Elle se tenait figée au bord de la fosse, les mains serrées sur le col de son manteau, elle semblait avoir déserté son  propre corps. Son regard s'attardait sur la tombe de son grand-père et elle se mit à lire machinalement la plaque, comme si elle la découvrait pour la 1ère fois : Louis NORMAND 1920-1957.

Les cris éraillés des corbeaux et le bruit discret des sanglots contenus troublaient à peine le silence du petit cimetière de Villefagnan.

Valérie regardait descendre doucement le cercueil; les employés des Pompes funèbres s’efforçaient d’en maintenir la stabilité mais de temps en temps les bords heurtaient la paroi de la tombe et ces coups répétés résonnaient alors douloureusement dans la poitrine de Valérie. Tout à coup, peut-être à cause d’un choc plus sonore, le chagrin venu du plus profond de ses entrailles enfla par vagues et comme l’ouverture des vannes permet à l’eau de se déverser, les larmes se mirent à rouler sur ses joues l’isolant des autres. Les gens se succédaient au-dessus de la fosse et laissaient tomber une rose, bientôt le cercueil disparut sous un amoncellement de fleurs couleur rose thé.

A la qualité du silence, Valérie sentit comme une attente, elle se rendit compte qu’elle avait toujours la rose serrée entre ses doigts, elle releva légèrement la tête, s’avança près du trou béant et d’un geste qu’elle voulut le plus doux possible, elle laissa tomber la rose qui s’immobilisa dans un froissement.

La jeune femme restait sans bouger, les bras serrés autour du corps, elle ne souhaitait pas se mêler à la foule qui commençait à quitter le cimetière, elle voulait prolonger seule, un ultime moment avec cette grand-mère tant aimée. Elle comprit cependant qu’elle devait partir, les employés du cimetière n’osant pas lui dire ouvertement qu’elle les gênait s’agitaient autour d’elle pour le lui faire comprendre. Alors qu’elle s’apprêtait à tourner les talons, elle vit un homme âgé s’approcher de la fosse, s’immobiliser au bord et lâcher une grande fleur de tournesol qu’il regarda s’écraser lourdement sur le tapis de roses. L’esprit engourdi par le chagrin, elle se demanda ce qu’il lui prenait à celui-là de vouloir se distinguer, ne savait-il pas que Mamie n’aimait que les roses? A l’instant où elle se demandait si elle n’allait pas lui en faire la remarque, l’homme s’approcha d’elle et lui demanda :

¾ Vous êtes Valérie, n’est-ce pas ?

Etonnée, elle ne répondit pas, elle se contenta d’observer l’homme qui se tenait devant elle. Grand et mince, des cheveux clairsemés qui avaient dû autrefois être blonds, les yeux très bleus, il avait entre 70 et 75 ans, comme Mamie pensa-t-elle fugitivement.

Il ne semblait pas gêné par le silence de la jeune fille, il la fixait avec attention , son regard s’attardait sur les traits de son visage effleurant les sourcils, les ailes du nez, la joue humide de larmes, à la manière d’un peintre qui avec son pinceau caresse sa toile par petites touches précises pour donner vie à son modèle.

Ce fut lui qui cependant rompit le silence :

¾ Vous lui ressemblez.

Valérie, troublée, eut un mouvement de recul, elle ne put que bredouiller :

¾ Vous parlez de Mamie ?

Ce mot de Mamie qu’elle avait prononcé tant de fois et sur tous les tons depuis qu’elle savait parler provoqua une nouvelle vague de chagrin, elle se mit à sangloter sans pouvoir maîtriser les tremblements de son corps, l’homme passa alors un bras autour de ses épaules et ils restèrent ainsi immobiles, de longues minutes, tous les deux au milieu de l’allée du cimetière.

Peu à peu Valérie s’apaisa, elle finit même par se moucher bruyamment et le bruit qu’elle fit résonna si fort qu’elle se mit à rire nerveusement.

¾ Vous la connaissiez ?

Elle sentit que le bras qui était posé sur son épaule devenait soudain plus lourd

                               ¾ Oui, je l’ai connue mais c’est une longue histoire, je crois que vous n’êtes pas en l’état de l’entendre pour le moment, allez rejoindre votre famille, elle vous attend, je serai à Confolens à l’hôtel de la gare pendant encore trois jours, venez me voir si vous voulez, vous demanderez Joseph Stoeckel.

Et sur ces mots, après lui avoir brièvement pressé le bras, il s’éloigna.

Valérie suivit des yeux la haute silhouette jusqu’à ce qu’elle disparaisse derrière les pierres tombales et elle rejoignit famille et amis qui s’étaient réunis dans la salle des fêtes.

Elle avait trouvé tout à fait incongru le choix de ce lieu, mais sa mère avait fini par la convaincre que c’était la seule salle qui à Villefagnan pouvait accueillir autant de monde.

Elle passa le reste de la journée comme une somnambule, elle s’efforçait de répondre à la sollicitude de tous ceux qui venaient la serrer dans leurs bras et se sentaient obligés de l’abreuver d’anecdotes rappelant la chère disparue.

La chère disparue ! encore une de ces formules idiotes, vide de sens, que sa grand-mère aurait tournée en dérision avec malice, ne disait-elle pas du cancer qui allait l’emporter : « cette sale maladie est accrochée à moi comme une bernique à son rocher  » ?

D’une certaine manière, l’image inoffensive de ce coquillage avait aidé Valérie à tenir la maladie à distance, le mot bernique était pour elle indissociablement lié à celui de vacances, ces vacances d’été que chaque année, pendant toute son enfance, elle avait passées avec sa grand-mère à Oléron, dans la vieille maison de famille. Elle revoyait les rochers de Chassiron hérissés de ces dizaines de petits coquillages qui ressemblaient à des chapeaux chinois et que sa grand-mère lui avait dit se nommer berniques. Le mot faisait naître dans sa mémoire des souvenirs de petite fille où elle retrouvait pêle-mêle l’odeur iodée de la pointe de Chassiron et celle plus poivrée des dunes de sable, elle se revoyait accroupie dans l’eau, attentive aux explications sur la faune et la flore que lui donnait sa grand-mère.

                               ¾ Tu sais tout, mamie, lui disait-elle, remplie d’admiration, et cette dernière se mettait à rire en lui plaquant de gros baisers dans le cou qui la faisait glousser de plaisir.

Valérie avait fini par se mettre un peu à l’écart, quelqu’un lui avait tendu un morceau de gâteau qu’elle gardait dans la main et dont elle se sentait embarrassée, elle n’avait pas mangé depuis quarante-huit heures et pourtant elle n’avait aucune sensation de faim, au moment où elle s’apprêtait à reposer le morceau de gâteau, sa mère s’approcha d’elle et la serra dans ses bras sans un mot, cette dernière savait que pour l’instant, elle ne pouvait rien faire pour atténuer la souffrance de sa fille. Valérie fut tentée de lui parler de l’homme du cimetière mais elle y renonça comme elle avait renoncé à manger une bouchée du gâteau qu’elle avait finalement posé sur un coin de table.

Quand le lendemain, Valérie se réveilla d’un lourd sommeil chimique, elle mit quelques secondes à se réapproprier le réel, elle était comme en équilibre entre l’avant et l’après comme si sa conscience refusait cet après synonyme d’absence.

Elle laissa couler longtemps le jet brûlant de la douche sur ses membres engourdis par les somnifères puis tout en s’habillant, son regard s’attarda sur sa chambre d’enfant où elle avait tenu à passer la nuit après les obsèques, Vincent son ami, avait compris son désir de se retrouver seule à Angoulême dans la maison de ses parents et il avait regagné Paris par le train.

Elle avait décidé de retourner très vite dans la maison de sa grand-mère à Alloué, près de Confolens. Elle n’avait jamais su exactement pourquoi, à la mort de son mari en 1957, sa grand-mère avait décidé de quitter sa maison de Villefagnan pour s’installer dans ce petit village, sans doute avait-elle été sensible au charme de cette grande bâtisse charentaise qu’elle avait héritée d’une tante.

Valérie roulait vers Alloué, ce mois de septembre 1995 sentait l’été indien, l’air était doux et les champs avaient conservé une allure de printemps à cause de la pluie qui était tombée généreusement cet été là. Avant l’entrée du village, son regard fut attiré par des pieds de tournesol qui avaient poussé  de manière anarchique au bord d’un petit étang, leurs grosses têtes inclinées vers le sol.

Joseph… Joseph…elle avait du mal à se rappeler le nom de l’homme du cimetière…un nom à consonance étrangère… Au moment où elle freinait devant la grille de la maison, le nom lui revint…Stoeckel, Joseph Stoeckel.

Elle eut un moment d’hésitation avant de tourner le verrou de la porte et quand elle avança dans le vestibule, l’odeur familière de la maison lui fit croire un instant que rien n’avait changé sinon que le silence des lieux semblait avoir une qualité particulière, comme si meubles et objets attendaient le retour de la propriétaire.

Elle pénétra dans le grand salon encombré d’un lourd mobilier ancien et resta un instant immobile au milieu de la pièce puis elle s’approcha de la pendule comtoise qui avait été arrêtée le jour de la mort de sa grand-mère  et elle la remit en marche. Bercée par le tic tac familier de la pendule, elle laissa son regard errer sur les murs couverts de tableaux, l’un d’eux attira son attention, c’était une petite aquarelle qui représentait une très jeune fille aux contours un peu flous. Valérie s’approcha pour examiner le tableau, elle découvrit que malgré la maladresse du trait, le peintre avait su traduire l’émotion du regard qui semblait se tendre vers lui en quête d’une réponse, en arrière plan, se détachant sur la couleur verte de l’herbe, des fleurs de tournesol tournaient leurs têtes vers la lumière. Elle resta un instant à contempler la toile qu’elle n’avait jamais remarquée au milieu des dizaines de peintures qui ornaient tous les murs de la maison et dont les places changeaient régulièrement au gré des humeurs de sa grand-mère.

Elle soupçonna cependant que ce tableau ni signé, ni daté, ne se trouvait pas accroché sur ce mur par hasard, il semblait être en lien avec tous ceux qui l’entouraient.

Valérie s’assit dans le fauteuil que sa grand mère avait peu quitté les derniers jours précédant son hospitalisation et qui faisait face au mur de tableaux. Elle ferma les yeux et l’image de Joseph Stoeckel s’imposa à elle.

Elle se leva brusquement et décida sur le champ d’aller à Confolens.

 

à suivre...

 

 (2)

Valérie poussa la porte de l’hôtel, brusquement intimidée, elle souhaita tout à coup qu’il ne fût pas là, mais le réceptionniste déçut son attente d’un bref :

                               ¾ M. Stoeckel?  Chambre 15, 1 er étage.

Arrivée devant la chambre, elle n’eut pas à insister, comme si elle était attendue depuis des heures, la porte s’ouvrit rapidement et Joseph s’effaça pour la laisser entrer.

                               ¾ Merci d’être venue.

Il lui paraissait plus grand et plus maigre qu’au cimetière, les traits visiblement fatigués témoignaient de nuits sans sommeil, tout en enfilant sa gabardine, il ajouta :

                               ¾ Nous allons descendre au salon, nous serons plus à l’aise pour discuter.

Quand ils furent assis, un silence gêné s’installa que ni l’un ni l’autre ne se décidait à rompre, lui l’observait avec la même profonde attention que la veille au cimetière et elle tentait de découvrir l’indice d’une rencontre antérieure.

Ce fut lui qui prit la parole.

                               ¾ Je suis arrivé en Charente en septembre 1939 avec mes parents et ma jeune sœur, nous arrivions de Moselle, nous fuyions l’armée allemande qui se répandait comme une tache d’huile. Mon père était cheminot et grâce à son réseau de copains, il avait réussi à nous faire voyager par le train. Le seul souvenir que je conserve de cette longue traversée c’est la sensation d’une boule dans le ventre faite de rage et de chagrin.

Imaginez, j’avais 14 ans, je quittais ma maison, mes amis, mon école, pour un ailleurs dont je ne connaissais que ce que ma mère nous racontait. Elle était originaire de Confolens mais pendant la grande guerre, elle s’était engagée comme infirmière. Elle avait rencontré mon père dans un hôpital de campagne où il avait été transporté après avoir été blessé par des éclats d’obus. Ils étaient tombés amoureux.

Le regard de Joseph se perdit dans le lointain.

¾ Après sa démobilisation mon père a épousé ma mère, ils avaient décidé de rester en Charente mais la mort brutale de mon grand-père en 1924 les obligèrent à retourner en Moselle auprès de ma grand-mère. Je suis né un an après leur arrivée à Bitche. Je ne suis jamais allé en Charente avant cet été 1939, c’était loin, chaque été mes parents se promettaient d’y aller passer quelques jours de vacances, et puis… rien ne s’est fait. La seule fois où ma mère est retournée à Confolens, c’était pour l’enterrement de sa propre mère.

La voix se tut puis reprit.

                               ¾ Nous nous rendions dans le village de Champagne Mouton où y nous étions attendus par une jeune cousine de ma mère qui devait nous héberger le temps que mon père retrouve du travail. Nous étions les bienvenus car depuis que son mari avait été mobilisé Marianne avait du mal à assurer seule les travaux de la ferme.

Valérie l’arrêta.

                               ¾ Votre père s’y connaissait en agriculture ?

Joseph se mit à rire :

                               ¾ Pas du tout, il savait conduire un train, mais mener un attelage de bœufs pour labourer c’était une autre paire de manches ! Mais bon, il a bien fallu s’y mettre…

                               ¾ Et mamie ? Comment l’avez-vous connue, mamie ? l’interrompit-elle à nouveau.

                               ¾J’y arrive, mademoiselle, patience…mais vous avez raison de me rappeler à l’ordre sinon je vais encore m’égarer dans mes digressions de vieux radoteurs.

 Henriette…Henriette Gandrieau…

Un silence s’ensuivit, comme si le vieil homme savourait par avance les souvenirs qui remontaient à la surface de sa mémoire. Quant à Valérie, elle avait l’impression que Joseph parlait d’une étrangère tant elle était peu habituée à entendre le nom de jeune fille de sa grand-mère.

                               ¾ Je ne l’ai pas rencontrée tout de suite car dans les deux mois qui ont suivi notre arrivée, j’ai dû moi aussi aider à la ferme, j’aurais préféré retourner à l’école, c’était l’année du certificat d’étude et j’avais déjà manqué un trimestre mais il était convenu que je n’irais qu’à la rentrée de Noël. Mes parents avaient préféré m’inscrire dans une école de Confolens. La ville était petite mais les réfugiés de l’est passaient plus inaperçus que dans un hameau. A Champagne Mouton, ils avaient entendu les enfants se moquer de mon accent et m’appeler le boche. Ils savaient que je n’allais pas prendre l’insulte à la légère et ils ne voulaient pas me voir faire le coup de poing au risque de nous mettre à dos tout le village.

Le visage de Joseph se brouilla comme si après tant d’années, l’insulte n’avait toujours pas été digérée.

                               ¾ Henriette, reprit-il, je l’ai vue pour la première fois en décembre 1939, le mercredi 20 décembre pour être exact, je me rappelle, les vacances de Noël débutaient ce soir-là et le directeur de ma future école m’avait proposé de venir la visiter J’avais enfourché le vélo du cousin et j’étais allé jusqu’à Confolens. Au retour, alors que je dépassais le dernier arrêt de cars à la sortie de la ville, j’entendis une voix qui criait : « eh ! monsieur, monsieur !», je m’arrêtai, une petite silhouette engoncée dans un épais manteau s’approcha de moi et une voix à la fois essoufflée et voilée de larmes me dit d’un trait :

« j’ai loupé mon car, s’il vous plait, vous pouvez m’emmener, je vais à Alloué».

Le bonnet et l’écharpe dissimulaient la moitié du visage, je m’interrogeais sur le sexe de cette petite personne et je décidai que ces deux grands yeux noirs ne pouvaient appartenir qu’à une fille. Je lui répondis : «  allez monte, c’est sur mon chemin. »

                               ¾ Et si ç’avait été un garçon, vous l’auriez laissé en rade sur le bord de la route, un soir d’hiver ? demanda Valérie sur un ton moqueur.

                               ¾ Bien sûr que non, je vous dis cela pour vous faire comprendre.

                               ¾ Comprendre quoi ?

Visiblement, la question mettait Joseph mal à l’aise, il se mit à balbutier :

                               ¾ Comprendre…comprendre…ah ! tu es bien comme ta grand-mère, à toujours vouloir aller plus vite que la musique !

Tout en regardant le vieux monsieur se renfrogner, Valérie essayait d’imaginer sa grand-mère en la personne de cette petite fille qui un soir d’hiver 1939, en pleine guerre, choisissait de faire confiance à un inconnu .

Peu à peu les traits de Joseph se détendaient, un sourire s’allumait dans son regard.

                               ¾ Tu as les mêmes yeux qu’elle.

Au cours de son enfance, Valérie avait souvent regretté cette peau mate et ce regard d’un noir profond, elle aurait tant voulu avoir les cheveux blonds et les yeux bleus de sa mère mais «vois-tu, lui disait sa grand-mère en riant, Charles Martel n’a pas du arrêter tous les Arabes à Poitiers, certains seront passés et l’une de nos lointaines ancêtres se sera trouvée sur son chemin ! ». La petite Valérie de l’époque ne saisissait pas trop le rapport entre elles et ces Sarrasins qu’elle pouvait voir sur les illustrations de son livre d’histoire, mais cette évocation exotique la consolait un temps de ne pas avoir la blondeur des princesses de conte de fées.

                               ¾ Nous sommes donc partis tous les deux, elle à califourchon sur le porte-bagages et moi pédalant comme un fou pour ne pas me laisser rattraper par la nuit. Elle me demanda de la déposer devant une maison aux volets verts, à l’entrée du village. Une femme serrée dans un châle semblait  l’attendre avec angoisse sur le pas de la porte.

                               ¾ Henriette, ma petite, je me suis fait un sang d’encre quand j’ai vu que tu n’étais pas dans le car, mais qu’est-ce qui t’es arrivé ?

                               ¾ Mais tata, j’ai juste loupé mon car, rien de grave, heureusement que je suis tombée sur un monsieur bien gentil.

Le monsieur bien gentil ne savait pas ce qu’il devait faire, descendre de vélo et saluer « tata » ? Repartir avec un signe de la main ? Heureusement Henriette le tira d’embarras en l’invitant à boire un bol de lait chaud avant de s’en aller !…

Un fois débarrassée de son empilement de vêtements, je découvris que ma passagère était une très jeune fille, une jolie brune dont le fin visage était encadré de deux longues nattes qui descendaient jusqu’à sa taille.  Pour moi qui étais habitué aux filles de ma région à la peau claire, Henriette me fit l’effet d’une princesse échappée d’un conte des Mille et Une nuits.

                               ¾ Vous vous appelez comment ? Vous avez quel âge ?

Quand je lui dis m’appeler Joseph et que j’avais 14 ans, elle sembla satisfaite et fit cette surprenante remarque.

                               ¾ 14 ans…moi j’en ai 12 alors t’es comme moi, pas encore une grande personne.

Bizarrement, je ne lui en voulus pas pour cette malheureuse parole que j’aurais jugée désobligeante dans la bouche de quiconque. Moi qui me prenais pour un homme ! Mais le pire c’est que je me mis à rougir bêtement et crois-moi, rougir devant une péronnelle de 12 ans, c’est vexant !

Henriette me raccompagna jusqu’à la porte et comme je remontais sur mon vélo, elle me lança :

                               ¾ Merci, c’était chic de ta part de t’arrêter.

Elle hésita et ajouta.

                               ¾ Tu ne veux pas revenir me voir? Je reste chez ma tante pendant toutes les vacances…

                               ¾ D’accord, demain, à 2 heures, salut.

Et voilà comment en une fraction de seconde, sans le savoir, j’avais infléchi le cours de ma vie. Depuis, j’en ai passé des vacances et des vacances, comme tout le monde, mais ce Noël 1939 occupe une place particulière dans ma mémoire, c’est un peu comme si ma vie c’était tout à coup transformée en destin. Tu comprends ?

Valérie resta silencieuse, face à elle, Joseph avait renversé la tête sur l’appui du fauteuil et fermé les yeux, il s’était absenté pour retourner dans ce lointain passé. Dehors, la lumière commençait à décliner, les voyageurs se faisaient plus nombreux dans le salon de l’hôtel et un léger brouhaha régnait désormais. Un serveur passait d’un geste machinal un chiffon sur le bar tout en observant intrigué, ce drôle de couple qui était installé là depuis plusieurs heures.

Quand Valérie se leva pour partir, le vieil homme tressaillit, rouvrit les yeux et consulta sa montre.

                               ¾ Déjà 7 heures ! quel bavard je fais.

                               ¾ Je vous aurais écouté toute la nuit mais j’ai promis à ma mère de ne pas rentrer tard, je ne peux pas la laisser seule, pas ce soir.

                               ¾ Oui, je comprends, tu peux revenir demain, je ne repars que dans deux jours.

Valérie se demandait pourquoi elle n’avait jamais entendu parler de cet homme, elle ne se souvenait pas que sa grand-mère ait jamais fait une allusion quelconque à cet épisode de sa vie, comme si rien de tout cela n’avait existé. Elle ne semblait pas avoir de photos de cette époque, sauf …peut-être…oui…Valérie s’efforçait de rassembler ses souvenirs : elle était chez sa grand-mère, elle avait 14-15 ans et poussée par l’oisiveté et l’ennui elle s’était mise à ouvrir les tiroirs emplis d’un bric à brac d’objets divers, de lettres et de cartes postales. Elle avait passé distraitement en revue les photos où souriaient des gens qu’elle ne connaissait pas et elle s’était attardée sur l’une d’entre elles, un cliché en noir et blanc où l’on voyait un groupe de jeunes hommes armés de fusils, appuyés contre une voiture. Une photo qui manifestement avait été prise pendant la guerre …

En sortant de Confolens, au lieu de poursuivre sa route sur Angoulême, Valérie bifurqua vers Alloué et se retrouva à nouveau devant la maison de sa grand-mère. Dès qu’elle ouvrit le tiroir, la photo se présenta immédiatement à elle, elle était sur le dessus du même fatras qu’elle avait vu il y a plus de dix ans, comme si elle avait été sortie récemment.

Elle observa attentivement les visages, elle avait toujours cru que parmi ces hommes, il y avait son grand-père, Louis Normand quelle n’avait pas connu, il était mort en 1957 de la grippe asiatique

Pauvre Louis, disait sa grand-mère en haussant les épaules, mourir de la grippe asiatique ,a-t-on idée… Lui qui dans sa vie n’est jamais allé plus loin qu’Angoulême !…

Il y avait peu de photos de ce grand-père. Cet homme que ceux qui l’avaient connu décrivaient comme un taiseux refusait-il de se laisser photographier ?

Valérie se rappela qu’elle avait une fois demandé à sa grand-mère de lui montrer sa photo de mariage. Cette dernière lui avait répondu un peu sèchement :

                               ¾ A cette époque, on n’avait pas d’appareil. Pas d’appareil, pas de photos.

La réponse avait étonné Valérie mais le ton l’avait dissuadée d’insister.

Les années avaient passé et elle s’était habituée à ce grand-père sans visage qui ne lui avait pas manqué tant sa grand-mère suffisait à remplir sa vie de petite fille.

Elle décida cependant d’emporter la photo avec l’intention de la montrer à Joseph.

 

 

                                                                                                                                             A suivre