j’y étais heureux jusqu’à ce 12 août 1991 où les autres sont venus brûler ma maison.
Mon père et mes oncles l’avaient construite de leurs mains. Elle était belle. Elle était à nous.
Nous avons dû prendre la route, comme avant, comme depuis toujours, marcher, marcher, marcher. Reprendre une vie d’errance. Depuis, je suis assis.
Je suis un homme tronc qui ne voit que des jambes
Je vois des jambes passer, toute la journée, des cohortes de jambes, des marionnettes sans têtes, animées d’une existence qui leur est propre.
Un ballet qui se renouvelle à chaque seconde sur une scène circonscrite par mon regard.
Parfois, une marionnette s’arrête devant moi, un bras se tend et à l’extrémité, une main va à la rencontre de la mienne, elle va la toucher. Non, elle s’écarte rapidement et j’entends « gling !». Le son de la pièce qui tombe dans mon gobelet. Avec l’expérience, je n’ai pas besoin d’examiner les pièces, j’en reconnais la valeur au son qu’elles produisent en se déposant.
J’ai l’oreille musicale. Dans mon village c’est moi qui faisais danser les mariages avec mon violon.
Le violon, je ne l’ai plus. Vendu. Il y a longtemps. Pour payer un passeur de je ne sais plus quelle frontière.
Il y eu tant de frontières…
- Merci madame, bonne journée madame.
Elle est déjà partie.
Sans un mot.
Personne ne me voit, je suis un caméléon, j’ai pris la couleur du ciment sur lequel je suis assis, du poteau sur lequel je m’appuie, je suis gris.
Gris comme ma vie.
« Un anniversaire fou, fou, fou »
L’affiche se détache, un coin se balance au gré d’un courant d’air.
Depuis quand je n’ai pas fêté mon anniversaire?
Mais à quoi bon fêter une non-existence.
Aïe!…Une bande de jeunes collégiens hirsutes me heurtent violemment le pied et poursuivent leur chemin en rigolant .
Pas de remède à la bêtise, sous tous les cieux, elle trouve un terreau favorable.
- …travail
La voix descend le long de deux jambes de laine grise, à leur extrémité deux chaussures noires brillantes.
Je lève la tête.
- vous n’avez pas de travail ?
Le regard n’est pas méchant, juste un peu incrédule; dans ce pays, pour un homme de cette génération, travailler, c’est d’abord vouloir.
Comment lui faire comprendre que ce n’est pas par paresse que je tends la main ?
Je hais cette relation que j’établis avec l’autre et qui n’est même pas un échange, au moins si je me prostituais j’aurais moi aussi quelque chose à donner.
Mais il faut trop de mots pour expliquer une existence fracassée à un vieux monsieur .
Je n’ai pas le courage de les chercher, je lui réponds par un sourire, il pensera que je ne l’ai pas compris.
Il me regarde avec commisération puis il s’éloigne d’un pas pressé vers les vitrines alléchantes des magasins comme s’il craignait d’être contaminé par la misère.
Le ballet reprend, des jambes pressées passent devant moi, midi ne doit pas être loin.
En face de moi, un chien a été attaché, il attend sagement, insensible aux enfants qui batifolent autour de lui pour l’exciter. Nos regards se croisent, il incline la tête, il me prend pour un de ses congénères.
Une sirène qui mugit brise soudain cette connivence, il est midi, l’animal se redresse, je me relève.
Je me fonds alors dans la masse, je suis à nouveau un humain parmi les siens, j’accroche un regard, j’effleure une épaule, la chaleur des pièces au creux de ma main me donne comme un supplément d’être, je peux désormais sourire sans me demander pourquoi.

Note de l' Ecritoire: Hors-sujet, ce texte n'a pu être publié sous la rubrique de l'atelier d'écriture en cours "Je est un autre" mais en la forme ordinaire nonobstant la modestie de l' auteure qui suggérait de le mettre à la corbeille.( André Youx)

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