3.

Mélissa s’était volatilisée. Plus de nouvelles, d’un coup.
Les méls revenaient : "Delivery to the following recipient failed…" Le numéro de portable sonnait dans le vide, inactif. Plus de traces. Alors que Stéphanie venait juste d’apprendre que Mélissa était enceinte, qu’elle voulait la féliciter : disparue. Abonnés absents. Elle avait aussi essayé du côté d’Elodie, qui s’était montrée fuyante, disant qu’elle ne savait rien, qu’elle avait, elle aussi, perdu le contact. Aucune idée de qui était le père, impossible aussi de chercher de ce côté-là. Prise dans ses pensées, Stéphanie avait décidé de marcher un peu ; la soirée était douce ; elle aurait bien le temps de sauter dans un bus en chemin si elle fatiguait. Passé le Forum des Halles, elle musarda dans les rues commerçantes, les boutiques branchées de la rue Montorgueil la pousseraient doucement vers les boulevards par la rue Poissonnière, le contraste des noms l’amusait toujours comme le symbole d’une identité qui subsistait au fil des siècles malgré les évolutions récentes du quartier. Passé le Boulevard Bonne Nouvelle, elle allait accrocher la rue du Faubourg Saint Denis qui la conduirait pratiquement jusque dans sa rue, au bout de Marx Dormoy. Une belle trotte, mais elle était finalement contente d’avoir répondu à l’appel de Julien pour avoir cette occasion inespérée de lever le nez de sa recherche et de marcher un peu.

 

Elle ne savait comment remettre un peu d’ordre dans tout ce qui s’était bousculé ces derniers jours. Trouver une cohérence, conseillait toujours son directeur de recherche. Mais quel fil conducteur tirer pour que la pelote se dévide correctement ? Ce weekend inattendu, organisé par Antoine ; mais ensuite, présence a minima, il s’était peu manifesté, juste pour les consignes d’organisation. Avait-il un projet en les réunissant, ou une simple envie de retrouver leur rituel ? Tous avaient l’air content d’être là, de cette petite parenthèse dans leurs vies qui maintenant les éloignaient. Mélissa était la seule absente de leur bande des neuf comme on les appelait au lycée. Personne n’avait rien dit, comme s’il ne fallait pas soulever la trappe. Jusqu’à ce que Elodie fasse état de cette peur violente. Elle, la meilleure amie de Mélissa, qui faisait encore tourner la tête de tous les garçons, ce weekend tout comme autrefois. Même Sylvain, le "philosophe," à l’époque où ils étaient encore ensemble, ne restait pas indifférent aux charmes d’Elodie. Elle restait impassible, distribuait à tous ce regard de bienveillance qui les faisait craquer, mais n’installait pas de vraie liaison durable. Etait-ce cela qu’ils aimaient, cette impression d’être importants, chacun autant que les autres, sans préférence, mais avec toujours un secret espoir qu’un jour la chance serait pour eux ? Et puis Elodie aussi s’était éloignée ; contrairement à Mélissa, elle répondait bien aux méls et au portable, mais c’étaient ses seules coordonnées connues. Personne n’avait idée de son adresse, ni de la vie qu’elle menait ; que faisait-elle ? Pourquoi tant de secret ?

 

Et maintenant Julien, qu’elle ne voyait pas si souvent, même s’ils étaient parisiens tous les deux, certes dans des quartiers différents ; tout à coup il se souvenait qu’elle existait. Pourtant l’année dernière, il ne s’était pas gêné pour la snober ; alors qu’à son arrivée à Paris elle s’était occupée de lui, l’avait accueilli, conseillé, et l’avait surtout introduit dans son groupe de copains, par un revirement bizarre il s’était mis à la dénigrer, faisant courir sur elle des bruits qu’elle ne pouvait pas démentir puisqu’elle n’en savait rien. Et c’est à l’occasion d’une petite phrase lâchée par une de ses collègues de la fac qu’elle avait tout découvert, qu’elle était accusée de se moquer des autres en ne répondant pas à leurs invitations, en les méprisant du haut de son piédestal, alors qu’elle n’avait jamais reçu les invitations ; et c’est elle, la "victime", qui avait dû s’expliquer, alors que l’expéditeur, Julien lui-même, savait bien, par les messages d’erreur en retour, qu’elle ne les avait pas eues ; ce qu’il avait fini par reconnaitre en tentant de minimiser l’affaire. Stéphanie, blessée sur le moment, avait fini par laisser courir et s’éloigner un peu de cette bande de copains prêts à croire les premiers ragots venus.

 

Il lui fallait une raison valable pour qu’il l’appelle de nouveau et demande à la rencontrer. Cela dit, pas pour parler de lui, ni d’elle, comme si elle était devenue transparente, mais d’Elodie. Il semblait s’inquiéter d’elle, sans l’avoir pourtant montré pendant le weekend, où il avait plutôt instauré une connivence tacite avec Justine.

Et pour parler de Mélissa. Elle essayait de se souvenir ; oui, c’était bien lui qui l’avait évoquée, juste avant qu’ils ne se quittent, comme si de rien n’était, comme si son absence, dont personne n’avait parlé ouvertement depuis un bail, pouvait refaire surface sans faire de vagues.

 

Stéphanie aurait bien aimé s’ouvrir de ses doutes à Sylvain. C’était encore lui qui la comprenait le mieux, même si leur histoire avait pris fin de manière décevante. Elle n’avait pas bien saisi ce qu’il lui reprochait ; ils avaient les mêmes centres d’intérêt, souvent des avis communs sur les gens, les films, les livres… Etait-ce physique ? Rêvait-il d’une relation plus fusionnelle ? Certes, la fusion, ce n’était pas son fort, mais elle aussi espérait autre chose, plus d’attention, plus de tendresse. Malgré tout elle se sentait bien avec lui, ayant appris d’expérience, même si elle était encore jeune, qu’elle ne pourrait jamais tout trouver dans le même homme. Mais voilà, il était parti, et ce n’était pas son attitude durant le voyage du retour qui pouvait lui faire penser qu’il regrettait leur séparation.

 

Donc, Sylvain, elle pouvait mettre une croix dessus ; Julien ne s’intéressait à elle que pour essayer de lui soutirer des informations. A qui d’autre pouvait-elle confier ses inquiétudes ?  David et Justine étaient à Lille, chacun dans leur quartier, se fuyant l’un l’autre, Justine qui cache toujours son jeu, ne montrant jamais que la facette d’elle qui lui convient, et David, l’éternel tombeur insatisfait perdu dans ses angoisses, qui en pince aussi pour Elodie, quel manque d’originalité ! Antoine était à Toulouse, bien loin de Paris, était-ce la raison qui l’avait poussé à organiser ce rassemblement ? Ou avait-il un autre dessein ? Juliette était repartie à Lyon, un brin jalouse, elle aimait surement toujours David ; mais assez classe pour ne pas trop le montrer, sincèrement soucieuse d’Elodie qu’elle voulait aider pour elle, sans égoïsme aucun. Oui, c’est cela, c’est à Juliette qu’elle allait parler. Peut-être essayer de la voir si un saut à la capitale la tentait! En attendant elle allait l’appeler en rentrant. Ou lui envoyer un mél si elle ne répondait pas. Elle ne se rendait pas bien compte de l’heure et ne se sentait pas de sortir son portable pour regarder. Depuis que sa montre était tombée en panne le mois précédent, elle avait décidé de vivre moins rivée aux minutes qui s’écoulent inlassablement.

………………………

 

Presque arrivée à sa rue, juste après Marx Dormoy, elle entendit des sirènes, puis, peu à peu, un tohu-bohu étonnant, des cris dans tous les sens, des gens couraient, un enfant pleurait en s’agrippant au cou de sa mère qui tentait de son mieux de le consoler.

 

-          Non, Madame, vous n’allez pas plus loin, périmètre de sécurité !

-          Mais il faut que je rentre chez moi…

-          Eh bien, vous allez attendre un peu, ou alors prenez un autre chemin ; c’est où, chez vous, d’abord ?

-          Au bord du square de la Madone, un peu plus haut.

-          Alors, vous n’avez qu’à contourner par la rue de l’évangile si vous êtes si pressée…

 

Elle savait qu’il lui suffisait de prendre à droite pour retrouver sa rue, elle commençait à connaitre le quartier. Mais, finalement, elle se laissa piéger, une fois de plus, elle ne pouvait passer à côté du plus petit évènement digne d’alimenter la rubrique des chiens écrasés sans se laisser gagner par cette fascination du morbide qui ne la quittait plus depuis quelques années. Pourtant, ce qu’elle avait pu se moquer, petite, de sa grand-mère qui tous les jours épluchait, dans le quotidien local, prioritairement la rubrique nécrologique et celle des faits divers. Atavisme récemment ressurgi ? Ou quelque chose de plus sourd dû à ses années lycée ?

 

Au-delà du cordon de voitures de police qui barrait la rue, deux camions de pompiers étaient en faction. La grande échelle était déployée devant un immeuble de huit étages. Et une sorte de trampoline avait été déplié au sol, pour amortir une chute. Tentative de suicide ? On en voyait rarement qui soit assortie d’autant de précautions. Des cris jaillirent du cinquième étage ; une femme apparut à la porte-fenêtre d’un balcon, un bébé dans les bras, un enfant encore tout jeune se serrant contre ses jambes ; hirsute, elle fixait droit devant elle, les yeux perdus dans le vide.

-          Ne bougez pas, Madame, nous venons vous chercher, ne bougez pas, restez calme, pensez à vos enfants.

Le portevoix des policiers couvrait totalement la voix de la femme. Si elle essayait de dire quelque chose, d’en bas on n’entendait rien. Le policier qui continuait à lui parler l’entendait-il ? Ou se contentait-il de maintenir le fil pour qu’elle ne lâche pas. A ce moment-là deux hommes jaillirent par la fenêtre du même balcon, la firent reculer pour qu’elle s’éloigne du bord, l’air menaçant ou inquiet, difficile à dire, et firent signe aux pompiers qu’ils allaient sauter. Ils passèrent par-dessus la rambarde, et s’élancèrent dans le vide, vers le trampoline que les pompiers eurent juste le temps d’ajuster. La femme les fixait, elle se retourna vers la pièce derrière elle, et là son effroi grandit, visible depuis la rue. Le policier au portevoix continuait à lui parler, à la rassurer, toute l’attention des observateurs était captée par ce lien tendu entre la femme et le monde, quand on vit la silhouette de deux policiers s’encadrer dans la porte-fenêtre, se rapprocher d’elle par derrière, masquant en partie un groupe en uniforme en train de maitriser un ou plusieurs hommes, on avait du mal à distinguer.

 

-          Reculez-vous, reculez-vous, tous ! Laissez nous travailler tranquillement, à la fin…

 

Les remarques agacées des policiers qui assuraient le cordon de sécurité tirèrent brutalement Stéphanie de sa torpeur. « T’es vraiment grave, ma fille ! T’as du temps à perdre… » Elle refluait vers l’arrière, poussée par le flot des badauds évincés, quand elle entendit la vibration de son portable. Un message en absence. Elle ne risquait pas de l’entendre vu son état de captation ! Elle s’amusa soudain de son esprit sidéré. Facile de se moquer de l’abrutissement des masses ! Le fait divers traquait large…

 

**************

 

            Son téléphone sonna à nouveau alors qu’elle ouvrait sa messagerie.

-          Allo ! Toi, je rêve ou quoi…

-          Attends, Stéphanie, je vais t’expliquer, ne raccroche pas…

Là, c’était trop fort. Sylvain. Pas un mot depuis des mois. Même pendant le weekend. Comme s’il voulait l’éviter à tout prix. Et, à peine rentrés, il l’appelait !

-          Oui, je sais, j’ai été nul ; tu sais comment on est, nous les mecs, courage : fuyons ! Lâcheté et compagnie.

-          Bof, n’en fais pas trop. Qu’est-ce qui t’amène ? Tu m’appelles quand même pas pour t’excuser !

-          Ecoute, c’est bizarre, à l’instant je rentre chez moi et je trouve une lettre. Surprenante. Pas postée, glissée sous la porte.

-          De qui, qu’est-ce que c’est ?

-          Aucune idée. Pas signée. Un appel au secours.

-          Quoi ? Là j’y crois pas. Quelle journée. Les autres qui se jettent par la fenêtre, et toi, là, un SOS…

-          Qu’est-ce que tu racontes avec ton histoire de fenêtre ?

-          Je te dirai plus tard. Lis ! c’est quoi cet appel au secours ?

 

La sirène d’une voiture de police ouvrit la route à l’ambulance des pompiers. La rue retentit d’un désordre cacophonique.

-          Mais t’es où ? Qu’est-ce que c’est que ce raffut ?

La communication coupa. Mystères des réseaux téléphoniques.

 

Et maintenant qu’elle venait de se réfugier sous un porche tranquille, plus rien. Messagerie. Sonnerie dans le vide. Sylvain était injoignable. Panne de batterie ? Ou il parlait avec quelqu’un d’autre ? Stéphanie commençait à sentir l’agacement lui vriller le ventre quand la mélodie de son portable murmura. D’un geste sûr elle l’interrompit avant qu’elle n’aille crescendo.

-          Dis donc, ça a l’air fun autour de toi ! Raconte, tu vis dangereusement.

-          Plus tard, plus tard. D’abord le message qui m’a valu que tu te souviennes de moi !

 

Au bout du fil, Sylvain marqua un temps d’arrêt, cette pique le touchait plus qu’il n’aurait pu l’avouer, mais il ne souffla mot.

-          «Fil rompu – Agapes complices – Dix ans qui nous relient – Appel au pacte de solidarité »

-          Qu’est-ce que c’est que ce charabia ?

Le billet, lu par Sylvain d’une voix blanche, résonnait bizarrement. Sonnée, Stéphanie se résolut à raccrocher et à rentrer chez elle pour se poser et réfléchir. Elle le rappellerait vite.

*********

            L’incident qui avait barré la rue semblait oublié. Les pompiers rangeaient leur matériel. Les badauds se dispersaient en commentant. Elle en saurait bien assez le lendemain matin en allant chercher son pain. Arrivée au deuxième étage de son immeuble, elle glissa la clé dans la serrure, son pied buta dans quelque chose de plat, comme une enveloppe épaisse.

A suivre...