TANZINE

ou

LE NOYAU D’OLIVE

 

 

 

-          Ahhhhh ! ………… Mais ce n’est pas possible…pas possible ! s’écrie Nicole Gautier en remontant l’escalier quatre à quatre

-          Yves ! Yves ! continue-t-elle, tout essoufflée, c’est une ca-tas-tro-phe ! ca-ta-stro-phe !

Son mari accourt :

-          Quoi ? Qu’est ce qui t’arrive ?

-          C’est...Tanzine…. Je… crois… qu’elle… est morte !

-          Qu’elle est quoi ? s’étrangle Monsieur Gautier, en avalant une gorgée de Cavas[1].

Sa femme était justement descendue porter une coupe à Tanzine. Fatiguée, celle-ci n’avait pas voulu veiller en ce soir de la St Sylvestre. Elle s’était excusée, puis s’était retirée dans sa chambre.

-          Ouf…c’est pas trop tôt ! commente leur fille.

-          Léna ! Voyons, c’est ta grand-tante, tout de même !

-          Pardon, papa ; ça m’a échappé. Depuis le tempspresque sept ans que ça dure !

Yves plonge son regard noir dans les yeux verts de sa femme :

-          Tu…tu es sûre, vraiment sûre qu’elle ne respire plus ? interroge t-il.

-          Va constater toi-même… Tu es ambulancier, tu t’y connais mieux que moi !

Nicole va s’asseoir, soulagée de laisser son mari descendre et vérifier ses présomptions.

Yves, se dirigeant vers l’escalier, passe devant sa fille, et lui murmure à l’oreille :

-          Tu ne peux pas savoir à quel point on est mal… si c’est vrai… on est très mal…

Léna fait la sourde oreille. Elle, se sait libérée. Elle se dit qu’elle va bientôt pouvoir récupérer sa chambre au rez-de-chaussée. Elle changera la peinture, et surtout la moquette pour enlever l’odeur. « Les vieux, ils ont une odeur », pense t-elle. Elle s’y voit déjà, et le sourire aux lèvres propose :

-          Encore un peu de Cavas, maman ?

-          Pardon ?

-          Un p’tit remontant, tu en as besoin.

-          Tout de même, nous faire çà le soir du 31 décembre, en pleine crue décennale ! soupire Nicole en tendant sa coupe.

-          C’est sûr qu’elle n’a jamais fait les choses à moitié, ta Tante Zara, renchérit Yves, en arrivant en haut des marches.

-          Tu as fait vite, tu es vraiment allé voir ? s’inquiète sa femme.

Yves ignore la remarque.

-          On est mal. On est très mal, répète t’il, en s’asseyant à nouveau.

-          Mais de quoi parles-tu, papa à la fin ! C’est pas la fin du monde tout de même !

 

Madame Gautier toussote :

-          Humm ! Humm ! …Puisque tu m’as resservie, trinquons à son existence bien remplie, ma chérie, Ensuite, ton père et moi nous devrons discuter.

Chacun avale le contenu de son verre en silence. On aurait pu entendre les bulles pétiller si la pluie avait cessé.

Après une courte accalmie, il pleut sans discontinuer depuis trois jours. Si le niveau de l’eau dépasse la cote d’alerte du 21 décembre dernier, elle pourrait être sinistrée. Ce jour là, la crue était à 5,20 mètres. Du jamais vu depuis un siècle ! Heureusement, un escalier offre une échappatoire vers le haut de la ville.

 

Léna regarde l’heure : 23h15.

La situation est ubuesque. Qui viendra constater le décès de Tanzine ce 31 décembre 1982 ? Le Samu et les pompiers sont débordés (hi  hi , on peut le dire !). J’imagine le Docteur Vogar sur la barque, et un corbillard amphibie, avec des croque-morts pour traverser la rivière et les rues inondées.

Elle observe son père qui observe sa mère qui l’observe. Quand soudain, un fou rire général s’empare d’eux. Nicole hoquète nerveusement. Son rimmel coule. Elle bafouille entre deux soubresauts :

-          Mais… que va-t-on faire… du corps de Tanzine ?

-          On est dans la m… ajoute son mari.

-          Non, tu te trompes, on est dans la flotte jusqu’au cou, mon papounet, s’amuse Léna.

-          Dire que c’est à cause des inondations que nous sommes bloqués pour le réveillon. C’est bien la première fois depuis six ans qu’on reste ici. Et c’est le soir qu’elle choisit pour nous quitter !

-          Oui, je suis bien d’accord, mon chéri. Elle aurait pu mourir à n’importe quel autre réveillon… mais pas à celui là !

Un nouveau silence s’installe. Nicole se lève pour débarrasser la table. Ses gestes sont saccadés ; une fourchette tombe sur son tailleur blanc. Elle se précipite à la cuisine. Papa réfléchit. Léna ne sait pas quoi dire ou faire. Elle tente de trouver une explication :

-   Tanzine était fatiguée ces derniers temps ; surtout depuis la mort de Gala en juin dernier, d’ailleurs, vous le saviez comme moi, elle se prenait pour elle par moments…

     -   Peut-être. Elle n’était plus toute jeune. Avec ses palpitations et sa tachycardie, elle aurait dû faire poser une pile ! Si elle m’avait écouté ! Soupire papa.

Trop gourmande, elle n’a jamais voulu changer de régime ; toutes les occasions étaient bonnes pour se délecter de ses fameux chocolats de Gérone…ou siroter son Rancio sec[2] tout en grignotant ses olives noires aux anchois !

-          Tu viens mon chéri ? demande à cet instant Nicole de retour de la cuisine ; et s’adressant à sa fille :

-          Léna, on va dans notre chambre. Va te coucher. Demain, une dure journée s’annonce. Bonne nuit.

Léna ne répond pas. Elle n’a pas envie de dormir. Attirée vers l’escalier, elle descend, entre dans la chambre. Elle s’étonne de ne pas avoir peur. Elle observe la morte dont les joues sont encore roses. Sa lèvre inférieure esquisse un sourire. Ses yeux sont clos. Tanzine semble dormir. Picassiette, le chat de la maison, ronronne sur l’édredon.

-          1982 s’éteint avec TOI. Vive l’an 83 avec MOI !... Quelle destinée tu as eue ! J’espère en connaître une aussi singulière.

 

Léna tire la chaise à bascule ramenée d’Espagne et s’installe près du lit. Elle chuchote :

-          Je vais te veiller Tanzine... Nous allions bavarder toi et moi, tu veux bien ?

Jusqu’à cet instant, Léna était restée indifférente à la vie de sa grand-tante. Mais là, dans la confidence de la chambre, elle se sent émue au plus profond d’elle-même, imaginant celle-ci, aux cotés de son défunt mari.

Elle connait peu de chose de leur passé à Cadaquès. Avec son époux, Zack Lampreas de Chaves, ils avaient travaillé jusqu’à leur retraite au service de Dali et Gala dans leur résidence de Portligat, lui était jardinier, et Zara gouvernante. Zack était mort il y a sept ans, laissant sa femme seule, sans famille proche ; ils n’avaient jamais pu avoir d’enfant. Elle était restée dix mois chez Gala et Dali. Mais elle avait l’impression de gêner. Dali parlait sans cesse de la mort, et Zara ne le supportait plus.

Au fur et à mesure qu’elle se retrace les grandes lignes de la vie de Tanzine, la jeune fille ressent un grand vide ; ses sentiments se mêlent confusément. Elle aurait pu apprendre tant de choses de la vie des artistes ; de la vie tout court, si elle ne s’était pas bêtement butée envers la vieille dame. Elle s’en veut d’avoir tout gâché !

 

L’adolescente se rappelle le tout premier coup de fil de Tanzine : Sa mère avait répondu de sa voix aigue à cet appel inopiné. Comme chaque fois, lorsqu’elle est étonnée. Léna l’avait surprise, rabattant sa longue chevelure d’un geste répétitif.

Tout en regardant le chat bailler puis s’étirer, elle explique :

Ce que j’avais compris, à l’époque, c’était que maman, ta nièce, était ta seule famille, et que mes parents avaient besoin d’argent c’est tout ! Ils venaient d’acheter un fonds de commerce, un salon d’esthétique – BELLE & JOLIE - bien placé, rue des Vieilles Boucheries, en plein centre ville. Les emprunts pesaient lourds sur les revenus mensuels. De plus, il fallait changer la chaudière et l’installation du chauffage. Tu as alors proposé une aide financière, et mes parents se sont sentis redevables. C’est pour cette raison que tu es venue, uniquement pour cela…. Tu l’avais deviné, n’est ce pas ?

-          …… 

Tu es arrivée, un jeudi après-midi, le jour du carnaval 1976. Malgré l’hiver, il faisait beau. Nous t’attendions tous les trois sur le quai. C’est maman qui la première t’a aperçue, sortant du wagon première classe. Je me souviens très bien. Un garçon de quai poussait le chariot à bagages. Je ne t’avais jamais vue auparavant, sinon sur une vieille photo jaunie. Tu portais un chapeau à plume rouge, et une voilette protégeant ton visage arrondi. Une grande capeline sombre masquait tes formes généreuses. Tu avançais, à petits pas serrés, appuyée sur une canne noueuse. J’étais très impressionnée. J’avais dix ans, toi quatre-vingt trois.  Je m’étais déguisée en Arlequin pour le grand défilé de 16h00. Quand tu as reconnu maman, tu t’es approchée de moi, puis tu as souri ; j’ai aperçu tes grands yeux gris derrière ton voile. Tu m’as demandé :

-          Est-ce Arlequine ton vrai prénom, demoiselle ?

-          Non, moi c’est Léna, Léna Gautier, Madame, t’ai-je répondu poliment.

-          Ne m’appelle pas Madame, je suis ta grand tante Zara. Tu peux m’appeler Tantine Zara si tu veux.

-          Moi, je préfère Tanzine, c’est plus rigolo et plus court que Madame-Tantine-Zara.

-          Va pour Tanzine !  Tu as dis, semblant satisfaite de ce premier contact avec la famille Gautier.

Papa avait empilé tes cinq grosses valises dans le coffre du nouveau break Citroën blanc qu’il venait d’acquérir pour son travail, et nous avons quitté la gare pour la maison.

Tu sais, Tanzine, j’ai su dès le début que ça ne pouvait pas coller entre nous deux. Tu ne t’en es pas aperçue, mais à peine assise à l’arrière de l’auto, tu t’es mise à ricaner sur les wakouwas de papa. Il les collectionne depuis l’âge de dix ans : plus de deux mille cinq cents pièces aujourd’hui, et certaines sont uniques ! A l’époque, il en avait un peu moins, il avait juste commencé à les arranger sur des étagères, dans une pièce sous les toits, et il était fier de personnaliser son ambulance avec ses petites figurines.[3]

Je me souviens, tu lui avais dit avec ton accent espagnol :

-          A Gérone, tous les mois de Julio, hay una exposition mondiale de figurines historiques : es muy serioso !

-           Vraiment Tanzine ! Il n’y a pas de mal à plaisanter avec des wakouwas ; il avait même réussi à les aimanter pour qu’ils tiennent tout seul dans les virages !  Tu l’as vexé, je l’ai vu, il est devenu tout rouge dans son cou, une sorte d’allergie qui le prend pour maitriser ses nerfs, quand tu lui as dit que ces p’tites choses n’avaient pas leur place dans un véhicule qui transportait des malades !

Moi j’adore papa, il est tendre comme un marshmallow, et il blague tout le temps, il est très patient et attentionné… Il aime le bon vin et la cuisine de maman. Et j’adore ses wakouwas !   …. T’as toujours été la reine des gaffes de toute façon !

Bah ! Allez, je passe l’éponge ! Mais ça fait du bien de te dire tout cela. Ce ne sont que des petits riens qui me contrariaient, et te parler me fait comprendre pourquoi : ta seule présence chez nous a bouleversé mon existence de fille unique. Maman, tout à coup, s’est moins occupée de moi. Tiens, un exemple : Au lieu d’aller à la piscine ensemble comme nous le faisions toutes les semaines, elle t’emmenait chez le coiffeur ! …

Tu as été le grain de sable de mes dix ans ; et je n’ai pu reconnaître en toi que les mauvais aspects : tes sautes d’humeur, ton esprit critique, ton indiscrétion, tes grands airs de tragédienne, tes manies…celle d’écouter aux portes… Oui ! Oui ! Parfaitement ! Te voilà démasquée, toi aussi !

 

Je suis là assise ce soir du nouvel an à te veiller comme je veillerais ma grand-mère. Tout s’éclaircit, maintenant.  C’est comme si ton départ annonçait une nouvelle naissance. Je me sens grandir d’un coup, c’est ….étrange... Je ne suis plus en colère du tout.

 

Léna se lève alors pour prendre Picassiette sur ses genoux. Elle considère sa grande tante avec tendresse pour la première fois, et poursuit :

- Je continue donc notre histoire :

Le trajet était court, trop court pour que je m’habitue à l’idée que tu n’étais pas là seulement en visite. Maman et papa m’avaient pourtant bien expliqué que tu resterais , à moins que tu ne décides de partir. Tu étais ici chez toi. Il faudrait être très gentille avec toi ; et comme tu étais vieille, tu ne pouvais occuper une des chambres au deuxième étage : ils m’avaient demandé de te prêter la mienne située au rez -de- chaussée pour quelque temps. Ce serait l’occasion de me faire une belle chambre de princesse, sous les toits, près de la pièce aux wakouwas, à côté de l’escalier de secours. Aussi, quand je serais plus grande, je pourrais avoir mon entrée privée, par le haut des coteaux. Comme tu vois, je n’avais pas vraiment le choix.

-          Bon, elle est très vieille, me répétais-je à ton égard ; ce n’est qu’une question de deux ou trois semaines…

Les enfants n’ont pas la même notion du temps que les adultes. Je le sais aujourd’hui !

 

Les premières semaines s’étaient déroulées sans incident. Je faisais des efforts, et toi aussi. La bonne humeur familiale régnait dans la maison. Tu venais me chercher à la sortie de l’école Sainte Anne. Mes copines se demandaient qui était cette personne âgée très fière, à l’accent espagnol.

Tu m’avais offert un coffret de peinture, tu me parlais de l’ART, de l’impoRtance del coloR, (en doublant les R pour l’impoRtance des choses de la vida), Tu me racontais les gRands peintRes comme Dali, Picasso, Miro…

-          Un your, après les grandes vacances, tou m’emmèneras à la bibliothèque avec maman, et Ye te montrerai des livres des grands maitRres, m’avais-tu annoncé, avec emphase, sur le chemin du retour à la maison.

Après, sais-tu ce que tu avais ajouté ? Quelque chose comme :

-          Je te dis ça, car, ce sera difficile avant porque on ira tous cet été dans ma maison de Cadaquès, près de la frontera espagnola.  Tu verras comme c’est beau là bas… les villages de pêcheurs, les barques bleues, les falaises et leur rochers ocres dans les jardins de lauriers roses et de cactus, les forets de pins…

Je me souviens ce que tu avais chuchoté ensuite :

-          J’y ai vécu toute ma vie... depuis 1948…Elle sera à toi le your de tes 18 ans…Enfin, si on m’enterre à côté de mon Zack, près du pin parasol qu’il a planté pour nos un an de mariage….

 Tanzine, je n’avais que 10 ans tout de même ! Personne avant toi ne m’avait parlé de la mort… je n’y avais encore jamais pensé.

 Indifférente à mon émoi, et toute à ta nostalgie tu avais ensuite décrit ta maison…, c’est Dali et Gala ( je ne savais pas qui ils étaient !) qui vous avaient logés lors de leur retour d’exil des USA : tu parlais, tu parlais avec de grands gestes de ta main libre…, tu ne pouvais pas t’arrêter ;

.     Moi, je ne pouvais plus t’écouter tant mes oreilles bourdonnaient. Je t’avais échappé, je m’étais mise à courir jusqu’à la passerelle pour ne plus entendre ta voix. Tu avais tenté de me rattraper, mais avais trébuché avec ta canne sur un caillou du chemin longeant le Clain. Heureusement, tu ne t’étais rien cassé. Même si ce jour là, je l’ai souhaité très fort. Pour que tu meures et que tout redevienne comme avant ! Maman et papa m’avaient punie. Pas le droit d’aller dans le grenier pour jouer.

Tu ne t’es pas demandé pourquoi j’étais restée muette toute la fin de journée, dis, hein ?

-         

-           Eh bien, je venais enfin de comprendre que je ne retrouverais pas mon lit de sitôt. Et

ta maison en Espagne, je m’en moquais bien ! Je crois bien que c’est ce jour là que j’ai inauguré mon premier journal intime…

 

Léna se racle la gorge. Elle a soif. Elle parle tout haut à cette vieille femme inanimée dans son lit : Quel ridicule ! Elle se dirige vers la table de chevet, observe le visage de sa tante, en quête d’une invitation à poursuivre. Mais rien ne transperce des lèvres flétries. Rien. Excepté, crut-elle une seconde, un frémissement de la narine droite, … elle cligne des yeux, se dit que ce n’est que le fruit de son imagination… de la fatigue aussi.

-          Tu m’offres un digestif, Tanzine, une goutte de Rancio, je te pique aussi une olive ; la coupelle est quasiment pleine ; tu n’as pas eu vraiment le temps d’y goûter, on dirait…

Elle attrape la bouteille et le verre de cristal dans la table de chevet et lève son verre :

-          Je connais ta cachette, tu vois ? Santé, prospérité !

Puis elle avale l’olive et recrache le noyau qu’elle pose dans un cendrier vide sur la table de nuit.

-          Si papa et maman me voyaient ! pense t-elle.

-          D’ailleurs, je suis à peu près sûre que maman le lisait mon journal à l’occasion, car je mettais des scellés persos (trois confettis mauves de la même couleur que mon carnet) et je les retrouvais souvent par terre…

Cela t’aurait même peut être fait sourire ce journal : j’avais intitulé mon premier chapitre : Tanzine mon ennemie public N°1. C’est là que j’ai commencé à te faire des coups en douce. Tu ne t’ais jamais douté de rien ?

Par exemple, je planquais ta boite de chocolats de Gerona à côté du radiateur de ta chambre, pour qu’ils fondent ; je rajoutais plein de piment d’Espelette sur tes olives noires ; ou je déplaçais ta canne dans un recoin de la maison. Un jour de grande colère, j’ai même versé quelques gouttes de vinaigre blanc dans ta bouteille de Rancio. Après tout, comme dit maman, le vinaigre blanc désinfecte tout.

Léna guette un sursaut réprobateur.

-          Tanzine, tu me pardonnes, dis ?

-         

-          A ma mère, tu lui en as fait voir aussi ! Toujours à lui demander un service : Et elle, ne te refusait jamais rien !

Un exemple : Lorsqu’elle était tranquillement entrain de lire sur la terrasse la dernière biographie de Coco Chanel dont tu sais qu’elle est admiratrice, tu la rejoignais : « votre soin du visage, qué félicidad, quel talent vous avez Nicole. Il faudrait que nous trouvions le temps…

Et maman s’était levée. Elle ne sait pas dire non, elle appréhende trop les conflits…

 

Un dimanche de Juillet 1977, où papa et maman rentraient du cinéma, tu leur as dit que tu m’avais surprise en train de fouiller dans l’armoire de leur chambre, et ils m’ont punie. (C’est cette fois là où je t’ai mis le vinaigre dans ta bouteille…).

Comme je m’ennuyais « à mort » - Oups, pardon ! - pour passer le temps, j’ai voulu me déguiser ; je suis retournée ouvrir l’armoire dans la chambre de mes parents. J’ai cherché des robes, et le voile de mariée de maman. J’ai ouvert le tiroir à bijoux, mais un autre était fermé à clé. J’ai réussi à l’ouvrir avec la pique de ma barrette, et là, j’ai trouvé des papiers de notaire, et une lettre qui ressemblait à un testament (car sur l’enveloppe, il y avait écrit « À n’ouvrir que le jour de ma mort ». 

Je me suis retenue pour ne pas déchirer l’enveloppe, de peur d’être punie encore une fois. J’ai tout bien rangé et je suis revenue sagement dans ma chambre…

C’est toi qui l’avais confiée à maman, n’est-ce pas ?

-         

-           Dis-moi, depuis le temps qu’ils sont là-haut, tu crois qu’ils l’ont ouverte, l’enveloppe de ton testament ? Dire qu’ils se figurent que je ne sais rien ! Les parents sont quelquefois plus naïfs que leurs enfants !

A cet instant, Nicole et Yves entrent dans la chambre, stupéfaits d’y trouver Léna.

-  Beh, que fais-tu ici ? Tu ne dors pas ? demande maman.

-   Visiblement non.   … Je parlais à Tanzine, c’est tout.

- Tu tu…tu discutais ? Et qui te répondait… Picassiette ?

-    Arrête de te moquer, papa. C’est un secret entre nous deux.

Nicole hésite un instant, puis se décide :

-          Bon, puisque tu es là, tu vas nous aider, après tout, …. Tu n’es plus une gamine. Et puisque tu aimes les secrets, je vais t’en confier un.

Emue, Léna sourit à sa mère pour l’inviter à poursuivre.

-          La dernière volonté de Tanzine est d’être enterrée à Cadaquès dans son jardin, sous le pin parasol, dans le caveau de son mari. Tu comprends le problème ?

-          Parfaitement.  Mais ce n’est pas un secret, elle m’en avait déjà parlé.

-           Elle te l’avait dit, à TOI ?

-          Oui, quand j’avais 10 ans ; et avait ajouté que la maison de Cadaquès serait à moi à mes dix-huit ans ; pour que je continue à veiller sur elle et son mari.

-          Ça alors… Toujours aussi surprenante la grand tante, s’exclame Yves pantois, en s’asseyant sur le bord du lit.

-          Bon… nous n’avons pas une minute à perdre maintenant ; il faut l’habiller avant que ses membres soient trop raides, n’est ce pas chéri ?

-           Çà va encore. Léna, cherche-lui des habits convenables.

-          Mais non ! il faut qu’on la découvre en chemise de nuit et dans son lit à Cadaquès, Yves !

-          Tu as raison, Nicole. Je ne sais plus ce que je raconte. Tout ça, c’est pas…banal.

-          Bon, il faut que tout soit clair : Nous allons faire comme pour Coco Chanel : On va la transporter jusqu’ à Cadaquès dans l’ambulance de papa, comme si elle dormait. papa fera son travail, comme d’habitude.

-          Normalement, avec l’ambulance, je ne suis jamais dérangé par la Police ou la Guardia Civil. Ce serait bien notre déveine, si nous étions arrêtés.

-          Et comment comptez-vous vous y prendre pour l’amener jusqu’au véhicule garé la haut à la ZUP… on ne va tout de même pas la porter par l’escalier ? suppliais-je.

-          T’as une meilleure idée ? On n’a pas le choix, répond maman.

Pas un seul bruit dans la chambre, excepté le tic tac du réveil de Tanzine.

-          Tiens ! La pluie a cessé, soupire papa.

-          Enfin une bonne nouvelle ! dit maman. Allez du courage ! Yves, Léna on y va !...

 

Léna est désemparée. Elle sait que ce qui se trame est illégal. Elle tente de trouver une autre solution. Ses émotions s’embrouillent. Que doit-elle faire ? Aider ses parents à réaliser ce stratagème ; ou tenter de les raisonner ? Machinalement, elle se dirige vers la fenêtre et soulève le rideau de voile, regarde le jardin. Le ciel gris sans étoile et l’obscurité se confondent. Elle ne distingue pas les limites du terrain. Elle ouvre la fenêtre pour prendre une bouffée d’air frais. Tout est calme dehors, adouci, infini. Elle respire pour ne pas défaillir, son souffle court au début s’allonge et s’apaise peu à peu. Elle sent qu’ils ont pris la bonne décision, que ce n’est pas l’héritage annoncé qui les motive essentiellement ; mais le respect des volontés de la vieille femme.

-          Léna, s’il te plait, essaie de trouver une tenue convenable pour l’enterrement ; tu sais, sa chemise de soie blanche à petits boutons et sa jupe grise un peu évasée ; il faut que ce soit facile à enfiler… Moi, je prends ma trousse de maquillage, pour l’arrivée à Cadaquès. Elle en aura besoin après toutes ses péripéties, ajoute maman.

La jeune fille s’exécute, ouvre les portes de la commode catalane en acajou située face au lit. Les tiroirs, sans doute gonflés par l’humidité, sont bloqués. Léna tire fortement sur les poignées.

-          Combien de temps déjà pour aller à Cadaquès, papa ?

Son père s’approche du lit, doucement, afin de porter la dépouille jusqu’au tapis. Il sent le regard de la morte posé sur lui. Il fait un signe de croix. Il détourne la tête et aperçoit le chat Picassiette qui dort toujours, la tête posée sur la main droite de Tanzine.

-   Ffffffftttt…..ffftttttthhh, fait-il d’un geste, pour que le chat se réveille. Ce chat n’a rien à faire ici !

Voulant le saisir par la peau du cou, il s’approche, touche sans le vouloir la main de Tanzine. Surpris, il sursaute :

      -    Elle… elle est encore CHAUDE et… les ongles sont encore roses !  Impossible ! Se ravise t-il.  Allez ouste ! Ordonne le père, à l’animal.

Le chat placide, s’étire, baille mollement, puis saute du lit, indifférent à l’agitation nocturne.

-    Papa ! Combien de temps pour aller à Cadaquès ?

-   Hein ? Euh…Sept heures sans arrêt, se reprend-il, tout en débordant les draps du lit. Ses mains tremblent. « Et s’il s’était trompé ? Non, vraiment, cela ne se peut.  C’est le chat qui a réchauffé les doigts de Tanzine, avec son souffle… », Se conforte t-il.

Puis il explique :

-  Il est une heure du matin : Destination atteinte à 8h30, si tout va bien. Il faudrait juste faire attention à l’arrivée, être le plus discret possible, et garer le véhicule par l’entrée du garage, derrière la maison. J’ai un brancard dans l’ambulance, il pourrait nous être utile. Après, ce sera facile. Les murs sont hauts, les gens ne peuvent pas voir.

- Ensuite, il faudra vite téléphoner à son médecin. Pour faire constater le décès. C’est moi qui m’en occuperai, décide la mère.

 

La maison de Tanzine est située dans le lieu dit de Pubol, en dehors de la ville. C’est une belle propriété, arborée de platanes centenaires, de cyprès et de lauriers, à l’abri des regards.

 

Le tiroir de la commode à demi-ouvert grince toujours ; il semble résister.

-          Léna, tu veux de l’aide ?

-          Oui.

Son père vient de déposer délicatement le corps sur le tapis, à un mètre à peine de la commode. Il lui rajuste une mèche grise sur le front. Il se retourne, fait un pas vers sa fille, s’accroupit face au tiroir, tire, tire sur les poignées une fois encore.

-          Dis, c’est vraiment coincé ! s’étonne t-il.

-          Tire plus fort ! lui suggère sa femme, impatiente.

Le père redouble d’efforts, tire une dernière fois d’un coup sec. Les deux poignées lui restent entre les mains.

-          AHHH ! Hurle t-il.

Perdant l’équilibre, il tombe à la renverse et s’écroule sur la poitrine de Tanzine.

Maman lève les bras au ciel et panique :

-          Yves, ça va ?

Elle n’entend pas la réponse. Un chuintement remonte soudain du sol : « la défunte » se met à siffler, comme une fusée au démarrage, puis une toux incoercible lui soulève le thorax. Soudain, la gorge de Tanzine expulse un objet qui retombe sur le tapis.

-          Doux Jésus ! s’écrie maman.

Avant que Picassiette aux aguets ne s’en empare, Léna se penche et attrape le projectile.

-          Un noyau d’olive !!! s’exclame t-elle.

La vieille dame, allongée sur le sol ouvre grand les yeux. Elle croise le regard ahuri de Léna penchée sur elle ; d’une voix faible Tanzine murmure :

-          Carina ?

-          Oui ! dit la jeune fille.

-          ….Que paso… Donde estoy… Al paradiso?

 

 

 

 



[1] Les Cavas sont des vins mousseux, faits sur des sols et sous-sols de Catalogne, semblables à ceux de Champagne, et selon des méthodes de vinification similaires.

 

[2] Rancio sec : vin fin qui s’associe à des saveurs puissantes dans lesquelles on va retrouver, soit le goût de rance, très prisé dans la culture gastronomique catalane, soit l’amertume. Les fromages

 

[3] wakouwas :  petites figurines  qui s’articulent à l’aide d’un bouton poussoir.