Les deux histoires ne sont pas en concurrence car elles ne se rejoignent pas, elles coexistent simplement, et jamais la fragmentation de sa vie n’aura été si grande, le seul problème étant de savoir de quel côté finira par pencher la balance. Et en effet, au cours des mois qui suivent, par un lent et insensible transfert, par le mouvement naturel des choses et sans qu’il l’ait véritablement voulu, ni même qu’il s’en soit rendu compte, on assiste à cette chose incroyable : Verriers commence à l’emporter ! La sauce prend, au point qu’il puisse se dire maintenant chaque fois qu’il arrive dans cette petite ville aux façades médiévales, juchée sur son plateau : me voici de retour chez moi.

          Comment cela a-t-il pu se produire ? Il n’est pas impossible que ce mouvement ait un certain rapport avec ce qui se passe en même temps à Paris et que le couple qu’il forme avec Marie soit en quelque façon le reflet inversé du couple que Florian forme avec Sylvie. L’histoire dont il est le héros serait ainsi la version brillante de l’histoire grotesque dont il est spectateur de l’autre côté. À la disgrâce physique de Sylvie s’oppose la beauté dûment reconnue de Marie, à l’appartement poussiéreux de la rue de Charenton, l’appartement clair et lumineux de la ZUP, dont les fenêtres donnent sur des champs de maïs, au vieux mobilier poussiéreux les fauteuils en vinyle blanc que Marie et lui sont allé acheter à Conforama, ainsi que la table en pin et le buffet en formica. C’est qu’ils ont commencé à monter leur ménage !… et il s’émerveille en ouvrant le tiroir du buffet d’y contempler des couverts qui sont à lui, parce que c’est la première fois de sa vie qu’il a des couverts à lui. Et ces meubles aussi sont à lui et cet appartement est à lui et cette femme est à lui, avec ses beaux cheveux noirs et ses grands yeux verts et ses lèvres charnues et sa douceur et l’inlassable dévouement avec lequel elle s’occupe de la maison et l’extraordinaire confort dont elle l’entoure. Elle n’a pas de goût pour les grandes phrases ni pour les grandes démonstrations amoureuses mais elle est là simplement, discrètement présente, simple et attentive et il connaît maintenant sa fragilité et ce que cette discrétion dissimule de souffrances passées, du temps où ses parents se déchiraient entre eux et qu’elle devait se cacher pour ne pas subir leur folie et tenter de se faire oublier. Elle lui raconte les drames familiaux de son enfance quand son père battait sa mère, la façon dont elle se met encore aujourd’hui à faire des cauchemars chaque fois qu’il revient des colonies où désormais il est allé vivre. Ainsi le sentiment qu’il éprouve pour elle ne se fonde plus sur l’orgueil de l’avoir séduite mais sur la confiance qui les unit et cette intimité à peine formulée qui s’est établie entre eux comme si la chose allait de soi, qu’elle existait avant même qu’ils se fussent rencontrés. Et ils ne sont pas éloignés de croire que ce qu’ils éprouvent l’un pour l’autre est quelque chose d’unique, quelque chose qui ne ressemble en rien à ce qu’éprouvent les autres, et que rien désormais ne pourra les séparer.

           Le dimanche (car souvent maintenant il reste le dimanche) il y a marché sur la ZUP et ils peuvent acheter ce qu’ils veulent au gré de leur fantaisie et même les choses les plus extravagantes puisqu’ils sont libres, et leur plaisir est de rencontrer des amis et de s’arrêter pour écouter les musiciens ambulants qui se produisent entre les étals, et d’aller prendre un apéritif dans le café bondé d’où l’on regarde passer les gens avant de rentrer chez soi. Chez soi !… l’expression ouvre à toute une gamme de sensations nouvelles pour lui qui n’ont pas fini de l’émerveiller et dont il jouit avec un vague sentiment de honte à l’égard des autres là-bas, à Paris, qui riraient bien s’ils le voyaient !… si bien que lorsqu’il achète un poste de télévision (et en couleur  de surcroît ! ) il se garde de leur en parler.

 

            Là bas aussi, cependant, les choses évoluent mais il ne comprend pas toujours très bien comment parce qu’elles sont plus compliquées, plus tordues, plus perverses. Michèle, la blonde picarde est devenue l’amie inséparable de Sylvie. Il n’est plus une soirée rue de Charenton où elle ne soit là maintenant, assistant à toutes les conversations, tentant de placer son mot, riant à contre temps (quand elle commence à avoir un peu trop bu elle a un gros rire de paysanne qui contraste avec son allure juvénile et charmante). Que Sylvie trouve intérêt à la fréquenter les raisons n’en sont que trop évidentes. Elle se sent flattée d’avoir une amie plus jolie qu’elle et qu’elle peut dominer. Mais l’autre, que cherche-t-elle ? Tous ces gens avec qui elle passe ses soirées parlent évidemment une langue étrangère pour elle si l’on en juge par ses rares interventions toujours déplacées et qui ne manquent jamais de lui attirer les foudres de Monsieur Moustache, impitoyable censeur pour ce qui est de pointer les maladresses et les erreurs des autres. Il le fait avec la minutie tatillonne d’un instituteur à l’ancienne, et hélas aussi la compétence car on ne peut jamais le prendre en défaut bien qu’il n’ait jamais passé son bac : l’orthographe avec les exceptions, la grammaire, le sens des mots avec les homonymes, les synonymes, il sait tout et vous reprend de sa voix lente, implacable, légèrement ironique. Mais Michèle ne se vexe de rien. Comprend-elle même le mépris dont elle est l’objet ? Il paraît qu’elle a un ami militant communiste que personne n’a jamais vu, or ici tout le monde est gauchiste, tendance dure ! Bibi incarne la conscience idéologique du groupe. Sur tous les sujets il a une opinion qui ne souffre aucune contradiction. L’ennemi de classe c’est essentiellement le père de Sylvie et d’Annie qui revient sans cesse dans les conversations. On tourne en ridicule la façon qu’il a de vouloir se faire passer pour un gentleman farmer quand il les accueille le dimanche dans sa maison de campagne ! la façon dont il vante son vin, le cheval qu’il a acheté et pour lequel il a fait construire un écurie au fond de son jardin, son admiration pour Marcel Dassaut (Marcel Dassaut ! vous vous rendez compte ! ) la façon dont il compte les huîtres en vous les servant. Florian et Bibi se renvoient la balle, c’est à celui des deux qui aura la dent la plus dure. Il est vrai que ce sont les deux gendres et qu’à ce titre ils sont engagés dans le même combat pour arracher ses filles à son influence, lesquelles tentent mollement de le défendre tandis que leur frère, Claude, baisse le nez sans rien dire.

           Depuis quelques temps la nouvelle habitude c’est de jouer à des jeux de société comme le Risk ou le Monopoly. Florian est le plus passionné mais c’est Bibi qui la plupart du temps prend la directive des opérations, apporte le matériel, explique les règles. Évidemment, dès qu’on a commencé à jouer les contestations ne tardent pas à apparaître. On se dispute, on parlemente pendant des heures, Sylvie se plaint que tout le monde soit ligué contre elle pour la faire perdre. Ce n’est pas amusant de jouer dans des conditions pareilles ! On se moque de Michèle qui n’a rien compris, de Bibi qui gagne toujours, de Florian qui triche sans cesse. Hans, le hollandais traducteur de Flaubert, tente de s’exprimer en français mais il parle si lentement, en faisant des « han… han… » entre chaque mots, qu’on ne lui laisse jamais finir ses phrases. On boit sans même y penser les bouteilles de rouge qu’on ouvre au fur et à mesure, on fume de l’herbe que Bibi tient d’un ami qui la cultive sur son balcon et qui ne fait pas plus d’effet que de la paille mais donne l’illusion de consommer des substances illicites. Il faut voir avec quel sérieux il roule son pétard et en tire la première bouffée en avançant les lèvres avant de le passer à son voisin. Bientôt une odeur acre a envahi la pièce. Les rires montent d’un ton. Bibi explique ce qu’est le matérialisme dialectique à un jeune homme dont personne n’a retenu le nom et qui prépare l’agrégation de philosophie. Une petite jeune fille, qui a dû être amenée par quelqu’un, raconte que l’année dernière elle était en classe avec Isabelle Adjani, la ravissante idiote accompagnée de son cocu de mari (on se passerait bien du mari mais il la marque à la culotte) glousse comme une poule d’eau en faisant valoir sa petite bouche en forme de cerise. Il y a ainsi toute une galerie de personnages secondaires, des figurants, qui participent à la commune admiration que l’on voue aux acteurs principaux, Florian, Bibi et notre héros, car il fait partie des ténors pour des raisons qu’il ne comprend pas très bien mais qui tiennent sans doute à l’aisance de son verbe et à l’acuité de son regard qui lui permettent de rivaliser sans difficulté avec les deux complices. Bibi, qui se méfiait de lui au début, a commencé à comprendre que c’était un partenaire à sa mesure et puis surtout qu’il n’avait rien à craindre du côté d’Annie. Ce serait plutôt à cause de Florian maintenant qu’il est jaloux parce que Florian ne jure plus que par lui et qu’il craint d’avoir perdu sa couronne de meilleur ami du maître de maison. Quant à Sylvie elle est fière d’être celle qui le connaît depuis le plus longtemps et voit en lui le seul allié qu’elle peut avoir dans ce monde cruel. Lui et Michèle constituent en quelque sorte sa garde rapprochée, l’un lui apportant la force de son esprit et l’autre celle de ses attraits.

             Et évidemment ce qui devait arriver arrive : Un jour, un soir plutôt, lors d’une fête donnée à l’École des Arts Déco, la blonde picarde entraîne notre héros dans une salle éloignée sous prétexte de lui montrer ses œuvres et là elle se jette à son cou avec un culot qui le stupéfie. Il n’y a rien au monde de plus agréable qu’une femme qui se jette à votre cou, cela lui est arrivé si peu souvent ! Les conquêtes chez lui sont longues et laborieuses. Et voici que cette jeune fille si fraîche, si accorte, se met à lui faire du charme, qu’elle se trémousse devant lui ! Il n’a qu’à tendre le bras tout en faisant semblant de regarder ses œuvres et elle se blottit contre lui, se frotte contre sa poitrine. Il n’y a vraiment pas à bouder son plaisir ! Ils passeront ainsi le reste de la soirée accrochés l’un à l’autre, bouche contre bouche, ravis d’exhiber leur bonheur.

Quelques jours plus tard tout le monde doit partir à Nancy pour le festival (le festival de Nancy est un événement à ne pas rater). Ils ont réservé des chambres dans un petit hôtel et évidemment dès que chacun s’est installé Michèle vient le rejoindre dans la sienne. Mais là changement de programme. Elle semble terrorisée maintenant, à l’idée que Sylvie, dit-elle, ne lui pardonnera jamais ce qu’elle fait. Mais il n’y a aucune ambiguïté entre Sylvie et lui, explique-t-il. Sylvie est une amie, un point c’est tout. Mais elle ne veut pas en démordre et demeure réticente à toutes ses tentatives. Il arrive péniblement à la déshabiller. Elle a un corps blanc, dépourvu d’éclat. Un teint de fille du nord. Il rêvait d’une pâtisserie, il se  retrouve avec une saucisse au saindoux. Elle n’a pas de taille, pas de hanches. Après quelques essais infructueux c’est avec un soulagement indicible qu’il la laisse partir et regagner sa propre chambre.

 

Il faut bien avoir à l’esprit, quand on parle de cette époque, que nous sommes dans le sillage de ce considérable bouleversement des mœurs générée par les événements de Mai 68 et avant l’avènement de l’ordre moral, associé comme toujours au règne de la pornographie, qui caractérisera trente plus tard le nouveau siècle - intervalle miraculeux durant lequel le désir fait loi au nom de ce dogme indépassable qu’est pour toute cette génération la libre expansion du moi. Certes il s’en passait beaucoup plus dans les têtes que dans les lits mais ce qui se passait dans les têtes n’était-il pas en définitive la seule chose qui comptait ? On méprisait les appétits grossiers des clients du Club Méditerranée, on rejetait le concept de consommation. L’important c’était le fantasme. Soyons réalistes demandons l’impossible !… Comme il est dur l’apprentissage de la liberté pour des jeunes gens bien nés à qui les parents ont laissé la clé de la boutique en leur disant : inventez-nous un monde meilleur ! Godard venait de réinventer le cinéma, Deleuze et Guattari la psychanalyse. À chaque jour son nouveau chantier ! À leur modeste niveau ils avaient ouvert le leur, celui de l’existence, et voulaient inventer un nouvel art de vivre. On verra que ce n’était pas facile.

 

 

NB : les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique  « Le roman d’un homme heureux » (II)