se sont abstenues de communier.

Il a mis à profit ces quelques heures de repos postprandiales pour rédiger un sermon énergique propre à extirper toutes ces velléités d’émancipation, de revendications qu’il sent se répandre insidieusement depuis quelques semaines au sein de la communauté de ses jeunes fidèles. Il va éradiquer le mal à sa racine, combattre ces scandaleuses idées révolutionnaires importées, il en a la certitude absolue, par cette délurée Giulia dont l’arrière grand-père fut excommunié en 1870. Point n’est question qu’elle tente d’implanter ici un mouvement féministe tel qu’il en existe dans les pays du nord. Il a dû, déjà, réprimander cette friponne qui  s’autorisait à se rendre tête nue aux offices. Il éprouve la solide conviction qu’elle subit la néfaste influence de sa cousine Margherita rentrée au pays depuis quelques semaines toute auréolée du prestige de son exil en Angleterre.

La voix grave des cloches s’est tue à présent depuis de nombreuses minutes et, cependant, la rue et les ruelles conduisant à l’église demeurent vides et silencieuses. L’habituel claquement des chaussures des femmes pressées de se rendre aux vêpres ne se fait pas entendre. Dans la pénombre du temple, seules quelques vieilles, assoupies par la fatigue et la chaleur, somnolent, légèrement affaissées sur les bancs raides. Les plus gaillardes, agenouillées, leur visage tanné enfoui au creux de leurs mains ou, leurs doigts noueux égrenant un antique chapelet de buis, psalmodient leurs Ave Maria. Du portail, grand ouvert, ne parvient que le bruit des feuilles desséchées balayées par le vent brûlant, le bourdonnement des mouches et le chant strident des cigales.

Le curé, prosterné devant l’autel, ne parvient plus à maîtriser son impatience. Après une hâtive génuflexion, il sort, entouré de ses deux enfants de chœur décontenancés, sous le porche surchauffé. La petite ville semble toujours totalement désertée. Fulminant intérieurement, il se résigne enfin à rentrer et à célébrer l’office face aux quelques bigotes assidues toujours assoiffées d’indulgences.

 

C’est alors, qu’une étrange rumeur, enflant d’instant en instant, parvient à ses oreilles. Un chœur de voix féminines semble monter à l’assaut du sanctuaire. Pétrifié, le prêtre regarde s’avancer dans la nef une vingtaine de jeunes paroissiennes qu’il peine à reconnaître.

Elles sont là, devant lui, à présent silencieuses, ces jeunes brebis jusqu’alors si dociles, leur regard dur et fier ne quittant pas ses yeux exorbités. Elles sont là, têtes nues, presque rasées, maquillées telles des catins, revêtues de tee shirts éclatants, courts et moulants aux décolletés provocants, de mini-jupes laissant entrevoir ce que nul ne devrait voir hors de la chambre conjugale.

Telles d’arrogantes suffragettes, perchées sur leurs hauts talons accentuant leur déhanchement, Giulia et Margherita, en pantys, brandissent un étendard pourpre sur lequel se détachent, en énormes lettres dorées, leurs mots d’ordre.


Jupettes solidaires pour le droit

Au divorce

A la contraception

A l’avortement

 

Un silence écrasant, à présent règne sous les voûtes. Les anciennes, sorties de leur léthargie, bouche bée, retiennent leur souffle. Ce long moment de stupeur passé, le prêtre sent monter en lui une irrépressible colère. D’un geste impérieux de la main, souligné par l’envolée de la manche de son surplis, il fait signe aux manifestantes de s’asseoir. Les femmes le toisent, les lèvres déformées par un rictus ironique et demeurent immobiles. Furibond, après avoir arraché puis piétiné la banderole, il monte en chaire et, prenant Dieu le Père à témoin de ce blasphème, pointe un doigt vengeur vers le Christ en croix, laissant enfin éclater toute son indignation et sa rage en un sermon d’une rare violence.

Enfin, épuisé, hors de souffle, il termine sa harangue par un ordre ultime : « toutes en confession ! »

Pour toute réponse, en un bel ensemble, les jeunes femmes font volte face et, le visage grave, d’un pas décidé, quittent le sanctuaire, traversent en silence, maintenant, la place incandescente avant de disparaître à travers rues et ruelles.

Hébété, titubant, le curé descend les marches de la chaire et, comme frappé par la foudre, s’effondre devant l’autel.

Dans les travées, les vieilles paroissiennes, tout à la fois effrayées et surexcitées, entament une sorte de danse presque statique : deux pas en avant, deux pas en arrière, deux pas en avant, deux pas en arrière, ne sachant s’il faut tenter de réconforter leur curé toujours prostré ou se retirer discrètement afin d’éviter d’essuyer son inévitable et terrible colère. Après quelques timides conciliabules, elles s’agenouillent, dans un bel ensemble, afin d’invoquer, à travers leurs prières, l’aide du Sauveur infiniment plus à même qu’elles de venir en aide à leur pasteur.

La fraîcheur de la pierre pénètre le corps du prêtre étendu au travers de sa soutane trempée de sueur. Petit à petit, ses muscles tétanisés parviennent à se détendre et sa respiration se fait plus aisée. Dans cette position de totale soumission, il se remémore sa prise de soutane, quelques décennies auparavant, ainsi que l’engagement solennel qu’il  prit alors auprès du Christ.

 

Il réalise à présent toute l’étendue de son échec :

« Comment ai-je pu, Seigneur, conduire ton troupeau de brebis sur le chemin de la perdition ? Pourquoi suis-je resté aveugle devant la transformation progressive de leur comportement ? Pourquoi n’ai-je pas été alerté par le rythme moins soutenu de leur confession ?

Pardonne, Seigneur, à ton humble serviteur, son manque de discernement et donne lui la force nécessaire pour redevenir le vaillant soldat du Christ qui saura ramener ces âmes égarées au sein de ta bienheureuse Eglise. »

Rasséréné par ce mea culpa silencieux, le curé se relève comme habité par une énergie nouvelle, fait une génuflexion rapide face au tabernacle avant de se tourner vers le groupe des bigotes afin de leur administrer une sévère admonestation. En effet, il lui semble, à présent, évident que la dérive de ces jeunes femmes s’explique aussi grandement par le manque de fermeté apporté dans leur éducation par leurs mères et grands-mères.

Elles n’ont pas su ou, peut-être même, pas voulu faire de leurs filles de braves et douces mammas toutes dévouées à leurs époux, n’ayant d’yeux que pour leur progéniture et d’intérêt que pour la réussite de la pasta.

A présent, il lui incombe, à lui, soldat du Christ, de redresser la situation en étroite collaboration avec les précédentes générations. Les anciennes courbent la tête sous le flot des reproches habituées à être, dans cette société patriarcale, considérées comme responsables de tous les dysfonctionnements.

Sa harangue terminée, l’archiprêtre les congédie d’un ordre ne souffrant aucun commentaire : « C’est une nouvelle croisade qu’il nous faut entamer ensemble mais pour l’heure rentrez chez vous et soyez en paix avec le Seigneur ! »

2ème partie.

Elle court, elle court Consuelo, elle court droit devant ; elle ne peut supporter un instant de plus le regard foudroyant de l’archiprêtre pas plus que le sourire sarcastique, un brin goguenard des commères qui s’attardent quelques instants encore sur le parvis. Elle ne pense qu’à regagner au plus vite son logis, qu’à se mettre à l’abri de l’opprobre, des quolibets prêts à fuser : « Ah ! Elle pouvait bien faire la fière avec sa Giulia ! Sa Giulia par ci ! Sa Giulia par là ! Ce n’est pas ma Giulia qui aurait …Vous voyez où cela la mène aujourd’hui ! Une meneuse ! C’est du propre ! Avec ses airs de Ste Nitouche cette mijaurée a presque réussi à contaminer nos filles ! »

Sa large jupe sombre bat ses mollets striés d’énormes varices, sa mantille noire glisse dans la poussière de la ruelle, ses cheveux poivre et sel s’échappent de son chignon pour s’épandre, en longues mèches, sur ses épaules tandis que son cœur résonne dans sa poitrine tel le tambour sous la frappe du crieur municipal. Il lui faut cependant courir plus vite encore si elle veut passer devant la terrasse du café « chez Bernardo » avant que les hommes ne s’y installent pour y passer la fin de l’après-midi tandis que leurs femmes sortiront leurs chaises devant les portes des maisons, leurs ouvrages dans leurs girons et leurs langues prêtes à se délier.

Au fur et à mesure qu’elle approche de sa maison située tout en bas du village, une autre crainte, aussi prégnante, surgit en elle : « Et si Fernando était déjà réveillé de sa sieste en dépit de la généreuse rasade de grappa qu’il s’est servie après son café et qu’elle n’ait pas le temps de préparer sa version des faits avant le retour de Giulia ou… pire, que Giulia, dans sa folle révolte ne l’ait devancée et se soit présentée à son père dans sa tenue provocante…ou encore que sa belle-mère... »

 

Sa main se pose enfin sur la poignée de la porte close ; elle l’entrouvre avec une infinie précaution : « Seigneur, Marie, Joseph, aidez-moi, faites qu’elle ne grince pas, faites qu’ils dorment encore, laissez-moi un peu de temps ! Rien qu’un peu de temps ! Pour souffler ! Pour réfléchir ! »

 Tout semble calme ; le silence règne ;  le chien, allongé sur la pierre de l’étroit corridor entrouvre un œil, puis le referme aussitôt sans plus se préoccuper des mouches qui se réinstallent le long de ses paupières suintantes. Avachie au fond du vieux fauteuil en osier de la grande pièce aux volets clos, mâchoire pendante, salive perlant aux commissures des lèvres, ravaudage abandonné sur les genoux, sa belle-mère ronfle doucement tandis que son fils, allongé, bras en croix sur le lit, lui donne la réplique. Leur haleine exhale une forte odeur d’ail et de sardines grillées. Aucune trace de la présence de Guilia dans la maison. Consuelo pousse un soupir de soulagement. Elle va pouvoir reprendre ses esprits avant que les trois enfants de Giulia, partis déjeuner chez leur grand-mère paternelle, ne soient de retour.

Elle se réfugie sans bruit dans la réserve qui leur sert de cave au milieu des chapelets d’oignons, d’aulx, des corbeilles de tomates et de poivrons. Elle s’accroupit dans l’encoignure, dos à la pierre, pose sa tête en feu au creux de ses mains et se laisse aller enfin. Derrière ses paupières closes, elle revoit sa Giulia, la petite dernière de sa nombreuse progéniture, une enfant si douce, si calme, si câline, toujours prête à la seconder même dans les tâches les plus ingrates ; si patiente avec ses cinq frères qui lui cassaient immanquablement les quelques joujoux offerts par sa marraine à Noël. Elle la revoit aussi jeune mariée à la beauté sereine rayonnante de bonheur au bras de son bel Enrico.

Très vite, la naissance de la petite Elena les obligea à se serrer davantage dans l’humble maison. Fernando transforma son échoppe de menuisier, devenue inutile depuis l’amputation de trois de ses doigts, afin d’abriter toute la famille sous le même toit. Enrico, lui, repartit presque aussitôt la noce célébrée. Il dissuada difficilement sa jeune femme de le suivre à Milan où il devait retrouver au plus vite son emploi d’ouvrier sur une chaîne de montage automobiles. Il refusait, disait-il,  de lui imposer des conditions de vie difficiles dans un logement insalubre au sein de cette capitale lombarde où les tensions sociales étaient fortes et où une série d’attentats sanglants venaient d’avoir lieu présageant de graves troubles à venir.

 C’est à partir de cette époque, se souvient Consuelo, que Giulia, tout occupée à prodiguer ses soins à sa progéniture, perdit petit à petit sa joie de vivre. Après trois grossesses très rapprochées, le retour d’Enrico, lors de ses rares congés, était manifestement plus redouté que souhaité.

 Deux mois plus tôt, l’arrivée de Margherita, de retour au pays pour quelques semaines, bouleversa totalement son comportement. Subjuguée par l’élégance, la liberté d’allure et de langage de sa cousine, son aînée de trois ans, Giulia ne pensait plus qu’à sortir avec elle pour d’interminables promenades vouées à d’interminables discours. Petit à petit, d’autres jeunes femmes prirent l’habitude de les rejoindre en fin de journée sous les regards surpris, parfois inquiets, de leurs mères. Consuelo tenta souvent de dialoguer avec sa fille, de la rappeler à ses devoirs de mère mais elle se fit vertement rabrouer. Résignée, elle se contenta alors de suppléer aux défaillances de Giulia tout en priant le ciel que le père ne se rendit compte de rien. C’est qu’il ne perdrait pas , c’est certain, une si belle occasion de lui reprocher, une fois de plus, l’existence de son aïeul renégat, maudit par la sainte Eglise, honte de la famille et seul grand responsable de toutes les déviances de ses descendants.

 

En dépit de la touffeur ambiante, Consuelo grelotte. Consuelo tremble. Consuelo a peur. Peur de son mari, de ses réactions violentes lorsqu’il apprendra, inévitablement, par la rumeur la responsabilité de sa fille dans le déroulement de la manifestation féministe de l’après-midi ; peur de l’attitude orgueilleuse de Giulia qui mettra son point d’honneur à lui tenir tête sans plus se préoccuper des conséquences néfastes qui en résulteront pour tous ; peur aussi de l’emportement de son gendre lors de sa prochaine venue au village. Comment ce fier Enrico pourra-t-il supporter les sourires, pleins de sous-entendus, de ses amis d’enfance restés au village ? Après tant d’années d’efforts pour faire régner une certaine harmonie dans son foyer, pour éviter que les heurts entre le père et les enfants n’entrainent des ruptures irrémédiables, Consuelo se sent lasse, profondément lasse. Elle se tasse un peu plus encore dans son encoignure afin, peut-être, de laisser moins de prise au malheur à venir.