tout entier tendu dans l’attente de quelque chose qu’elle ne comprenait pas très bien et une sorte de réticence à son égard à cause de la façon dont il affichait complaisamment sa fragilité tout en agissant avec une détermination stupéfiante. Cet homme est peut-être plus fort qu’il ne semble, se disait-elle. Saurai-je me défendre ? Il avait en tous cas, selon toute apparence, une grande propension à parler de lui-même car, mis en confiance par le fait qu’elle était là, qu’elle avait répondu à son invitation, et aussi peut-être par l’effet du vin que le patron était venu leur servir et dont il s’était empressé de boire un verre entier sans même attendre qu’elle ait touché le sien, il s’était lancé aussitôt dans une peinture désenchantée de sa vie quotidienne. Il se décrivait croulant sous des dossiers qui n’offraient pas le moindre intérêt, négociant comme un maquignon avec des curés et des bonnes sœurs.
- Les bonnes sœurs, ce sont les plus dures en affaires, croyez-moi ! J’en sais quelque chose, mon étude est spécialisée dans les biens du clergé, un héritage de mon père. Je n’ai pas choisi, comprenez-vous ?
- Vous ne vouliez pas être notaire ?
- J’avais fait des études pour ça mais je ne pensais pas devoir m’y mettre si vite. Et puis les circonstances… Mais on a dû vous raconter mon histoire, j’imagine.
- Non, pourquoi ?
- Je ne sais pas. J’ai toujours l’impression que tout le monde la connaît et qu’on ne parle que de ça quand on me voit. Mon père était grand invalide de guerre. De la première évidemment. Il en était revenu sans yeux et sans jambes.
- Mon Dieu, quelle horreur ! Mais, vous n’étiez pas encore né !
- Eh non ! a-t-il répondu en riant. Je ne suis tout de même pas si vieux ! Je ne suis né que sept ans après son retour et c’est là le problème ! Tout le monde s’est demandé à l’époque si mon père était bien mon père. Vous comprenez, on n’imaginait pas que… Enfin, croyez-moi, il l’était, je n’en ai jamais douté. J’imagine que ma mère l’avait follement aimé avant la guerre et puis elle a dû vouloir lui faire ce cadeau avant qu’il ne soit trop tard. Vous voyez je suis un « enfant de l’amour », à ma manière ! Un enfant du sacrifice en tous cas car je n’imagine pas qu’elle ait pu me concevoir dans le plaisir. La seule vue de mon père me terrorisait quand j’étais petit et que je le voyais apparaître poussé sur sa chaise roulante comme un bouddha sur son socle, avec sa rosette de grand croix de la Légion d’Honneur et ce visage masqué par de grosses lunettes opaques qui cachaient ses orbites vides. Il m’ordonnait de m’approcher et se mettait à me caresser le visage… C’était pour essayer d’imaginer si je lui ressemblais. Et il fallait que je supporte le contact de ces mains qui se promenaient sur moi, sur mon nez, sur ma bouche… avec sa chevalière !… celle-là même que je porte aujourd’hui. C’est idiot, n’est-ce-pas, je l’ai mise après sa mort et je ne parviens plus à l’ôter. Le plus absurde c’est que je suis certain de n’avoir jamais existé pour cet homme autrement que comme un cadeau de sa femme, un cadeau dont il n’a pas pu profiter puisqu’il ne pouvait pas me voir.
- Mais comment votre père parvenait-il à diriger son étude malgré tout ?
- Vous ne connaissez pas son caractère ! Il avait un premier clerc que tout le monde appelait Julien et qui faisait un peu partie de la famille. Il préparait les actes et après ils s’enfermaient tous les deux et Julien les lui lisait. Mon père écoutait, attentivement, la tête dans ses mains, et de temps en temps il l’interrompait pour rectifier un mot ou exiger une précision. Ensuite Julien guidait sa main pour qu’il signe. Mon père avait une totale confiance en lui.
- Et pourquoi n’est-ce pas lui qui a repris l’étude ?
- Il y a quatre ans Julien était parti négocier une vente de terrain pour l’archevêché à Philippeville. Il avait pris le train le matin et il devait revenir le soir. Le soir on a appris le massacre par la radio. Mon père a téléphoné tout de suite au directeur de l’hôpital qui était un de ses amis… Il lui a dit que Julien était au nombre des victimes. Il avait été égorgé devant la gare au moment où il allait repartir. Sur le moment mon père n’a eu aucune réaction. Le lendemain il est resté toute la journée prostré sur sa chaise roulante. Ce qui était effrayant c’est que son visage n’exprimait jamais rien à cause de ses lunettes opaques. On ne pouvait pas savoir ce qu’il pensait. Ajoutez à cela qu’il n’était pas du genre bavard !… Le soir il n’avait toujours pas bougé, il ne s’était même pas alimenté. On pensait qu’il dormait. Quand la bonne est venue pour l’aider à se coucher comme d’habitude, elle s’est aperçue qu’il était mort. Et voilà ! C’est moi qui ai dû reprendre l’étude. Je n’ai eu que quelques semaines pour me mettre au courant !… Mais pardonnez-moi de vous importuner avec toutes ces histoires, je pensais que vous les connaissiez. J’ai toujours tendance à croire que tout le monde connaît mon histoire mais peut-être que je me trompe.
- Vous ne pouvez pas savoir comme je suis touchée de ce que vous m’avez dit.
Et c’était vrai ! Elle était à la fois horrifiée et fascinée par ce qu’elle venait d’entendre et surtout par la façon comme détachée qu’il avait d’en parler. On sentait qu’il vivait en permanence avec son histoire et qu’elle constituait son paysage familier. Le reste du repas en fut sans doute affecté. En tous cas on était bien loin de l’idée qu’on peut se faire d’un premier repas d’amoureux. Pourtant il venait de se passer quelque chose de très fort entre eux et qui devait rester indélébile. Après cela Jérôme a longuement parlé de sa mère. D’après lui elle le haïssait du fait de ces circonstances et pour autant qu’elle était encore capable d’éprouver un sentiment quelconque. Il la comparait à une torche vive qu’on aurait trempée dans l’eau glacée. Il n’en restait que de la cendre.
- Elle se considère comme une veuve de guerre. C’est un état qu’elle exerce à plein temps. Elle ne fréquente que ses collègues. Vous ne connaissez pas les veuves de guerre ? Ces dames se reçoivent entre elles, elles président des associations, organisent des commémorations. Et vous vous doutez qu’avec les évènements actuels elles ne manquent pas d’activités. Pour elles la paix est toujours plus ou moins une injure personnelle. Moi qui ai été dispensé de service militaire du fait de notre situation familiale, ma mère n’est pas loin de me considérer comme un déserteur !…
- Vous ne trouvez pas que vous êtes un peu dur avec elle ?
- J’ai l’impression qu’elle s’est servi de moi dans une histoire qui ne concernait que mon père et elle et maintenant elle ne sait plus très bien comment se débarrasser du cadeau.
Mélanie découvrait un nouvel aspect de la personnalité de cet homme : Malgré son aspect fragile, il était capable de colères. Il n’aimait pas le monde dans lequel il vivait. Et elle se sentait flatté qu’il l’ait élue pour être celle à qui il livrerait l’intimité d’une pensée certainement plus complexe qu’il n’y paraissait. Est-ce que je vais être à la hauteur ? se disait-elle. À la fin du repas, quand ils en sont arrivés au dessert, elle s’est aperçu qu’il n’avait parlé que de lui. Il lui avait confié que ce qu’il aurait voulu être violoniste mais il avait dû y renoncer parce qu’il n’était pas doué ! Il avait fait allusion également à des velléités d’enter au séminaire qui n’avaient pas duré bien longtemps. Elle avait tenté une ou deux fois de le mettre sur le chapitre des femmes mais il s’était dérobé, disant qu’il n’avait aucune expérience en ce domaine. « - Comme le violon ! » avait-il ajouté en riant, je ne suis pas doué. Elle le soupçonnait de fréquenter les prostituées de même qu’il aimait bien les endroits un peu canailles comme ce restaurant. Sa vie au fond doit être extrêmement solitaire, se disait-elle.
Mais lorsqu’ils se sont retrouvés devant chez elle après le repas, sue le point de se quitter, elle n’était pas encore parvenu à lui poser la seule question qui lui brûlait les lèvres : Pourquoi moi ? Pourquoi s’était-il ainsi fixé sur elle pour la seule raison qu’il l’avait entendu chanter les Cloches de Corneville ! À moins qu’il n’eût déjà fait le coup à d’autres. C’est peut-être sa méthode, se disait-elle. On a toujours tort de se croire unique !… Mais ces questions devaient rester sans réponse faute d’avoir été posées. Elle s’était contenté de l’écouter durant toute la soirée en observant ses yeux, extraordinairement clairs et mobiles, qui partaient toujours dans tous les sens pendant qu’il parlait et sans aucun rapport avec ce qu’il disait, comme si ses paroles étaient un monologue qu’il débitait de façon automatique tandis que d’autres pensées pendant ce temps lui traversaient la tête. Et quand son regard se fixait sur elle, elle ne pouvait s’empêcher de se sentir troublée car malgré toutes les choses horribles qu’il disait, il se mettait alors à sourire et son sourire était celui d’un enfant.

NB: Les épisodes pécédents sont rassemblés sous la rubrique "Le bonheur conjugal"