4.

            « Fais voir ! ». Sylvain, assis dans un fauteuil simili club du Séraphin où il avait donné rendez-vous à Stéphanie juste après son appel affolé, piaffait de connaitre la teneur de l’enveloppe qu’elle venait de trouver. Ce choix d’un lieu neutre, juste à côté du métro République, les mettait pratiquement à égale distance, lui de Daumesnil, elle de Marx Dormoy, côté pratique qui à plus de huit heures du soir ne perdait pas de son intérêt. Il aurait pu aller jusque chez elle, mais c’était se mettre dans une situation inconfortable, voire de sujétion, en pénétrant à nouveau dans une intimité qu’il avait fait le choix de quitter. Il faut dire que les évènements récents bousculaient la donne. Il n’avait pas su faire autrement, en trouvant ce message sous sa porte, que de l’appeler, elle. Et voila qu’elle le rappelait, peu après des gesticulations urbaines auxquelles il n’avait rien compris, pour lui annoncer, d’une voix inquiète, qu’elle avait aussi trouvé une grosse enveloppe sous sa porte. Il lui avait conseillé de ne pas l’ouvrir seule chez elle, et lui avait proposé ce rendez-vous dans ce café.

-          Tu te souviens, il y a dix ans, à Victor ?

-          Ben oui, Victor, mais quoi ?

-          J’ai pas ouvert mon enveloppe ; tu vois que pour une fois j’ai suivi tes conseils. J’ai repensé dans le métro. Ces mots que tu m’as lus. C’est le pacte de solidarité qui m’a mis la puce à l’oreille… Mais alors, pourquoi fil rompu, après ce weekend passé ensemble ?

Sylvain y avait pensé aussi, même si le charabia du message évoquait plutôt un illuminé. C’est vrai, la bande de Victor. Leur lycée, officiellement Victor Hugo. Cette promesse qu’ils s’étaient faite, peu avant le changement de millénaire. La bande des neuf s’était retrouvée juste après noël, à minuit, en pleine lune descendante. L’atmosphère était électrique, la tempête qui allait dans les jours suivants dévaster les environs de Poitiers, comme une bonne partie de la France, commençait à se lever. Véritable temps d’apocalypse de fin de siècle. Discussions typiques d’adolescents sur la fin du monde, entre rationalismes et superstitions. Une rafale plus violente que les précédentes, qui venait de précipiter à leurs pieds deux ardoises au risque de les décapiter, avait poussé sur les lèvres de l’un, puis de l’autre, cette promesse, pompeusement appelée "Pacte de solidarité", scellée par une série de codicilles que tous s’engageaient à respecter : jamais écrits, mais gravés dans leur tête.

-          Alors, montre !

Tout en disant cela, il avait déjà attrapé l’enveloppe de Stéphanie. Aucune trace d’écriture. Ni expéditeur ni destinataire. Une lettre strictement vouée à être déposée sous une porte. Rembourrée, comme celles que l’on utilise pour envoyer un disque ou un objet fragile. Il fit sauter le ruban adhésif qui la fermait, puis ouvrit la sous-enveloppe de papier, et plusieurs bristols, photos, cartes postales, tombèrent sur la table.

-          Oua-a-ah !!! Qu’est-ce que c’est que tout ça ? C’est peut-être simplement une copine qui m’a déposé des photos. Voila que je t’aurai fait bouger pour rien ! C’est la meilleure, ça !

Le rire de Stéphanie n’arrêta pas Sylvain, imperturbable, qui soupesait et retournait les feuillets tombés de l’enveloppe. Une carte postale, Poitiers, la rue Victor Hugo en direction de la préfecture, vierge, jamais envoyée, elle datait de quelques années au vu des enseignes. Une photo de groupe pendant un repas, ou plutôt deux photos : il vérifia rapidement, ils étaient bien tous là, présents sur l’un ou l’autre des clichés. "Agapes complices " : cette expression lui revenait comme un flash. Deux coupures de journaux, page des faits divers de la Nouvelle République, pas de date, une histoire de tueur fou qui sème la terreur au cœur de Tours, et une histoire de bébé disparu, ou échangé, pas très clair. Un bristol commercial d’invitation à l’inauguration d’une boutique, "Ossia & Calypso" : Déco ? Fringues ? Bijoux ? Pas précisé. Une date, 10 novembre, pas d’année. Aucun autre message. Perplexe, Sylvain passait les documents à Stéphanie un à un après les avoir examinés.

-          Ça te dit quelque chose ?

-          Rien. A première vue, rien. Une blague, tu crois ?

-          Ecoute, j’en sais rien…

-          Mhhh…

-          Tu crois pas qu’on a besoin de réfléchir, la nuit porte conseil ?

-          Ouai, mhhh… puisqu’on est là, si on mangeait, ça a pas l’air mal. J’ai vu passer des salades géantes. Une occasion pour faire le point, depuis le temps !

-          Et oui, et tu vas refaire le monde, une fois de plus…

-          Alors, pour ça, toi aussi tu te poses là !

-          S’il vous plait, on peut avoir la carte ?

La voix de Sylvain se perdit dans la profondeur de ce café tout en longueur : Séraphin, quel nom ! Ils avaient bien besoin d’un peu d’angélisme pour digérer leurs trouvailles. Et retrouvailles. Le décor soigné de quelques touches de fuchsia et d’orangé qui éclairaient le parquet blond et les murs châtaigne dorée leur laissait espérer une carte et une présentation des mets raffinées. Quelques années plus tôt, ils ne seraient jamais permis plus qu’un café dans ce bar branché. Mais leurs exigences de confort, sinon leurs moyens, avaient probablement pris un peu de bouteille. Et, finalement, le plaisir de retrouver Stéphanie, comme si de rien n’était, aurait pu lui faire croire que tout cela n’avait jamais existé, qu’il n’avait usé que de prétextes pour sortir avec elle.

Stéphanie tira son portable de sa poche avant qu’il ne l’ait entendu sonner. Elle avait toujours gardé cette habitude de discrétion si rare dans leur génération, et dans les autres.

-          Allo, ah, super que tu me rappelles si vite. Tu peux venir ce weekend ? Génial. OK, je peux te loger, sûr. Tu me dis quand t’as pris ton billet et je m’adapte. Tchao Juliette, à plus.

Il aimait toujours autant quand ce sourire se nichait dans sa crinière aux tons solaires. Même si le touchait plus encore l’empreinte de gravité sur son visage d’intellectuelle sincère. Pourquoi était-il parti ?

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Ce diner improvisé avait légèrement mis dans l’ombre les lettres qui les avaient rassemblés. Ridicules. Une bonne blague ? Quelqu’un aurait voulu les réunir qu’il ne s’y serait pas pris autrement. Un message codé pour lui. Pour elle des tas de photos et de babioles. Et cette invitation : le nom de la boutique l’avait frappé, ainsi que la date, mais il n’avait pas vu l’adresse. "Ossia & Calypso", 10 novembre. Si c’était cette année, ils avaient encore un peu de temps.

De sa fenêtre, il observait la rue. Il avait toujours aimé exercer son regard aux plus petits détails. Et son sixième étage sans ascenseur lui fournissait un promontoire de choix. De temps à autre, il gardait l’habitude, plaisir ou besoin comme ce soir, de griller une cigarette. Une occasion de plus pour se poster dans l’ouverture de fenêtre qui accroissait judicieusement l’espace dans son minuscule appartement. Bien content d’avoir pu récupérer ce deux-pièces rue de la Brèche aux loups au départ d’un de ses collègues de la galerie, il se demandait toujours comment ils avaient pu vivre à deux dans cette maison de poupée. Le plus drôle, c’était la cuisine, où l’on pénétrait par un goulot d’étranglement si étroit qu’il valait mieux être svelte. La femme de son collègue, enceinte, avait peut-être eu peur que la proéminence croissante de son ventre s’en satisfasse de moins en moins. Mais, finalement, pour lui tout seul, c’était bien, une chambre qui laissait peu de place autour du lit, un séjour entouré de piles de livres, il voyait bien que s’il avait eu plus grand, il n’aurait pas su faire face à l’invasion matérielle qui l’aurait contrait à des mesures drastiques de rangement qu’il avait en horreur.

La sirène d’une ambulance retentit dans la nuit au moment où il tirait sa dernière bouffée. L’hôpital Trousseau était tout près. Quelle soirée ! Il était temps de dormir. Ou d’essayer.

 

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            Antoine maudissait déjà le geste instinctif qui lui avait fait lire les messages sur son fixe. Pour lui, le téléphone, c’était le portable ; il en oubliait qu’il avait installé une ligne pour pouvoir se connecter à internet. Peu de gens en connaissaient le numéro : les fixes avaient acquis, malgré eux, le statut subalterne de l’oubli. Alors là, tout à coup, se trouver aux prises avec un message auquel il ne comprenait pas grand-chose, il s’en serait bien passé.

            Déjà qu’il se sentait bizarre ce soir, dès qu’il était sorti de la station Patte d’Oie, il avait suffoqué sous la tiédeur moite. Un reste de ce vent du Sahara qui avait soufflé sur Toulouse ces derniers jours et qui avait recouvert les voitures garées autour de la barrière de Bayonne d’une fine pellicule ocre. Après la journée qu’il venait de passer, il aurait apprécié un peu de fraicheur, mais l’été de la Saint Martin semblait bien installé. Bon, il n’allait pas se plaindre. S’il avait choisi le sud qui le mettait loin du reste de la bande, et Toulouse en particulier, c’était aussi pour le climat.

Et pour le boulot. Il n’en revenait pas d’avoir décroché ce poste. Après des études de lettres, et une spécialisation en bibliothèque-librairie pour satisfaire son appétit dévorant de lecture, il avait tenté sa chance, sans trop y croire, à "Ombres blanches", une de ces librairies mythiques qui font la célébrité de quelques grandes villes. Un agrandissement était en cours, un employé venait de partir, il avait été embauché. D’abord à l’essai, puis un contrat à durée indéterminée. Le travail était absorbant, pas toujours drôle, mais il s’estimait plus qu’heureux d’avoir réussi si vite. Globalement sa vie toulousaine lui plaisait ; les distances n’étaient pas très longues, il lui arrivait régulièrement de rentrer à pied de la place du Capitole, juste à côté de la librairie. Mais ce soir, il avait terminé plus tard, un inventaire qui s’était prolongé. Puis un rendez-vous, chez Emile, place Saint Georges, avec une fille qu’il avait rencontrée quelques semaines plus tôt, qu’il retrouvait de temps en temps chez elle plutôt que chez lui, et qui l’avait planté là sur un coup de tête ; il ne voyait toujours pas ce qu’il avait pu dire pour la vexer. L’heure tardive ajoutée à ce sentiment de gâchis lui avait fait attraper le métro à Esquirol.

            A peine arrivé chez lui, peut-être pour passer ses nerfs, il avait activé les messages. Une voix féminine s’était détachée, assez indistincte, seuls ressortaient quelques mots : "accueillant, complicité, tous en chœur" ; difficile à situer et à comprendre. On se moquait de lui ! Comme il était rarement dans son appartement, il était peu sollicité par ces appels commerciaux qui envahissent les lignes fixes. Et cela ne ressemblait pas à l’un de ces slogans préenregistrés de solliciteurs. Quoi que, ils affinaient leurs méthodes… Alors, quid de ce message ? Difficile de savoir. Il décida de se calmer et de le reléguer dans un coin de son répondeur, il aurait bien le temps d’y revenir plus tard. A l’heure qu’il était, s’il ne voulait pas être complètement à l’ouest le lendemain, il valait mieux qu’il se mette en pause. Dans un demi-sommeil, il perçut vaguement une sirène d’ambulance ; direction l’hôpital Joseph Ducuing, les nuits se suivent et se ressemblent, il avait appris à vivre avec.

A suivre...