et qu’en un mot il convenait pour aborder un auteur d’en adopter, par principe de méthode, son système de valeurs avant d’exercer, dans un deuxième temps seulement, son esprit critique. Certains commentaires qu’ont suscités les derniers épisodes du Roman d’un homme heureux et les réactions de l’auteur à ces commentaires m’ont inspiré quelques réflexions qui, au delà de l’objet concerné, posent, me semble-t-il, un certain nombre de problèmes intéressants concernant la relation de l’auteur à lui-même et du lecteur à son œuvre dans l’écriture autobiographique.
La vie que raconte l’ouvrage de Pierre Parlier n’a guère d’intérêt en elle-même (si ce n’est de restituer une époque disparue et d’évoquer quelques événements historiques d’ailleurs fort peu décrits). Il ne s’agit donc en aucune manière de ce qu’on pourrait appeler des Mémoires. Le personnage qui en constitue le fil directeur n’est ni particulièrement sympathique, ni brillant, ni exemplaire en quoi que ce soit, il ne s’agit donc pas non plus d’une hagiographie qui se donnerait pour but de célébrer ses mérites. La dimension affective, voire même parfois lyrique, qui semblait animer la première partie (évocation nostalgique du « vert paradis des amours enfantines ») a disparu de la seconde marquée par le passage de la première à la troisième personne, ce glissement syntaxique signalant de la façon la plus claire une prise de distance du narrateur par rapport à son personnage qu’il nomme désormais « notre héros ». Il apparaît ainsi au fil de la lecture que le projet de cet ouvrage n’est pas tant dans le contenu de ce qu’il raconte (qui encore une fois n’a rien d’extraordinaire) que dans l’effort en quoi consiste cette mise à distance de soi pour comprendre et décrire comment se structure peu à peu, au fil des circonstances, une personnalité, et ceci sans aucune considération morale ou idéologique, ni jugement de valeur. Car « notre héros » l’est bien peu en effet, ni un monstre qu’on tenterait de réhabiliter, ni un saint qu’on voudrait célébrer, mais un « homme sans qualités » comme aurait dit Musil, un homme comme vous et moi. Il est donc évident que s’indigner par exemple du goût immodéré qu’il manifeste pour les nymphettes (« Nous fallait-il attendre le centième anniversaire de la Journée de la femme pour lire de telles fadaises !… » s’écrie une certaine Olympia Hoffmann dans son commentaire) revient, ainsi que l’auteur le lui fait remarquer, à se conduire comme ces spectateurs de mélodrame qui allait attendre le traître à la sortie du théâtre. Il ne s’agit évidemment pas de s’indigner mais de comprendre que cette recherche obsessionnelle de la beauté signale chez notre homme la trace d’une blessure originelle dont il faut chercher la source dans l’enfance telle qu’elle nous a été racontée dans le premier volume, blessure qu’est venue raviver plus récemment le traumatisme des petites annonces qui lui a donné le sentiment d’être un réprouvé condamné à ne devoir se contenter que de rebuts. De même le prix qu’il attache à l’intelligence, qui l’amène à railler ce « droit à l’imbécillité » qu’il croit être la règle sur l’île où il vient d’aborder, ne procède pas du comportement élitiste d’un « prof de fac » qui méprise l’humanité ordinaire mais doit d’abord se comprendre comme la réaction d’un homme dont l’identité s’est entièrement construite autour des qualités de rigueur et d’exigence acquises au fil de ses années d’études à coup de dissertations et de versions latines, et qu’il souffre de voir tout cela balayée d’un revers de main dans cette île où ces qualités ne semblent plus avoir cours. Il s’agit donc de suivre ses souffrances, ses atermoiements, de les « comprendre » au sens le plus profond du terme et c’est là que le processus d’identification apparaît indispensable d’autant que l’auteur, dans cet ouvrage, ne présente aucune analyse des rapports qui existent entre les différents éléments qui contribuent à la structuration de cette personnalité mais qu’il se contente de « donner à voir », d’exposer les pièces d’un dossier, à charge pour le lecteur de reconstituer les liens qui les rattachent entre elles.
Cependant il est évident que l’instruction de ce procès (car il s’agit à peu près de cela à charge et à décharge) est faussée à la base puisque celui qui instruit n’est autre que le prévenu lui-même ! Mais s’il l’a été il ne l’est plus ! clame l’auteur en se réclamant de cette fameuse « distance » en quoi tiendrait l’entreprise. Accordons-lui le crédit de la sincérité. Il est parfaitement honnête en effet, parfaitement impartial. Ni complaisance, ni autodénigrement masochiste, il nous parle de cet autre qu’il fut avec le même regard, fait à la fois de tendresse et d’ironie, qu’il porterait sur un étranger. Il n’en demeure pas moins que celui qu’il est aujourd’hui, selon le principe même dont son récit nous fait la démonstration, est le produit des circonstances traversées par celui dont il nous raconte l’histoire, qu’il se situe sur cette ligne d’horizon dont par un effet de champ/contrechamp il dessine le trait dans son ouvrage (rappelons-nous à cet égard l’évocation au début du premier volume de la photo de lui qu’il contemple et qui semble le regarder : Étais-je encore cet enfant qu'un jour j'avais été, ce petit garçon en sweater bleu sur la photo qui me regarde ? Quel est donc le fil invisible qui nous rattache à notre enfance ? Que regardait-il ce petit garçon qui porta mon nom en ce jour précis d' un automne ancien ? Voyait-il derrière la boîte du photographe ambulant, voyait-il au bout de la rue s'avancer rêveusement celui que j’allais devenir). Pierre Parlier oserait-il prétendre aujourd’hui que les nymphettes lui sont devenues indifférentes ou qu’il ne croit plus aux valeurs de l’intelligence ? Non bien sûr. Mais il le dirait autrement. Il raillerait cette indignation des âmes bien-pensantes qui à la moindre évocation de la beauté féminine vous sortent le fameux discours sur l’aliénation de la femme et sa réduction dans la société marchande à un objet de consommation (il suffit d’appuyer sur le bouton ça sort tout seul) et à la moindre évocation des valeurs de l’intelligence le discours égalitaire tant entendu dans les AG de Mai 68 sur le droit de tout un chacun à l’intelligence (ou même à être poète, c’est encore mieux ! ), il vous dirait que la beauté n’a pas à se définir, qu’elle est dans le bouleversement qu’elle provoque en ceux qu’atteint son évidence et qu’elle n’est pas liée à un sexe particulier puisqu’elle peut aussi bien s’incarner dans un adolescent comme dans la Mort à Venise ou un homme comme dans le Théorème de Pasolini, bien qu’elle aie partie liée intimement bien sûr avec le sexe puisque le désir qu’elle suscite est le lieu où se consacre le mystère oxymorique de la fusion entre sublimation et instinct animal. Et il vous dirait que le culte de la beauté ne peut aller sans la haine de la laideur qui en est la caricature, la négation obscène et la profanation, comme l’amour de J.S. Bach ne peut aller sans la haine de Richard Kledermann ou d’André Rieu. La beauté est inégalitaire par essence, elle est scandaleuse, injuste et transgressive, en un mot elle est dérangeante pour tous les esprits bien pensants. De même l’intelligence, qui ne peut se définir elle aussi que par l’éblouissement qu’elle produit sur celui qui la découvre telle qu’elle jaillit de la moindre phrase de Marcel Proust ou de Stendhal, s’éprouve dans un émerveillement qui là encore ne peut aller sans haine pour ce qui tente de se faire passer pour elle comme tous ces discours de pseudo philosophes, pseudo penseurs, pseudo prophètes ou pseudo psy qui débitent des balivernes en se prenant pour Freud.
Mais on voit alors que ce qui était chez « notre héros » une réaction épidermique liée aux circonstances de sa vie est devenu chez l’auteur du Roman d’un homme heureux un corps de doctrine parfaitement constitué et à ce titre exposé à la critique et au débat. Ainsi quand celui-ci se défausse sur son personnage en répondant « Ce n’est pas moi qui dit cela c’est lui ! » ne peut-on l’accuser de pratiquer tout simplement l’art de l’esquive ? Il vous glisse entre les doigts comme une anguille. Il est passé par ici, il repassera par là… La vérité c’est qu’Olympia Hoffamnn est parfaitement fondée à contester le système de valeur, la vision du monde de Pierre Parlier tels qu’ils se dégagent de son ouvrage mais à une nuance près, c’est qu’elle ne le fait peut-être pas au bon moment et au bon endroit.
Pierre Parlier est et n’est plus le « héros » dont il nous raconte l’histoire. Il ne l’est plus grâce à cette mise à distance qui est l’objet même de son entreprise et il l’est pourtant parce qu’il est constitué en son essence par la somme des circonstances qui composent son existence. Le lecteur à son tour doit donc d’abord s’identifier à l’œuvre qu’il lit, « être » cette œuvre qui contribuera ensuite comme toutes ses autres lectures et comme tous les autres événements de sa vie (car une lecture est un événement aussi infime soit-il), à le constituer. Alors seulement il pourra produire un discours sur elle, en débattre avec d’autres lecteurs, inciter à la lire ceux qui ne l’ont pas lue ou leur conseiller de l’éviter, la railler, la conspuer, la combattre ou au contraire l’invoquer comme un modèle, en faire la référence récurrente de sa propre vision du monde… ou l’oublier tout simplement. Mais tout ceci se passe désormais en dehors de l’auteur. Ma conclusion est donc qu’il ne peut pas y avoir de dialogue entre le lecteur et l’auteur en dehors de ce moment éphémère et privilégié où l’auteur a « pris possession » de son lecteur. Ensuite ce n’est plus son affaire.
Cela pose, dans le cas du blog, le problème du commentaire. Bien sûr je suis très heureux et très flatté, comme tout le monde, de trouver un commentaire quand j’ai mis un de mes romans en ligne, bien sûr je considère que le blog apporte cet avantage d’un rapport plus direct, plus immédiat avec le lecteur que ne le permettrait l’édition traditionnelle, qu’il est en cela plus vivant, plus stimulant pour l’auteur anonyme quêtant éperdument l’occasion d’être lu. Mais ce dialogue supposé entre auteur et lecteur me paraît aussi vain au bout du compte que cette « démocratie participative » prônée par certains de nos hommes (ou femmes) politiques qui prétendaient constituer leur programme à partir des forums de discussion (il faut vraiment nous prendre pour des imbéciles ! ), aussi vains que ces sempiternels « débats » qui animaient les soirées avignonnaises où le spectateur était tout fier d’avoir « parlé avec le metteur en scène ». Mais le metteur en scène n’a rien à dire sur son spectacle, celui-ci parle pour lui ou alors c’est qu’il l’a raté. De même l’auteur n’a rien d’autre à dire que son œuvre. Et pour en revenir au point d’où nous étions partis ce genre de dialogue me paraît aussi absurde que le serait par exemple, après avoir lu une page du Soulier de Satin, d’engager un débat avec Claudel sur l’existence de Dieu. En un mot le temps de la lecture est celui de l’empathie, vient ensuite celui du débat où l’auteur n’a plus rien à dire.