Il ne mit pas très longtemps à choisir ses vêtements, tous ses costumes étant quasiment identiques, seules les couleurs changeaient, du beige au marron, du gris au noir, du clair au foncé, des tenues qui lui donnaient l’air d’un respectable clergyman anglais.
En descendant l’escalier qui menait à la cuisine, il s’arrêta sur la cinquième marche, il savait que c’était la cinquième car c’était toujours à cet endroit, invariablement, qu’il s’arrêtait pour redresser l’un des tableaux qui couvraient le mur. Il l’avait acheté dans une obscure galerie de Berlin, la facture ne révélait pas un grand peintre, mais il n’aurait su dire pourquoi, ces grands à plats de couleurs sur lesquels se détachaient les silhouettes de trois femmes, l’avaient irrésistiblement attiré. Peut-être les bouches, pourtant à peine esquissées mais qui semblaient s’ouvrir sur un appel ou une interrogation, peut-être…oui… Ce matin en contemplant une nouvelle fois le tableau, le Cri de Munch s’imposa à lui, comme si son tableau était entré en résonance avec celui de l’artiste.
Il se sentit bizarrement rassuré, il détestait ne pas comprendre les raisons de ses actes, même si, pour être tout à fait honnête, il devait reconnaître, que les ressemblances étaient objectivement infimes, elles n’avaient de réalité que dans le réseau intime de ses correspondances.
Arrivé au bas de l’escalier, il aperçut au fond du couloir, par la porte grande ouverte, la table de la cuisine qui se détachait sur la baie vitrée du jardin, les deux enfants étaient déjà installés. Ils prenaient leurs petit déjeuner en silence, comme s’ils voulaient prolonger encore leurs rêves ou la douce et chaude protection de leurs couettes.
Il passa derrière chacun d’eux et caressa en silence, doucement, leurs cheveux, des mots lui auraient semblé incongrus, presque déplacés.
Il s’assit à la table et tous les trois continuèrent à manger, sans un mot.
On n’entendait que les cuillères heurtant les bols, les petits bruits de mastication et parfois, en contre-chant, les trilles plus aiguës d’un oiseau dans le jardin.
Sur le seuil de la porte, il s’arrêta pour contempler le jardin, « son » jardin. Le printemps précoce avait fait surgir de terre des touches de couleurs et d’ici quelques semaines, tous les plants qu’il avait choisis avec tant de soins donneraient leur pleine mesure.
Il ressentait la satisfaction du créateur qui a donné vie à une œuvre, mais une œuvre dont il savait qu’immanquablement elle lui échapperait mais paradoxalement, cet aspect irréductible de la nature ne lui déplaisait pas.
Dans le taxi qui l’emmenait à l’aéroport, il avait tenté de se remémorer le dossier qu’il allait devoir traiter mais il en avait été empêché par le bavardage incessant du chauffeur ; prenant alors son mal en patience, il avait refait le monde avec lui et de lieux communs en aphorismes ils en avaient conclu de concert qu’on vivait une drôle d’époque… La nuit passée dans l’avion l’avait laissé passablement chiffonné et il laissa couler longuement sur tout son corps le jet frais de la douche.
Au cours des deux dernières années écoulées, il s’était rendu compte qu’il commençait à perdre ses précieuses facultés de récupération qui avaient fait de lui le professionnel exceptionnel qu’il était.
Il était peut-être temps de changer d’activité.
Cependant, ces perspectives s’étaient instantanément effacées quand il s’était installé à son poste. Sa mallette ouverte à ses pieds, chaque geste, comme les dents d’un engrenage, s’était succédé avec une précision mathématique, son corps lui-même devenant un rouage de la machine.
Il était prêt.
Son cerveau enregistra, sans émotion, ce que son œil avait saisi dans le viseur, une bouche qui s’ouvrait et dont il ne sut jamais si c’était de douleur ou de surprise.