Il proposait à Mélanie de l’emmener dans un petit restaurant qui s’appelait le Simbad et qui se trouvait à deux pas de chez elle en contrebas de la Mosquée. « - Je viendrai vous prendre à huit heures précises en bas de chez vous. C’est convenu comme cela, n’est-ce pas ? - J’y serai. » Entre temps, en effet, elle avait décidé d’aller jusqu’au bout. Sa mère semblait avoir profité de la nuit, comme l’avait prévu Gilles, pour se faire une raison. Elle s’était réveillée toute ragaillardie et sans aucun souvenir de sa crise nocturne, paraissant même ne pas s’être rendu compte du passage du docteur Tubiana à qui elle avait demandé, quand celui-ci l’avait appelé, vers onze heures, pour avoir de ses nouvelles, pourquoi il éprouvait le besoin de lui parler à une heure pareille. Par contre elle se souvenait très bien de ce que lui avait annoncé sa fille la veille, comme celle-ci eut l’occasion de le vérifier quand elle y fit allusion une ou deux fois, mais elle traitait cela comme des paroles en l’air sur lesquelles il n’était pas nécessaire de revenir et chaque fois que Mélanie voulait remettre le sujet sur le tapis elle s’arrangeait pour fuir : « - Il sera bien temps d’y penser le moment venu, allez ! De toutes façons avec les événements actuels mieux vaut ne pas faire de projets d’avenir. » L’après-midi Gilles avait sacrifié au rituel sacré de la sieste puis il était parti comme d’habitude répéter avec ses copains dans la voûte qui leur servait de studio sur les quais et sa mère avait reçu comme chaque jour également la visite de Mme Galliera, sa meilleure amie, qui était pianiste aux Beaux Arts et elles étaient allé toutes les deux faire un petit tour sous les arcades, poussant même jusqu’à la rue Michelet pour déguster une tranche napolitaine à la terrasse du Coq Hardi. En avaient-elles profité pour parler du mariage ? C’est ce que Mélanie aurait bien aimé savoir mais sa mère était rentrée toute seule, ayant laissé Mme Galliéra au passage devant chez elle et n’en avait pas dit un mot. Une journée ordinaire donc, une journée de Mai ensoleillée. Certains devaient être déjà sur les plages. Bientôt on partirait pour Zéralda… Mélanie avait été soudain saisie d’angoisse en pensant à cela. Irait-elle avec eux cette année ? Mais non évidemment ! sans doute serait-elle déjà… Allons, il ne fallait pas y penser. Comme avait dit sa mère, on verrait ça plus tard. En attendant l’avenir c’était cette soirée qu’elle allait passer avec un homme qu’elle connaissait à peine, qu’elle n’avait vu jusqu’ici que dans des salons et dont au fond elle ne savait rien. De quoi allaient-ils parler ? Elle craignait qu’ils ne trouvent rien à se dire. Muets comme des carpes ! Ils feraient belle figure tous les deux, assis l’un en face de l’autre, elle incapable d’avaler quoi que ce soit et lui… Mais aussi, quelle idée avait-il eu d’agir ainsi ! Cela avait-il le sens commun de demander une fille en mariage alors qu’il ne s’était encore rien passé entre eux ?… C’était cela cependant qui exerçait une véritable fascination sur elle. De quelle force de conviction, de quelle certitude était-il donc animé pour pouvoir ainsi décider de sa vie sans la moindre hésitation ? Elle ne se sentait pourtant pas de l’étoffe de celles qui sont capables de susciter de grandes passions et ne croyait guère au coup de foudre. Cet homme décidement représentait pour elle une énigme.
Elle était toute prête à s’abandonner à la fascination de cette énigme quand en descendant à huit heures précises comme convenu elle se rendit compte en l’apercevant qu’il n’avait vraiment rien de fascinant. Il était déjà là, sous les arcades, un peu à l’écart et il l’attendait. Quand il la vit il se précipita vers elle. Il portait ce jour-là un costume de lin clair qu’elle ne lui connaissait pas et une chemise rayée. Toujours ce côté dandy, un peu trop soigné, qui contrastait avec la modestie de son comportement. Il était petit. Elle ne s’était jamais rendu compte à quel point il était petit ! En arrivant devant elle il se troubla ne sachant visiblement quelle attitude prendre. S’embrasser ? c’était impossible, une poignée de main aurait été ridicule, alors il s’en tira en se retournant vers le panorama de la baie qui s’étalait devant eux, éclairée par la lumière vaguement rose d’un soleil déjà déclinant et s’écria : « - Vous avez vu le temps qu’il fait ! Nous avons de la chance. » Et elle, en posant la main sur son épaule (elle ne se croyait pas capable d’une telle audace), elle répondit : « - Un temps magnifique ! » Il fut saisi alors d’une sorte de trépidation de tout son corps comme si elle avait touché par inadvertance le bouton déclencheur d’une mécanique qui une fois mise en route ne demandait qu’à s’emballer. Il se retourna vers elle et se mit à parler avec une aisance et une ferveur qu’elle ne lui avait jamais connue jusqu’ici, vantant d’abord les beautés de cette ville dans laquelle il était né et dont il ne s’arrêtait jamais, disait-il, de découvrir le charme, le mot charme d’ailleurs n’étant pas celui qui convenait parce que c’était une ville dangereuse, grouillante et poisseuse, une ville où la plus grande misère côtoyait le luxe le plus insolent. Et tout en marchant il lui parlait du quartier de la Marine vers lequel ils se dirigeaient, qu’il avait eu le temps de connaître quand il était petit (le quartier avait été détruit depuis lors pour être remplacé par une horrible avenue bordée d’immeubles en béton). C’était à l’époque le quartier italien, des immeubles misérables croulant sous le linge étendus aux fenêtres. « - Vous auriez vu cette marmaille partout, sur les pavés, dans les ruisseaux. On se serait cru à Naples. Quand une mère voulait obliger son fils à remonter chez lui elle lui lançait une de ses savates par la fenêtre pour l’obliger à la rapporter. Je passais toujours par là en revenant du lycée… Mais maintenant tout ça n’existe plus. C’est peut-être mieux d’ailleurs. Il paraît que nous devons accepter que les choses changent. »
Le restaurant où il l’emmenait était l’un des derniers vestiges de ce quartier. Il se situait en haut des escaliers de la pêcherie et c’était un endroit qu’il aimait particulièrement parce qu’on y voyait toutes sortes de gens, des touristes, mais aussi des pêcheurs, des commerçants, des professeurs de lycée Bugeaud tout proche récemment débarqués de métropole et qui avaient l’impression de vivre sur ce continent une aventure chargée d’exotisme et de mystère.
- J’espère que vous n’êtes pas choquée que je ne vous emmène pas dans un lieu plus convenable.
- Mais non, au contraire, je suis très heureuse que vous vouliez me faire connaître les endroits que vous aimez.
Au moment où ils traversaient la place du Gouvernement le soleil était en train de disparaître derrière les hauteurs de la Casbah et la statue du duc d’Orléans était éclairée comme au théâtre. La coupole de la Mosquée ressemblait à une de ces friandises en sucre qu’on appelle des fondants. Des charrettes stationnaient le long de la rambarde au milieu des gens qui attendaient le tram et il y avait toute sorte de petites baraques multicolores : des fleuristes, des marchands de limonade. On entendait quelque part de la musique. Beaufroy continuait à parler en faisant des gestes. Manifestement il était en train de vivre un des moments les plus exaltants de sa vie.
Le Simbad ne payait pas de mine. Quelques tables recouvertes de toile cirée disposées le long du trottoir, là où la ruelle formait un coude. Ensuite elle allait s’engouffrer dans des souterrains obscurs, sans doute en direction des quais. Le long des murs il y avait des tonneaux de vin, des cageots de sardines ou d’anchois qui dégageaient une odeur âcre et que des hommes étaient en train d’arroser à grand jet. Jérôme était manifestement fier d’arriver ici en compagnie d’une femme. Il présenta Mélanie au patron, un gros arabe moustachu qui s’appelait Mohamed et portait beau. Il parlait avec un accent prononcé, qu’il semblait vouloir caricaturer à plaisir et ne cessait de sourire en découvrant ses dents en or, sauf quand il s’adressait au gamin d’une dizaine d’années qui lui servait de garçon et qui courait entre les tables : « -Fissa ! fissa ! » lui criait-il, avec le geste de chasser une mouche… Après qu’il les eut installés à une table un peu à l’écart Jérôme commanda deux fritures de rougets et une bouteille de Mascara puis, se penchant vers Mélanie il prit ses deux mains dans les siennes et murmura en la regardant dans les yeux :
- Mélanie… Vous permettez que je vous appelle ainsi, n’est-ce-pas ?
- Je n’aime pas mon prénom, excusez-moi, je le trouve un peu ridicule. Ma mère et mon frère m’appellent Mellie.
- Mellie, je n’arrive pas à croire que vous êtes là, en face de moi. À vous dire la vérité je n’avais aucun espoir que viendriez. Je ne sais pas y faire avec les femmes. Mais enfin je me suis lancé et vous voyez, je n’avais pas tout à fait tort !
- Je vous avoue que j’ai trouvé votre démarche un peu étrange. Je n’avais pas l’intention d’y répondre et puis je me suis dit moi aussi…
Ils ont ri ensemble et ils en ont conclu que c’était le destin qui les avait dirigés l’un vers l’autre.

NB: Les épisodes précédents sont rassemblés sous la rubrique " Le bonheur conjugal"