8.

-          Super, toutes ces bouchées, qu’est-ce que c’est ? Des beignets ? C’est d’où ?

-          Oh, tu sais, dans le quartier c’est facile, avec la Goutte d’or à côté. C’est sénégalais, des accras de niébé et des pastels, poisson et viande. Et puis, plein d’autres petits trucs à gouter.

-          Avec ce qu’on a apporté à boire, ça devrait aller…

Habitués à des espaces minuscules, les deux garçons découvraient d’un œil envieux l’appartement de Stéphanie. Même Sylvain n’était jamais venu, ils s’étaient quittés avant qu’elle n’y habite.

-          Bon, on boit un verre ? Steph, tu branches ton ordi pour qu’on puisse skyper Antoine à 9h, comme les gars l’ont dit ; je suis impatiente, une vraie atmosphère de polar, j’ai bien fait de venir…

Juliette s’efforçait de dégeler la conversation en distribuant les verres. La soirée improvisée démarrait mollement : entre Sylvain qui marchait sur des œufs et Julien qui n’en menait pas beaucoup plus large, les filles avaient dû prendre les devants. Elles venaient de faire le point sur les lettres mystérieuses, les garçons se lâchaient peu à peu, effet de l’alcool ou de l’ambiance générale, Julien abordait sa filature inopinée, ses doutes sur la silhouette qu’il avait laissé échapper quand une alerte émit un son bref et s’afficha sur l’ordinateur de Stéphanie, Antoine était connecté.

*******

-          Mais enfin, pourquoi on a rien reçu, nous ? Juliette, je me disais que c’était parce qu’elle était à Lyon, mais si Antoine a reçu un coup de fil à Toulouse, pourquoi pas nous ? Ou alors, pourquoi vous ? Qu’est-ce que c’est que tout ce tintouin, ces mots sans queue ni tête, ces photos ? On aurait quelque chose à se reprocher ?...

Cette phrase arrêta net Julien dans son élan, il se figea, les yeux dans le vague, puis se pelotonna, laissant sa tête tomber sur ses genoux. Stéphanie, hypnotisée par son mouvement, s’enfonça dans sa chauffeuse en se laissant glisser le long du dossier.

-          Bon, dites, vous arrêtez de vous la jouer ! On y était tous, y a pas eu mort d’homme…

Sylvain, goguenard, venait de retrouver la parole dont il avait été peu dispendieux jusque là.

-          Puisqu’on y pense tous…

*********

            Cette nuit-là, aucun d’entre eux n’était près de l’oublier, vraiment. Une nuit claire et froide, mais avec des frétillements de fin de siècle et de début de tempête qui faisaient circuler de l’un à l’autre une tension certaine.

-          Si on faisait une cérémonie ?

Quelle petite voix venait de balbutier ? Elodie ? Melissa ? Ils savaient tous ce que ces mots  signifiaient. Ils avaient parlé des soirées entières de spiritisme, de désenvoutements, même de messes noires, des séances qui questionnaient leurs certitudes d’élèves de terminale chez qui la philosophie comblait le vide laissé par une éducation religieuse sans convictions ou laïque sans réponses. La fascination était là. Mais il s’en était toujours trouvé un ou deux pour un ultime rappel à la raison quand on avait fait tourner les verres. Ils n’étaient jamais allés au-delà.

Leur groupe prenait de la solidité. Des couples se formaient, Sylvain et Stéphanie, David et Juliette, candeur juvénile du "nous, c’est pour toujours !", promesse qui ne passerait pas le cap fatidique des sept ans, voire des trois. Justine, à un âge où un physique ingrat vous met irrémédiablement sur la touche, restait seule, se consolant avec des résultats scolaires inversement proportionnels au négligé de sa tenue vestimentaire. Elodie jouait au chat et à la souris avec Antoine, éternel amoureux transi, et Julien tombait sous les feux de Melissa qui tergiversait et refusait de s’engager par scrupules religieux. Leur bande des neuf s’était constituée dès le début de leur seconde à Victor, certains se connaissaient déjà du collège ou même de l’école, d’autres s’étaient ajoutés. Ils se retrouvaient à chaque pause, pour fumer, pour déjeuner ; ils se rappelaient le soir, aussitôt rentrés, monopolisant les lignes téléphoniques familiales à cette époque sans portables ; ils se retrouvaient le samedi soir au grand complet chez l’un ou chez l’autre, ou plutôt là où les parents les dérangeaient le moins.

Ce soir-là, c’était chez David, comme souvent, un pavillon à la sortie de Poitiers, vers Mignaloux, où une grande pièce avait été aménagée dans le sous-sol. Pas facile en bus, mais il se trouvait toujours des parents pour faire le taxi, et ils apportaient leur duvet pour dormir sur le tapis. L’origine sénégalaise des parents de David leur conférait ce côté à la fois strict et généreux qui leur faisait préférer savoir où était leur fils et ses copains, même si la maison était souvent envahie. Le père, médecin à l’hôpital, poussait ses enfants dans des études scientifiques, hanté qu’il était par des souvenirs d’école coranique dont riait la mère, cadre administrative, qu’une éducation catholique dans une famille capverdienne de Dakar avait dotée d’un humour féministe à toute épreuve.

Ils avaient commencé par écouter de la musique, faire le point sur ce début de vacances où les profs ne les avaient pas épargnés question boulot, se raconter leur noël, les cadeaux, les habitudes différentes selon les familles, les regrets de Stéphanie dont les parents étaient pâtissiers de n’avoir jamais encore connu un vrai noël en famille. La conversation avait dévié sur les origines de cette fête, le côté païen qui leur plaisait, loin des considérations religieuses dont peu de leurs parents faisaient encore une priorité. Ils ne se privaient pas de critiquer la scandaleuse pression commerciale tout en se disant au fond d’eux-mêmes qu’ils n’auraient quand même pas aimé se retrouver sans cadeaux… Sylvain venait de faire sauter le bouchon d’un délicieux pétillant local apporté par Stéphanie, aussi bon qu’un champagne, les verres circulaient quand ils entendirent répéter la petite phrase : "Oui, si on faisait une cérémonie ?".

Cette fois, c’était bien Melissa qui avait parlé, pas de doute. Et ils restaient sidérés par le sérieux de son expression. Jusque là ils avaient toujours abordé le sujet avec humour, dérision même. Mais là, le visage de Melissa n’ouvrait aucune porte au rire, ni même au sourire. Et ils s’étaient laissé entrainer, conduire par leur amie transfigurée. A peine avaient-ils posé quelques questions, mais où as-tu appris tout ça, ces prières, ces formules ; juste quelques bribes de réponse, une église évangéliste centrafricaine, sa tante l’avait emmenée, elle continuait toute seule.

Melissa avait toujours eu un côté rebelle, mais différent du leur. Les cheveux mi-longs légèrement crépus qui entouraient  son visage à la peau noire mate ne réussissaient qu’en partie à adoucir son air sérieux. Absolue dans ses prises de position, jusqu’auboutiste, elle s’opposait continuellement à ses parents qui n’appréciaient pas vraiment ses recherches animistes ni son entêtement religieux, eux qui avaient tout fait depuis qu’ils étaient à Poitiers pour s’intégrer dans leur quartier sans perdre leurs racines culturelles centrafricaines ; dans ce domaine, elle allait vraiment trop loin et leur faisait perdre toute crédibilité.

La séance avait commencé, sans résistance. Les prières se déclinaient en litanies, des refrains que reprenait le groupe d’une seule voix derrière les stances psalmodiées par Melissa ; le niveau sonore montait, puis redescendait, comme une vague ; les visages s’éclairaient d’une lumière nouvelle, certains dans une pâleur virginale, d’autres s’échauffant comme auprès d’un feu de bois. Les incantations devenaient monosyllabiques, répétition d’onomatopées sans recherche de signification ; seuls comptaient maintenant la montée régulière, l’accompagnement de tout le groupe, comme s’ils avaient déjà pratiqué cela régulièrement, ascension spiralaire vers la transe, ils avaient vu un documentaire en cours de philo, ne se posaient plus de questions devant l’évidence de ce qui les emportait, Melissa tournait, tournait, les chants, les voix entouraient son ascension tourbillonnante, la monotonie de la scansion accentuait le processus, tous étaient pris, aucune note discordante ne se faisait entendre, la température montait dans la pièce à l’éclairage tamisé, un cri retentit.

Melissa gisait au sol. Secouée de convulsions. Ses yeux se révulsaient. Sa bouche éructait : "l’Impur est parmi nous, tous en chœur, désignez-le du doigt, Satan, accueillant". Ses propos devinrent incohérents : "l’Adversaire, l’Adversaire" ; elle vomit de la bile, infâme liquide verdâtre qui se répandit sur le tapis ; "complicité, complice, tous…". Après un spasme qui la remit debout et la secoua de haut en bas, elle s’écroula la tête en arrière, qui vint cogner contre le pied métallique d’une table basse, alors qu’elle répétait : "maman, complice, maman, complice… ». Elle s’évanouit, comme morte.

Réveillés par la violence et la rapidité de cette scène, les autres retrouvèrent leurs esprits sur le champ. Julien se précipita sur Melissa, fit de l’air autour d’elle, hurla : "de l’eau, de l’eau", se mit à la secouer, lui taper dans le dos. Rien n’y faisait, elle ne revenait pas à elle. Elodie s’approcha, prit son pouls, il battait, lentement, mais régulièrement.

-          De toute façon, si vraiment c’était grave, David, ton père est toubib, il est là ?

-          Oui, je crois, mais vaudrait mieux pas, on est morts si mon père vient…

Ils se regardaient tous, consternés. Que faire si Melissa ne se réveillait pas rapidement ? Pourquoi n’avaient-ils pas passé le brevet de secouriste comme leur prof d’EPS n’arrêtait pas de leur répéter ? Ils étaient malins, maintenant. Elodie, toujours près de Melissa, lui caressait la main et lui parlait doucement :

-          Là, ma belle, on est là, tous, t’inquiète pas, on te sortira de là ; allez, réveille-toi, t’as rien à craindre, on dira rien.

-         

-          J’te promets, si tu t’réveilles tranquillement, qu’on n’s’oubliera jamais les uns les autres…

-          Oui, unis comme les doigts des deux mains à qui il en manquerait un, de doigt !!! avait ajouté Antoine, détournant d’un coup les regards et l’attention.

Peut-être sensible à ce changement de ton et d’inquiétude, la collapsée tourna sur elle-même, puis entrouvrit les yeux.

-          Mais, qu’est-ce que vous fabriquez ? Qu’est-ce qui vous prend ?

-          C’est bien à toi de demander ça ! Tu vois pas que tu t’es évanouie, tu peux dire que tu nous as flanqué une de ces frousses, tu reviens de loin…

Melissa éclata d’un rire qui contrastait sérieusement avec son habituel air grave ; elle s’assit en tailleur et regarda autour d’elle d’un air amusé.

-          Alors, ça a marché ? Je suis partie, vraiment ?

-          Qu’est-ce que tu racontes ?

-          Ben oui, c’est une technique de décollage, c’est pour la transe, c’est génial, vous devriez essayer… J’ai quand même mal à la tête !

-          Evidemment, t’es tombée la tête contre le pied de la table ; si c’est ça, ce que t’appelles une technique géniale !

-          Bon, allez, y a pas mort d’homme ! C’était quoi ce que vous marmonniez quand je me suis réveillée, les doigts de la main, on s’oubliera pas, ouahhh… j’y crois pas, un pacte, on le fait !

Les autres se regardèrent ébahis ; s’étaient-ils fait avoir comme elle le prétendait ? Ou tentait-elle de faire retomber l’angoisse ambiante ? Elodie, le regard encore un peu vague, se remit debout, fit le tour de la pièce dans un sens, puis dans l’autre, ne regardant personne mais s’arrêtant ici et là pour observer un détail.

-          J’ai promis, on le fait, on se dit qu’on se laissera jamais tomber, quoi qu’il arrive…

-          Un pacte de solidarité, reprenait Sylvain, narquois, et tu veux qu’on le signe comment, avec notre sang comme dans les films…

-          Allez, arrête de te moquer, t’as bien eu peur toi aussi, on n’est pas dans la mafia, on dit rien, on n’écrit rien c’est entre nous, on se jure…

-          Et tu jures sur quoi, sur la bible, comme au tribunal ?

-          Arrête ton char, ça c’est typique US, on se le dit, c’est tout…

Julien, revenu de la peur de sa vie, intervint pour arrêter ce duel :

-          On se jure qu’on sera toujours là les uns pour les autres, qu’on se laissera pas tomber, qui est pour ?

-          OK, c’est bon, OK, c’est bon, répétèrent-ils presque en chœur,

-          Et on pourrait se retrouver, disons une fois par an, quand on aura fini la term, ajouta Antoine, prévoyant.

-          Sûr ! C’est géant ! Bon, on boit un coup maintenant…

David s’était levé, avait mis la musique à fond avant de se raviser et de baisser un peu le son : on entendait aussi bien, et il risquait moins de voir débarquer ses parents. Sylvain distribuait des verres en plastique, faisait passer une boite de chocolats et une bouteille de cocktail rhum-citron. Un peu fort, mais ils avaient bien besoin de ça. Il sifflotait, chantonnait "Pacte-é, pacte-é, solidarité-é" sur l’air de "Tomber, tomber, tomber la chemise  ", l’atmosphère s’était détendue peu à peu…

A suivre...