Bien que de la même génération que l'auteur, je n’ai pas reconnu mon école, celle d’une bourgade de Vendée où le monde se divisait en deux bien plus vite que maintenant.
D’un coté, une classe unique où les bons élèves étaient présentés au certificat d’études et les rares cancres laissés libres de prospérer au fond de la classe. De toutes façons, à quatorze ans, tout le monde était condamné à la ferme ou à l’usine où aucun certificat n’était requis pour travailler cinquante heures par semaine avec deux semaines de congé pour l'usine et aucune pour les paysans!
De l’autre, certaines années, pas toutes, l’un des bons élèves, pas forcément de la famille la plus riche,( en fait, tout le monde était à peu près au même niveau de pauvreté), mais en général un fils unique, jamais une fille, après moult palabres entre sa famille et l'instituteur entrait directement en cinquième(ce fut mon cas) ou quatrième en internat au collège distant de 20 km ... en route pour un destin tout autre.
Gosse de riche, Pennac exprime sa reconnaissance aux profs qui l'ont tiré de son état de cancre mais il lui semble naturel d'avoir été entouré de la sollicitude d’une famille à l’abri du besoin, pénétrée des vertus du savoir et dépensant sans compter ni nécessité de résultat pour son rejeton. Rien ne me semble à moi moins naturel. Fils de paysan, au fond de la classe de mon village, Pennac n'aurait eu aucun souci à se faire; il n'aurait même connu les affres du certificat d'études auquel l'instituteur n'aurait pas été assez fou pour le présenter. Toute sa vie, il aurait poussé un charriot...un bout de chemin jusqu'au Goncourt!
Vous voulez un exemple? La bourse que j'avais obtenue au concours ne suffisant pas, l’un de mes petits frères, élève de ma trempe, a été sacrifié en apprentissage pour que mes parents puissent continuer à payer mes études. Je garde à jamais enfouis au cœur la honte irréparable d’une faute trop grande pour l’enfant que je fus et mon malaise d' adulte de profiter comme d'un bien mal-acquis, d'une culture dont a été brutalement privé ce frère. Et je ne parle pas de ma gène devant les copains d'école, laissés pour compte de l'instruction d'après-guerre, alors qu'ils étaient aussi bons que moi sur bien des points. Aujourd'hui que je n'ai plus à me battre pour le lendemain, je mesure quelle serait l'étendue de mon malheur si mes études ne m'avaient pas fourni le code d'accès au monde des livres.
Pennac a écrit des pages touchantes de vérité sur la souffrance du cancre.Qu’une fois sorti de son propre bourbier, il ait consacré sa vie, au fond des banlieues, à en arracher aussi les autres au lieu de se vautrer dans un prébende familial, me rend l'homme immensément sympathique.
Et l'écrivain est à la hauteur de l'homme. Il sait trouver les mots justes, simples et drôles pour dénoncer la manière dont l’économie de marché, la fameuse (grand’mère marketing !) vide autant la tête des enfants que des parents.
Particulièrement pertinente aussi son analyse de la perte de sensibilisation à la souffrance d'autrui par le virtuel de l'image (violences physiques circulant sur portables, où la personne recevant les coups perd ses attributs de sujet pour devenir un simple objet support d'images ) ou du concept ( violence morale de la Bourse sur les salariés )
A bon escient, Pennac décline une version moderne de la "docte ignorance" de Montaigne aux candidats professeurs invités à s'y replonger pour se mettre dans les conditions d'apprentissage de l'élève et même d'intégrer l'ignorance comme une discipline du concours de recrutement !
Animateur de formation professionnelle pendant pendant trente mois de ma jeunesse, j’ai pu en effet observer que les matières où mes stagiaires obtenaient les meilleures notes à l’examen étaient paradoxalement celles que j’avais en aversion où dont j’avais péniblement acquis les bases. A défaut d’être brillant, je revivais avec eux les difficultés surmontées pour sortir de ma propre ignorance, résultats au rendez-vous !
Ah ! Tout est tellement évident pour ceux qui savent! Le ravage des évidences de profs qui ont oublié le mauvais élève qu'ils ont peut-être été. J'ai été coulé à coups d' "évidences"! Ma honte devant mon prof de maths, avec qui j’étais en benoite connivence par ailleurs quand il enseignait la littérature (il avait double casquette,ce qui lui a permis de mesurer que nul en maths, je n'étais peut-être pas complètement stupide), ma honte, dis-je lorsqu'il s'extasiait régulièrement devant des évidences... évidentes à toute la classe sauf à l'idiot que j'étais qui riait jaune. En réalité, je tiens le peu de choses que j'ai compris en maths non de ces profs lumineux que tout le monde adorait, mais d’explications soutirées au réfectoire, dans nos promenades en rang par deux ou dans la file des cabinets à des camarades qui m’en disaient assez dans une formulation simple pour régler le problème du soir. Je dois à cette "condisciplité" (gisement didactique immense et encore quasiment vierge de nos jours puisqu'on n'a pas le droit de parler en étude)) mon passage dans les classes supérieures. Il suffisait parfois d’une seule formule sur le tableau noir et la voix du meilleur prof devenue soudain incompréhensible déclenchait la machine à rêves… J’ai effectué des virées oniriques fabuleuses pendant les cours scientifiques. Il fallait bien faire le plein d’énergie pour affronter les problèmes qui découleraient de ma désertion!
Ce qui est vrai pour l’initiation l’est sans doute moins pour le perfectionnement. Pennac est bien conscient de cette limite et ne tarit pas d’éloges sur les professeurs devenus si consubstantiels à la matière qu'ils enseignent qu’ils sont capables d’analyser en temps réel par quelques remarques anodines le chemin qu’elle se fraie dans l’esprit de chaque élève…
L’empathie, la qualité de sa présence à l’autre quand on se consacre à lui, c’est bien la recette de Pennac. Pour être miraculeuse elle n’est pas facile d’utilisation chez les rêveurs!
Refermant le livre, je me dis que si je devais en emporter un seul mot, ce serait le mot « amour » que Pennac prononce au terme d'une page de circonlocutions embarrassées , comme s' il s' agissait d' un gros mot égaré dans le glossaire pédagogique.
André Youx

"Chagrin d'école" (de Daniel Pennac) Coll. gallimard, 19€( prix Cultura). Bon rapport qualité-prix. On peut acheter.

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D'ailleurs, après Amélie Nothomb je vais être à sec, merci de me conseiller un livre!