longeant le train dans toute sa longueur emportée par le flux des voyageurs en direction du hall de la gare, elle n’est qu’une parmi les autres, sa petite valise à la main. Que ne pourrait-elle demeurer dans cet anonymat ! Elle a envie de s’arrêter, de remonter dans un de ces wagons au hasard et d’attendre que tous les voyageurs soient sortis pour que celle qui doit l’attendre s’imagine qu’elle n’a pas pu venir. Alors elle reprendrait un billet de retour et rien ne se serait passé. C’était comme ça chaque fois qu’elle allait entrer en scène et qu’elle se jurait de ne plus faire ce métier. Mais en se disant cela elle continue à marcher cependant et elle sait bien au fond qu’elle ne s’arrêtera pas et qu’il est trop tard désormais pour reculer et que là-bas, au bout du quai l’attend celle qu’elle n’a jamais vue mais qui lui a dit qu’elle la reconnaîtrait.
Soudain une voix derrière elle : « - Vous êtes Lucie sans doute ». Lucie se retourne. « - Vous voyez que je vous ai facilement reconnue. Je suis Marie Moulins. Donnez-moi votre valise, voulez-vous. » Une soixantaine d’années, grande, avec des cheveux gris qu’elle a négligé de teindre, robe de laine beige à col roulé ; malgré son âge elle a gardé une silhouette jeune ; on voit qu’elle a dû être très belle ; tout en elle inspire la douceur et la mélancolie. Lucie la regarde stupéfaite tandis que Marie lui sourit comme si elle s’attendait à sa réaction : « - Nous nous ressemblons, n’est-ce-pas ! Oui, je le savais. Mathilde me l’a assez répété. Je pensais que la ressemblance aurait pu s’effacer avec les années mais je vois qu’il n’en est rien. » Lucie ne sait que répondre, elle en a le souffle coupé. Lui ressembler, c’est peu dire ! elle a l’impression d’être en face d’elle-même, un autre moi dont elle découvrirait l’existence et qui lui donne soudain l’étrange impression de ne plus savoir exactement qui elle est et si elle existe vraiment. Marie la prend par le bras tout en saisissant sa valise : « - Rassurez-vous, je pense que c’est une impression qui passera vite. Peut-être qu’en réalité nous ne nous ressemblons pas du tout. Je suis heureuse que vous soyez venue. » Lucie ne répond rien et se laisse guider à travers le hall de la gare où les derniers voyageurs se pressent. Depuis quelques instants son malaise s’est accentué encore, non pas seulement à cause de cette ressemblance mais parce qu’elle a l’impression que cette femme veut lui prendre le premier rôle, s’interposer entre Mathilde et elle. Et c’est pour Mathilde qu’elle est venue, non pour elle. Or quand elle ose enfin lui demander dans quel état elle se trouve aujourd’hui et si elle pourra la voir rapidement, l’autre lui répond qu’il vaut mieux d’abord qu’elle la conduise à son hôtel puisqu’elle a pris soin de lui réserver une chambre et qu’elle reviendra la chercher ensuite. « - Mais je peux très bien… - Non croyez-moi, je pense qu’il vaut mieux faire ainsi. Vous devez être fatiguée par votre voyage. – Si vous croyez… » Lucie accepte à contrecœur et se laisse conduire.
Hôtel des Voyageurs, un établissement anonyme qui donne sur un canal où sont amarrés des bateaux. « - Je vous laisse vous installer, je reviendrai vous chercher dans une heure, c’est d’accord ? » Pourquoi n’a-t-elle pas voulu l’emmener tout de suite ? Pourquoi ces tergiversations inutiles. Dehors il pleut toujours et le jour commence à décliner. On entend les cris des mouettes et Lucie réalise soudain qu’elle est en route depuis le matin et qu’elle est totalement épuisée. Marie a dû penser qu’elle avait besoin de récupérer avant le choc. Il était donc sage de la conduire ici pour qu’elle fasse un peu de toilette.
Son visage dans le miroir de la salle de bain. Va-t-elle me reconnaître ? se dit-elle. Et elle, à quoi ressemblera-t-elle, mon Dieu ! Si j’allais me mettre à crier, à pleurer devant elle, à ne pouvoir cacher mon émotion !… » Elle s’allonge sur le lit pour se détendre. Surtout ne pas s’endormir, surtout ne pas…
Soudain le son flûté du téléphone. Déjà ! Mon Dieu ! quelle heure est-il ?… Une voix dans l’appareil. On l’attend à l’accueil. « - Oui, oui, tout de suite, j’arrive. »
Dans le hall, Marie de nouveau. Cette fois elle porte un grand imperméable noir qui lui fait une silhouette un peu fantomatique. « - Pardonnez-moi, je ne vous ai pas laissé beaucoup de temps pour vous reposer mais à la réflexion je pense qu’il vaudrait mieux y aller tout de suite. – Oui… oui… comme vous voudrez. » Les rues que l’on traverse, vides. La ville paraît déserte. Il pleut. « - Dunkerque ce n’est pas très gai, vous voyez, surtout quand il pleut. Mais ici il pleut toujours. » Elles longent des terrains vagues qui se perdent dans le brouillard. « - Ce n’est pas très loin, mais peut-être vaudrait-il mieux que nous bavardions un peu auparavant. Voulez-vous que nous allions boire quelque chose ? (il y a un café éclairé un peu plus loin) – Oui, vous avez raison, c’est une bonne idée. » C’est drôle cette impression qu’elle donne d’être à la fois impatiente et de chercher des prétextes pour retarder la chose. Lucie se laisse faire. Elle ne pense plus rien, elle est fatiguée. Elle aussi sans doute est à la fois pressée d’en finir et incapable d’accélérer le mouvement. Elles entrent donc dans le café, à l’angle d’une grande place, s’asseyent à une table et commandent n’importe quoi. Elles attendent leurs consommations en se regardant et puis c’est Marie, une fois de plus qui se décide à prendre la parole : « - Vous savez, je n’aime pas trop aller dans les cafés, c’est la première fois que je viens dans celui-ci. À Dunkerque nous menons une vie très tranquille. » Lucie ne répond rien. La question qui lui brûle les lèvres : Vivent-elles ensemble ? « - Vous vous connaissez depuis longtemps, Mathilde et vous ? » Marie sourit. « - Cela fait trente cinq ans. Cela fera exactement trente huit ans le mois prochain. Nous sommes ce qui s’appelle un vieux couple. Vous ne vous y attendiez pas, n’est-ce-pas ? - C’est-à-dire… - Vous ne vous êtes jamais douté qu’elle aimait les femmes. Cela aussi elle me l’a dit. Et qu’elle n’avait jamais osé vous l’avouer. Pourtant ce n’est pas l’envie qui lui en manquait, mais elle n’a jamais osé. Elle vous aimait comme une folle. Vous n’imaginez pas à quel point j’ai pu être jalouse de vous. Toute sa vie elle m’a reprochée de ne pas être à votre hauteur. Pour elle vous étiez une divinité. Jusqu’au jour où vous lui avez appris que vous aviez eu une relation avec ce jeune homme… comment s’appelait-il déjà ? Richard, n’est-ce-pas ? Elle ne l’a pas supporté. C’est pour ça qu’elle a tenté de… Mais je croyais !… - Oh ! une bêtise d’adolescente. Et puis vous êtes partie tout de suite après et on n’a plus entendu parler de vous. Moi, je l’ai rencontrée deux ans plus tard. En ce temps-là elle habitait Versailles avec ses parents. Je l’ai rencontrée dans une soirée, chez des amis peintres. Vous savez la première chose qu’elle m’a dite ? Vous ressemblez extraordinairement à l’une de mes amies ! Et puis tout de suite après elle a fait l’éloge de votre beauté, elle m’a dit que vous étiez actrice. Je crois que vous étiez déjà un peu connue à l’époque mais moi je n’avais jamais entendu parler de vous, pardonnez-moi. Chaque fois qu’elle voyait votre nom dans le journal elle voulait aller vous voir jouer, vous faire la surprise de venir dans votre loge, et puis elle n’osait pas. – Et elle, elle faisait toujours de la peinture ? – Oui, elle fréquentait la Grand Chaumière, moi aussi parce que j’avais un ami qui voulait être décorateur. Je croyais encore que j’aimais les garçons. - Mais alors ? – Eh oui ! les choses ne se passent pas toujours comme on les a prévues. Nous sommes sorties plusieurs fois ensemble en copines, quelquefois même avec le garçon que je fréquentais. D’ailleurs c’est lui qui m’a dit qu’elle me courait après, moi je ne m’en étais même pas aperçu. Mais elle me fascinait par son intelligence, sa gentillesse. Et puis j’adorais les tableaux qu’elle faisait. – Oui, n’est-ce-pas ! – Leur violence, leur crudité. Des tableaux qui ne lui ressemblaient pas, où elle se révélait tout à coup. Et c’est comme ça qu’un jour… Oh ! ces choses-là sont banales, vous savez. Le garçon m’avait laissé tomber. Elle m’a consolée. J’ai découvert avec elle des émotions que je ne connaissais pas… Et puis nous ne nous sommes plus jamais quittées. Voilà. – Et sa peinture alors ? – Oh, sa peinture !… À l’époque elle voulait aller voir Picasso. Elle avait une lettre d’introduction de son père. Elle est même allé à Vallauris exprès pour ça. Mais je crois qu’elle n’a pas réussi à le voir. Son père avait essayé de faire une ou deux expositions à Paris et puis ça n’a pas marché malgré les efforts de sa femme. Ensuite ils se sont retirés en province, et puis ils sont morts À la fin elle ne les voyait presque plus. Mathilde détestait sa mère. C’est une fille bizarre, vous savez. Même moi, je ne suis pas toujours sûre de très bien la connaître. »
Lucie écoutait le discours de Marie, elle était comme hypnotisée par cette voix si douce, si tranquille, vaguement mélancolique mais qui disait les choses comme si elles allaient de soi, comme si elles n’avaient pas d’importance, comme si cette vie-là ne valait ni plus ni moins que toutes les autres et que tout cela en définitive n’avait aucune importance. « - Nous avons mené une existence très tranquille, vous savez. – Mais pourquoi à Dunkerque ? – Le hasard des nominations, j’étais institutrice. Aujourd’hui je suis à la retraite. Mathilde, elle, n’a jamais travaillé. Elle se contentait de faire sa peinture. Mais comme elle avait très vite abandonné tout espoir de vendre elle reprenait éternellement les même toiles. Elle affirmait que comme ça, ça revenait moins cher. J’avais beau la pousser il y avait une sorte de nonchalance chez elle, ou, je ne sais pas, peut-être de désenchantement, comme si la mécanique s’était cassée. Vous savez, c’est terrible à dire mais j’ai souvent pensé que si elle était avec moi c’est parce que je lui donnais la possibilité de vivre sans rien faire. Elle s’est laissé entretenir sans remords. Remarquez, nous n’avions pas besoin de grand chose, nous ne menions pas grande vie et elle a toujours pris soin de moi avec une attention extraordinaire. Il y a eu une époque où j’ai eu de gros ennuis de santé, elle s’est occupé de moi avec un dévouement inlassable, mais je crois qu’au fond elle ne m’a jamais aimée vraiment. Une sorte d’indifférence incurable. Elle n’a jamais aimé personne d’autre que vous. – Et son œuvre, qu’en reste-t-il ? – Quelle œuvre ? il n’y a pas d’œuvre, je vous dis. Elle réutilisait toujours les mêmes toiles. À la fin elles étaient tellement recouvertes de peinture que cela faisait comme une croûte. Après son accident je me suis débarrassé de tout ça – Vous n’en aviez pas le droit ! – Ces toiles ne ressemblaient à rien, je vous assure. – Vous ne l’avez pas aimée. - Je l’ai aimée toute ma vie, je lui ai été scrupuleusement fidèle, je n’ai jamais connu personne d’autre après elle ! »

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger