Préparatifs pour un petit dîner entre amis ou presque

 

« Louis, presse-toi !  Redresse-toi ! Ote tes coudes de la table ! Termine ton yaourt et monte vite réviser ton latin avant que Papa arrive ! » Profond soupir de Louis qui jette, en coulisse, un regard bleu, résigné, à Isabelle sa sœur, toute crispée dans l’attente de la prochaine injonction maternelle culpabilisante. Xavier, lui, reste tout à fait serein, persuadé que son léger accès de fièvre vespéral le protègera de tous reproches et lui permettra même de dérober quelques instants à sa mère pour le traditionnel  câlin du soir.

Hélène, les traits gonflés par la fatigue, légèrement essoufflée par l’anxiété, tourne autour de la petite tablée enfantine ainsi qu’une abeille affolée autour de sa ruche. Il s’agit, qu’avant le retour du père, les trois enfants terminent leur repas au plus vite, tout en ne dérogeant pas aux règles de bonne tenue à table ; gagnent l’étage afin d’y prendre la douche indispensable précédant le coucher et permettent enfin au calme de régner dans cette austère demeure bourgeoise montmorillonnaise sur laquelle Charles règne avec toute l’intransigeante rigueur d’un pater familias appartenant à une époque révolue.

Calme indispensable à Hélène pour reprendre ses esprits et ses forces avant l’arrivée du petit groupe d’invités poitevins appartenant à la même sphère professionnelle.

De samedi soir en samedi soir, Hélène revit la même angoisse : ce petit dîner entre amis, ou presque, sera-t-il une réussite ? Parviendra-t-elle, aujourd’hui encore, à faire consacrer ses mérites de cordon bleu, de maîtresse de maison accomplie dans le cénacle d’un certain milieu bourgeois, bien pensant, bien croyant, bien votant ? Cette reconnaissance est essentielle pour elle. Elle justifie son existence de recluse toute entière vouée au culte du savoir recevoir. Elle justifie le sacrifice qu’elle a fait du métier à responsabilité qui la passionnait, de ses aspirations intellectuelles, de son autonomie, de sa liberté. Elle lui permet de se croire indispensable, de s’espérer irremplaçable, auprès de son exigeant mari, chiche pourvoyeur de fonds.

Un dernier tour de piste la conduit du salon où les verres en cristal scintillent dans l’attente du cocktail maison à la salle à manger, afin de vérifier une ultime fois l’ordonnance des couverts, puis enfin à la cuisine dans le but de se rassurer définitivement sur la saveur des sauces.

De retour au salon, Hélène hésite à céder à l’invitation des confortables fauteuils crapauds vert olive au velours velouté afin de reposer enfin ses jambes lourdes, infiniment lourdes, son dos tout endolori et de calmer les palpitations de son cœur inquiet. La visite amicale d’un dernier rayon de soleil, venu réchauffer le miel du bois de la commode Empire et caresser la joue de l’aïeule captive de son cadre doré,  la décide finalement à s’asseoir.

Cette aïeule, inconnue, bien paisible sous sa coiffe de linon empesée ombrageant légèrement son front bombé, est devenue, au fil des ans, l’amie d’Hélène : son amie, sa confidente, sa directrice de conscience. Son regard serein empreint de douceur et d’intelligence lui apporte souvent réconfort, conseils et encouragements. Ce soir encore, son sourire se veut rassurant « Ne crains rien Hélène! Comme à l’accoutumée, tout est pour le mieux ! Tu réussis toujours  l’exploit de préparer un dîner de prince à l’aide du budget de manant alloué par ton époux ! Ta matelote d’anguille embaume bien au-delà de la cuisine, tes cailles rissolées à point jubilent sur leur lit de girolles et ta tarte fine peut rivaliser sans crainte avec celle de la Vieille Auberge. Crois-moi, Hélène, tu es une perle, une perle rare. Charles ne connait pas sa chance. Cesse de vivre dans la peur de ses critiques ! N’imite pas son chien, ne courbe pas  l’échine ! »

Hélène, toute ragaillardie par ce tête à tête, se surprend à espérer que ses mérites seront récompensés : Charles ne pourra pas lui refuser ce petit manteau en lainage beige, à la fois chic et sport, qui semble être taillé pour elle et l’attendre dans la vitrine de chez Valérie. Ce soir, entre fromage et dessert, devant les trois couples d’amis réunis, elle réitérera sa demande. Certes, elle imagine par avance le petit rire, tout à la fois matois et gêné, de son mari, le tremblement agacé de ses grosses moustaches puis sa tentative de faire diversion par quelque dérisoire plaisanterie. Elle compte cependant une fois de plus,  sur le ferme soutien des trois femmes complices et solidaires devant la mesquinerie de Charles.

Huit heures sonnent au clocher de l’église toute proche, il n’est pas l’heure de rêver. Dans quelques minutes la sonnette retentira dans l’entrée. Il lui faut quitter son tablier, repoudrer ses joues enflammées par la chaleur de la cuisine, discipliner quelques mèches rebelles afin d’être tout à fait prête à jouer dignement son rôle.

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