À Verriers notre héros dispose de tous les éléments propres à la mise en œuvre d’un chantier conforme au modèle parisien sans pour autant en connaître les difficultés (car à Verriers comme l’on sait, tout est simple, tout est naturel… etc.). Il dispose d’une femme à la beauté unanimement reconnue et dont l’indifférence à l’égard des choses du sexe (elle n’aspire selon toute apparence qu’à une vie tranquille et sans histoire) semble être le gage de la complaisance qu’elle montrera à se prêter aux expériences les plus audacieuses. Il a pu en juger par l’indulgence amusée qu’elle montre à l’égard de Michel, le collectionneur de cailloux, à qui la lie toujours un sentiment tendre et presque fraternel. Celui-ci, en effet, vient d’être nommé au lycée de Chartres et ne tarit pas d’éloges sur la vie qu’il mène là-bas. Avec sa propension naturelle à l’enthousiasme il transforme ses récits en une épopée lyrique qui aiguise la convoitise de notre héros. En effet, outre ses cailloux, il collectionne maintenant les conquêtes amoureuses grâce à son cheptel de petites élèves. Ce ne sont que fêtes, soirées plus ou moins licencieuses. On se l’arrache, on se le dispute. D’ailleurs il faudra qu’ils viennent le voir pour en juger sur pièces.  À Verriers notre héros dispose lui aussi d’un vivier naturel avec le petit cercle qui fréquente le Centre d’Études Théâtrales et qui constitue une réserve d’admirateurs fidèles, systématiquement entraînés à s’abandonner au culte de l’émotion et aux injonctions du désir. Parmi eux il y a en particulier un jeune couple dont les quelques conversations qu’il a pu avoir avec eux lui ont laissé entendre qu’eux aussi seraient très désireux d’échapper à l’enfermement conjugal. Lui, Pascal, barbu, à la fois nonchalant et sportif, assez bien de sa personne, enseigne à la faculté des sciences, elle… appelons-la Cathos en hommage aux Précieuses Ridicules à qui elle fait irrésistiblement penser, prépare un CAPES de Lettres Modernes. Frivole, enjôleuse, frétillante, narcissique, amoureuse de son corps, follement désireuse de plaire et attendrissante de naïveté dans la certitude qu’elle a d’être une grande intellectuelle, rêve d’aller habiter la capitale pour donner toute sa mesure. Pour l’heure ils se contentent d’un appartement bourgeois dans le centre ville, hérité des parents : plantes vertes, chaîne hifi (sur laquelle ils n’écoutent que de la musique sérielle et les débats sur France Culture), lampadaires halogènes et senteurs d’encens… Au dessus de chez eux il y a un photographe et sa femme, une jolie petite blonde au corps attirant, et il paraît que la nuit parfois…

       Tout ceci crée peu à peu l’idée que tout est possible, que tout peut arriver. C’est comme un orage dans un ciel d’été quand le tonnerre gronde mais que la pluie tarde à tomber. On se guette, on tourne autour du pot, on fait des soirées où l’on se réfugie dans l’alcool et dans d’interminables bavardages. On danse ventre contre ventre…

Ils s’expliqueront ensuite, Marie et lui, à la maison. Il faut être clair. Pour lui c’est essentiel, lui dit-il, ce n’est pas négociable : Légitimer le désir, déculpabiliser le sexe. Il faut le comprendre, n’est-ce-pas, les frustrations de son adolescence… il en a trop bavé ! Alors maintenant… Et puis, de toutes façons, ce qui les unit tous les deux est trop profond pour que rien puisse jamais être remis en question. Ils ne courent aucun risque. Respecter la liberté de l’autre, voilà le principal… Elle ne semble qu’à moitié convaincue, mais bon, si ça lui chante, après tout, pourquoi pas ?… D’ailleurs ça semble plutôt l’amuser, elle aussi, au bout du compte. Surtout à Chartres, quand ils vont voir Michel. Il habite un tout petit appartement dans une maison ancienne, qui donne sur la cathédrale, avec des poutres apparentes, des piles de vieux journaux qui montent jusqu’au plafond et des posters de Béjart cloués au mur. Et il est toujours aussi enthousiaste. C’est un véritable plaisir de venir le voir. Il leur parle de ses petites amies. Justement ce soir l’une d’elles doit venir le voir… Quand elle arrive notre héros en est tout émoustillé. C’est une jolie fille qui doit avoir dix-huit ans. Michel propose de faire une partie de strip poker et comme l’idée a l’air de l’amuser elle accepte sans se faire prier. D’un accord tacite ils s’arrangent tous les trois pour la faire perdre si bien qu’elle est la première à se retrouver nue. Alors commencent les jeux de caresses. Elle rit d’abord, moitié réticente, moitié consentante. Elle a une jolie poitrine, ronde, pleine. Marie ne semble pas la dernière à l’apprécier. Ils sont tous les trois sur elle comme des mouches à miel. Et puis soudain elle devient plus rétive, tente de se dérober, se défend, et voilà que sans prévenir elle se met à pleurer. Ils s’arrêtent aussitôt comme des gamins pris en faute, la console, lui promettent de rester tranquilles. Mais non, ce n’est pas grave, s’excuse-t-elle, elle ne leur en veut pas, elle ne savait pas, elle n’avait pas compris… elle recommence à sourire à travers ses larmes tout en se rhabillant et la soirée continue comme si de rien n’était. Sans doute était-elle un peu amoureuse de Michel et c’est pour lui plaire qu’elle a fait ça. Michel, lui, s’en fiche comme de colin-tampon. Des filles, il y en a tellement ! Il montre toujours la même gentillesse et la même indifférence à l’égard de toutes. Peut-être au fond que pour lui il n’y a jamais eu que Marie… À la fin de la soirée l’effeuillée retourne chez elle et eux passeront la nuit dans la petite chambre qu’il leur a réservée. Ce sont ces moments-là, quand ils se retrouvent tous les trois, qui sont les plus doux, les plus forts : ils dégustent ensemble la suave liqueur de l’amitié. Le lendemain matin, sur le coup de neuf heures quand ils se lèvent Michel est déjà parti à son lycée. Et soudain débarque une autre de ses élèves, toute étonnée de les trouver là. Elle venait pour faire la vaisselle. D’ailleurs, sans s’occuper d’eux, elle s’y colle, pendant qu’ils achèvent de se préparer. Ce Michel, tout de même, quel pacha !…

Le soir ils doivent aller chez des amis à lui qui font une fête, des collègues de son lycée dont il leur a souvent parlé, qui aiment le bon vin et la bonne cuisine. Il y a déjà foule quand ils arrivent. Dès l’entrée notre héros est foudroyé par la beauté d’une jeune femme qu’il voit traverser le salon un verre à la main et qui ressemble à Claire Brétécher. Même air hiératique et lointain, cheveux très courts orné d’un bandeau sur le front, robe moulante. Comme chaque fois qu’il est foudroyé par la beauté d’une femme il ne voit plus qu’elle et passera le reste de la soirée à la suivre de pièce en pièce tout en se sentant absolument incapable de lui adresser la parole car pour lui elle est devenue l’inaccessible étoile et il se livre sans retenue à cet état à la fois douloureux et merveilleux qu’il connaît bien et qui est pour lui ce qu’il y a plus intense au monde. Il en a déjà tant de fois fait l’expérience ! Il a la capacité de se mettre dans cet état pour ainsi dire à la demande. Quand il s’ennuie dans une soirée, par exemple et qu’aucune femme ne l’intéresse, il lui suffit d’en choisir une, presque au hasard, pour tel ou tel détail, la forme de sa bouche ou la courbe de sa nuque, et de se concentrer sur elle pour qu’aussitôt ce soit elle qui endosse le rôle de l’inaccessible étoile et qu’il passe ensuite toute la soirée à la contempler de loin, souffrant en silence de ne pas oser lui parler et jouissant de cette souffrance. Et si d’aventure il a l’occasion de la revoir ensuite, elle lui apparaîtra alors telle qu’elle est en réalité et l’illusion se sera dissipée. Mais cette fois il sait que ce n’est pas une illusion. Celle-ci est réellement belle, le genre de femme hautaine, énigmatique auquel il se sent incapable de plaire. D’ailleurs elle ne lui a pas jeté un regard, elle ne s’est même pas aperçue de sa présence. Elle est accompagnée d’un rouquin insignifiant qui n’a pas l’air d’avoir conscience du trésor qu’il possède… Par contre il y en a un autre, de l’autre côté du salon, un garçon d’allure juvénile qui a l’air très conscient du trésor que possède notre héros. Il tourne autour de Marie. Ne serait-ce pas une bonne occasion pour avoir les coudées franches !… D’autant qu’il n’a pas l’air très malin, ce garçon !…

      Plus tard dans la soirée, conformément à leur pacte, Marie se laisse donc complaisamment courtiser par ce garçon tandis que l’inaccessible étoile persiste à ne pas daigner apercevoir notre héros qui en est finalement pour ses frais. Tout ce qu’il apprendra par la suite grâce à Michel c’est qu’elle s’appelle Laurence et qu’elle vit avec son rouquin dans une petite chambre aux confins de la ville. Elle est gentille, paraît-il, mais plutôt insignifiante. Insignifiante ! Comment ose-t-il dire cela !…

À la fin de la soirée, lorsque Marie revient vers lui, il est fier d’avoir pu montrer à cette occasion qu’il n’était pas jaloux et heureux d’avoir commencé à mettre en pratique, même s’il n’en a pas à proprement parler profité cette fois-ci, les principes de liberté qui gouverneront désormais leur vie. Car il lui faut absolument sortir de cette fatale contradiction dans laquelle il est enfermé depuis toujours et qui lui a déjà valu de perdre Petra, qui fait que dès qu’il a conquis une femme, elle lui devient insupportable par le seul fait qu’elle le prive des autres et qu’il préfère finalement la solitude à un bonheur passant par le renoncement. Aurait-il enfin aperçu le bout du tunnel ?…

Quelques jours plus tard Marie lui annonce que le garçon qu’elle a rencontré à Chartres lui a proposé de venir la voir à Verriers. Voilà qui ne pouvait pas mieux tomber. Ainsi pourront-ils cette fois aller jusqu’au bout et aura-t-il définitivement gagné sa liberté. C’est pourquoi il fait bon accueil au garçon, qui a l’air plutôt intimidé d’être là, lui laissant aussitôt le champ libre et libérant la chambre conjugale. Le lendemain le garçon repart et l’on rit de l’incompréhension dans laquelle il a été du début jusqu’à la fin de ce qui lui arrivait. Marie ne fait d’ailleurs aucun commentaire sur ce qui s’est passé entre eux si ce n’est qu’il en a profité pour lui dérober une serviette et qu’elle n’a aucune intention de le revoir. Au total on peut donc considérer que l’expérience a réussi. Toutefois notre héros lui fait valoir que ce mode de fonctionnement implique de part et d’autre quelques précautions afin de veiller à ce que ne se crée pas entre eux un déséquilibre qui serait nuisible à l’harmonie du couple, d’autant qu’il est à prévoir évidemment qu’elle rencontrera beaucoup plus facilement que lui des occasions de jouir de sa liberté alors que tout le système repose sur la réciprocité. Faute d’arguments à lui opposer elle ne répond rien et se contente de hausser les épaules. La suite lui montrera pourtant qu’il avait bien raison.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le roman d'un hommme heureux" II