C'est un beau nom, non !

 

Enfin il en était fier.

 

 

 

Cela ne vous dit rien Edouard VII ?

 

Lui, si !

 

Et vous ?

 

Mais si ... un Roi d'Angleterre.

 

 

 

Voilà cela n'était pas compliqué,

 

Il n'était pas roi mais quand même.

 

 

 

Quand il se regardait dans la glace,

 

une grande...Où il se voyait en pied,

 

 

 

Ce lien avec la royauté lui imposait un 

 

minimum de maintien :

 

 

 

Le regard perdu sur l'horizon,

 

 

 

Un œil  un peu de biais pour surveiller son

 

ventre, qui, sans être imposant n'en était pas

 

moins là,

 

 

 

Les épaules redressées, permettant à sa veste de

 

Ne pas trop l'engoncer.

 

 

 

Edouard, c'est un de ces hommes comme il y en a des milliers, qui, le matin, l'œil  vide, s'en vont travailler, l'un au bureau, l'autre à l'usine.

 

Lui, c'était à la banque et c'est important, je vous dirai pourquoi...

 

 

 

Il y était entré dans les années soixante, comblant d'aise ses parents, car, comme disait son père ”Henri ” un brave homme vous savez, honnête et tout... :

 

"La banque, c'est du sérieux. On y a de l'avenir."

 

Car l'argent ne peut être que synonyme de temps.

 

 

 

Edouard, lui, n'en demandait pas tant. Sa passion, ses ambitions se seraient bien limitées à voir passer le temps en surveillant sa ligne, ou à se promener en écoutant le vent.

 

 

 

Heureusement pour lui, il avait des parents qui savaient bien qu'un jour, il s'en mordrait les doigts et qui, jour après jour, surveillaient son avenir et maintenant, sa carrière.

 

 

 

Grand-père cultivait la terre quelque part en BOURGOGNE et il avait fait 14.

 

Il est mort un matin les deux pieds dans la terre en surveillant sa vigne dont il était si fier. C'est peut-être de lui qu'Edouard a gardé le souvenir du vent, ce n’est pas héréditaire mais ça ne gâte rien pourtant - en fait son Grand-père s'appelait Albert, - toujours des noms de rois mais pas de dynastie ;

 

Henri donc, faute d'Henri II, (excusez-moi cela m'a échappé !) père d’Edouard a quitté la terre pour

 

La Société Nationale des Chemins de Fer Français et il a fait 40;

 

Ce n’est peut-être pas la peine d'en parler en fait :

 

 

 

La guerre : trois jours ; les camps : cinq ans.

 

Le pauvre en a gardé un certain sens de l'ordre et de la discipline et le réveil réflexe aux premières lueurs.

 

 

 

Henri a épousé Danielle, c'était sa Diane à lui, et de cette tendre union n'est sorti qu'un rejeton : Edouard. Nous passerons sur sa première dent - sa maternelle - ses études secondaires.

 

 

 

Jugez la promotion : le grand-père vigneron, presque à l'Académie par petit fils interposé. Edouard n'aimait pas çà. Déjà à cet âge là, il craignait la prison.

 

 

 

Il n'a pas fait la guerre, il le méritait bien. Déjà que son destin, il ne s'en est fallu d'un rien, a bien failli s'achever un matin en Champagne.

 

 

 

Puis une fois sur La Meuse, je sais bien qu'il est dit : jamais deux sans trois - mais à trop jouer avec le feu, on finit par se brûler.

 

Edouard donc, a été réformé : il avait le cœur trop grand, c'en était inquiétant, et puis le regard vide, on se serait cru devant un lac par un jour de grand vent.

 

 

 

Le père fut, lui, un peu vexé. Se donner tant de mal pour en arriver là. Les enfants sont ingrats. On ne méritait pas çà. Et comment allons-nous aux voisins dire cela ! Mais son sens pratique très vite repris-le dessus. Ce coup que la nature venait de lui porter, en revanche sur le sort, pourquoi ne pas le transformer.

 

 

 

Et c'est ainsi qu'Edouard, qui, pour la circonstance avait revêtu son costume du dimanche, accompagne son père un mardi matin, (Il s'en souvient très bien, il faisait un temps doux, c'était au mois d'avril. Le soleil depuis quelques temps déjà réchauffait la nature et beaucoup d'arbres étaient en fleurs...) et se retrouve dans le bureau de Monsieur le Directeur chargé du personnel de la banque VERMOUTIER, au capital de... avec un personnel honnête et compétent... où l'on construit son avenir... Connaissez-vous l'histoire du banquier Laffitte ?

 

Il s'en moquait Edouard mais qui avait idée de lui demander son avis.

 

 

 

Henri était conquérant :

 

"Il est charmant cet homme. Tu vas travailler là avec des gens compétents... à ton âge je ne gagnais... tu as vu ces bureaux... et la retraite que tu te feras...

 

 

 

Ce n'est que huit jours plus tard que le réveil a sonné. Il est piégé Edouard :

 

Le bureau, un sous-sol où règne un maître implacable;

 

Un Monsieur qui, lui, est sorti du rang.

 

On compte des billets, on en fait des liasses.

 

Huit heures par jour, cinq  jours par semaine.

 

Follement captivant.

 

Les premiers mois ont été terribles.

 

Il semble vieillir Edouard. Il est devenu gris : son costume, son petit gilet qui vous coupe le souffle plus la sacro-sainte cravate sans laquelle on ne peut faire banquier...

 

Tout doucement, il s'est replié sur lui-même, c'est un employé modèle, jamais un bavardage, jamais un mot de trop l'employé idéal et... et pourtant !

 

 

 

***

 

 

 

Après deux mois de ce régime, Edouard a bien cru qu'il allait mourir.

 

Quand un matin, en prenant son premier billet, une image lui est apparue. C'était, il s'en souvient très bien : une mouette dans l'azur avec le ressac et le souffle du vent qui vous met sur la langue une saveur iodée. Jamais auparavant cela ne lui était arrivé.

 

 

 

En tremblant, il tend la main, pour voir si cela recommence et cette fois c'est l'image d'une affiche publicitaire qu'il a jugé particulièrement érotique qui lui fait monter le rouge au front.

 

Et cela a continué toute la journée, chaque billet entraînait son image. A midi, il en avait des centaines.

 

A dix-sept heures, des milliers. Jamais ce pauvre Edouard n'avait tant travaillé.

 

Le chef était ravi, les collègues agressifs. Edouard ne cherchait-il pas à obtenir une promotion ! Mais à quoi bon leur expliquer : ils n'auraient pas compris.

 

 

 

Depuis ce jour, Edouard n'a pas touché un billet sans y associer une image.

 

Au début ce fut surtout drôle, puis les semaines et les mois aidant, cela devint une passion.

 

 

 

Certains jours, il laissait faire les choses, se contentant d'observer le résultat obtenu.

 

D'autres fois, il se concentrait très fort avant chaque geste, tentant de faire surgir une image dans un thème donné, car désormais, les images, Edouard s'en était constitué un musée.

 

 

 

Il y avait les pièces rares pendues aux cimaises. C'était la partie la plus spectaculaire mais la moins importante. Que faire des milliers et des milliers d'images entassées en vrac au milieu de son crâne.

 

Après quelques jours d'hésitation, Edouard s'était rendu compte du danger présenté par la situation.

 

Il risquait de périr écrasé sous les images et aussi passa-t-il le temps pendant lequel il n’était pas à la banque à aménager son espace crânien en vue d'y stocker ce qu'il sentait confusément être un trésor.

 

 

 

La tentation première étant d'entasser sur des étagères disposées à la périphérie, les images dans l'ordre où elles se présentaient.

 

C'est ce qu'il fit les premiers temps.

 

Très vite, cette organisation s'avéra défectueuse.

 

Il était compliqué, voir impossible, de faire ressortir une image perdue dans une pile énorme.

 

 

 

Il se décide donc, malgré le travail très important que cela représente, à choisir un nouveau type de classement.

 

 

 

Et les premiers grands thèmes apparaissent : la nature, les visages, les formes, les lieux etc. Chacun étant subdivisé en de multiples sous-chapitres :

 

- la nature : végétaux, animaux, minéraux.

 

- Les individus : en hommes, femmes.

 

 

 

Il y en avait des jardins secrets, sa mère et les femmes, images tendres ou images érotiques.

 

L'une de ces images l'obséda et resta suspendue aux cimaises pendant très longtemps. Elle n'était pourtant pas plus jolie que bien d'autres.

 

C'était une affiche publicitaire collée à l'arrière des autobus. Elle représentait une poitrine servant elle-même de présentoir à un soutien gorge arachnéen.

 

 

 

Il n'y avait pas de corps, de tête, seulement deux seins et pendant des mois, Edouard fantasma, mais cela n'était pas conforme avec ce qu'il avait entrepris.

 

L'image fut décrochée et enfouie sous la pile dite de publicité.

 

 

 

Il y eut d'autres épisodes plus ou moins heureux ou dramatiques : portraits de femmes, lieux d'enfance, lieux où il aimait être...

 

Mais chaque fois Edouard, avec beaucoup d'autorité et de sérieux, rétablit l'ordre.

 

Il n'en mangeait plus, n'en parlait plus, son travail atteignait un tel rendement qu'il se vit proposer pour une promotion.

 

 

 

Quand M. VERMOUTIER lui annonça la nouvelle, un silence lourd de rancœur s'établit dans le bureau. Il avait réussi ce lécheur...

 

Mais Edouard se moquait bien d'une promotion, qui plus est : de commis aux écritures. Lui, se séparer de ses billets, de ceux là mêmes qui lui avaient ouvert le monde merveilleux des images, çà, jamais !

 

 

 

Mais, car il y avait un mais, Monsieur Edouard dépérissait tout à son monde intérieur, il avait perdu goût aux choses de la terre.

 

Il ne mangeait plus, ne buvait plus. Les choses de l'amour ne l'intéressaient plus, si ce n'est l'amour de son musée imaginaire.

 

 

 

Son entourage commença à s'inquiéter, quant à certains moments, oubliant qu'il était en public, il se retournait les yeux, plus préoccupé de ce qui se passait dans sa tête que de ses proches et de son environnement.

 

De plus, son caractère s'aigrit, il rencontrait de très grandes difficultés à faire surgir des images nouvelles.

 

Celle qui s'imposait était une route et un soleil couchant.

 

Il n'osait pas pleurer craignant que cette humidité intempestive n'en vienne détériorer son inestimable collection.

 

 

 

 ***

 

Ce matin, Edouard s'est levé, par réflexe. La nuit a été courte car il a dû procéder à une mise à jour du classement des images de paysage.

 

 

 

Il écoute la radio d'une oreille distraite quand tout à coup TIMEX lui donne l'heure : neuf heures ! Les informations.

 

C'en est trop, sa tartine lui bloque la langue et il ne peut jurer. Lui, l'employé modèle, que lui est-il arrivé !

 

Il se jette sur sa veste, bourre sa cravate dans sa poche, dévale les escaliers sans attendre l'ascenseur et court, court comme pour rattraper le temps perdu...

 

 

 

Mais ce matin, Monsieur Edouard, le sort vraiment vous guette, sous la forme, si vous preniez le temps de la voir, d'une très jolie jeune femme qui sort de chez le libraire en lisant les petites annonces, craignant de perdre une chance de trouver un emploi, ou un appartement.

 

 

 

Vous n'avez rien calculé, mais surtout pas prévu qu'elle allait s'arrêter et vous êtes là, tous les deux enlacés, mais couchés sur le trottoir, il faut bien le préciser...

 

En dehors du choc, les sensations sont agréables, elle sent bon, elle est douce, ses yeux sont étonnés et tout à coup, elle rit aux éclats. Vous êtes tout confus et vous vous excusez reprenant votre course sans même l'avoir aidée à se remettre debout.

 

L'histoire aurait bien pu encore reprendre son cours, mais il n'en fut rien.

 

Edouard, ce matin là, ne pu reprendre sa tâche. Un ressort semblait brisé. C'était comme dans la banquise quand s'annonce la débâcle, des craquements diffus, un frémissement qui court et toujours ce choc qui vibre dans son corps.

 

Ces mains qui ont gardé les doux parfums d'un corps. La prunelle qui n'oublie le blond de ses cheveux et cette image qui ne veut se classer dans aucune catégorie de son répertoire.

 

 

 

Tout encore aurait pu se rétablir, pour continuer comme avant ; il aurait suffit qu'il tende la main et reprenne un billet, même si le cœur n'y était plus, le conditionnement aurait joué.

 

 

 

Mais, car il y a des mais, Monsieur VERMOUTIER, excédé par le retard de son employé et trouvant qu'une heure supplémentaire pour se remettre au travail était plus qu'il n’en pouvait supporter.

 

Monsieur VERMOUTIER donc tout à coup hurla :

 

-   "et alors"!

 

Cet "et alors"! Eût un effet...

 

 

 

Edouard ouvrit les yeux. Le visage cramoisi de son supérieur hiérarchique le cloua sur place de stupeur. Venant d'un autre monde, il ne comprenait pas ce qui avait pu déclencher cette poussée de colère. Ses yeux s'écarquillèrent et il ouvrit la bouche, se préparant à se justifier, au moins, à le tenter.

 

 

 

C’est à ce moment que se produisit un phénomène bizarre, un courant d'air brutal s'établit dans sa tête.

 

 

 

Imaginez un peu : toutes ses collections prises dans la tourmente s'envolèrent et se mirent à tournoyer à très grande vitesse, le figeant sur sa chaise, l'air complètement hagard. Le tourbillon s'amplifiait, sa tête était devenue un véritable cyclotron. Vous connaissez cette machine infernale où l'on bombarde un atome avec des électrons.

 

Et bien là, les images jouèrent le rôle d'électrons, sa vie, petite chose enkystée comme une petite bille perdue dans sa tête, joua le rôle d'un atome.

 

 

 

Et si, dans la machine, quand une rencontre se produit on obtient une explosion atomique, là sous son crâne ce fut bien plus extraordinaire; sa vie, qu'il avait toujours ignorée, libérée par l'impact d'une image, envahit tout son crâne, balayant les rayonnages et jetant aux quatre vents la folle collection. Ses yeux se décillèrent et quand il reprit le contrôle de ses sens, il resta abasourdi.

 

 

 

Que faisait-il dans cet antre triste et crasseux avec ses manchettes de lustrine et son doigtier de caoutchouc. Il cligna des yeux, regarda VERMOUTIER puis ses collègues l'un après l'autre, se demandant, se demandant ce qu'il pouvait bien faire et avoir en commun avec ces personnages.

 

 

 

Le personnel craintif s'était réfugié dans le fond du bureau.

 

 

 

Cela le fit sourire. Il se leva, jeta négligemment ses manchettes et son doigtier sur la table de travail et sortit du bureau en sifflotant.

 

 

 

Depuis des mois Edouard a disparu.

 

Une enquête, car on ne disparaît pas comme cela, a bien été fait.

 

Mais la seule chose que l'on sache, c'est que quelqu'un l'a vu marcher sur une route de campagne, vers le soleil levant.

 

 

 

C'est bien peu à inscrire comme conclusion d'un rapport.

 

Mais je suis certain qu'en cherchant un peu du côté de La Bourgogne, vous aurez des chances de le trouver un soir, tourné vers le couchant tandis que le soleil se fond dans l'horizon et qu'une petite lueur monte par dessus les vignes.

 

 

NB: Retrouvez les textes de Dominique Guerville avec la rubrique "Rechercher"