Il a fallu qu’elle parte au petit matin. Elle n’a dormi que quelques heures grâce à des cachets et elle est encore dans les brumes. Elle n’a pris que quelques affaires dans une petite valise de maroquin rouge, celle qu’elle emportait autrefois pour partir en tournée. Hypnotisée par le bruit du wagon elle se rendort aussitôt et ne rouvre les yeux que pour apercevoir de l’autre côté de la vitre une campagne provençale qui défile au rythme des cyprès. Aix, Arles, Avignon… Avignon ! Elle se souvient qu’à l’époque son ambition secrète était de jouer un jour au Festival, dans la cour du Palais des Papes ! mais ce n’était pas le genre de théâtre qu’elle faisait. Elle, c’était plutôt le Boulevard, comme on disait alors. Les derniers feux d’un genre en train de disparaître. À Valence par contre ses tournées s’arrêtaient souvent. C’est même là qu’un jour, par hasard, elle avait rencontré André Gornès. Il faisait partie d’une troupe locale, les Compagnons de la Drôme, qui donnait un spectacle dans lequel il avait le rôle principal . Comment avait-il échoué là ?… Il jouait un aveugle et considérait cela comme une occasion de faire valoir ses dons. Cela lui vaudrait forcément un jour ou l’autre la notoriété… Elle n’avait jamais plus entendu parler de lui. Ce jour-là elle lui avait demandé des nouvelles des autres mais il n’en avait aucune: « - Tu sais, quand tu es partie, Antigone est tombée à l’eau et puis après ça tout a fichu le camp. Les gens s’en allaient les uns après les autres. On a su que Richard avait été arrêté à cause de ses activités politiques, qu’il était en prison et puis je crois qu’il a fini par réussir à s’enfuir en Espagne. Moi, je ne suis pas resté longtemps non plus. Nous avons profité d’un cargo en partance pour Marseille, ma mère et moi. Depuis nous habitons là-bas. » C’est tout ce qu’elle avait pu en tirer. Mathilde ? il ne savait rien non plus à son sujet. Elle avait dû partir, elle aussi, à peu près au même moment. Pendant qu’il parlait, elle revoyait cette dernière image qu’elle gardait d’elle : les arbres devant l’entrée de l’hôpital Maillot qui dessinaient des ombres sur les pavés et puis ses deux poignets entourés de pansements : « - Eh bien ! Qu’est-ce qui t’arrive ? – Rien, je suis venu donner mon sang. » Elle revoyait son visage, ses grands yeux d’épagneul, son nez trop long. Elle portait de jour-là une robe en coton bleu à petites fleurs, avec une encolure carrée.
Comment serait-elle quand elle la reverrait ? La reconnaîtrait-elle seulement ? Elle est pressée d’arriver maintenant, et en même temps elle l’appréhende. Quand une situation vous dépasse on a l’impression de se mettre dans un cocon et de ne plus rien éprouver du tout. Ce calme qu’elle ressent aujourd’hui, c’est celui-là même qu’elle ressentait autrefois au moment d’entrer en scène, quand la peur la saisissait à l’idée de cette impudeur qu’il y avait à se montrer, à s’exposer au regard des autres et que soudain cette peur se transformait en son contraire : une assurance souveraine, une absolue maîtrise de soi fondée sur un sentiment de supériorité à l’égard de ce public qui avait payé pour la voir, le même sentiment aussi qui l’habitait en face des hommes : Elle avait tout subi de Richard, tout enduré, la première fois elle avait été épouvantée par ce qu’elle découvrait… et puis elle s’y était pliée sans récriminations. Il en avait paru stupéfait, s’en attribuant tout le mérite, se vantant d’être un pédagogue hors pair. Tu es un bon petit soldat, lui disait-il. Rigueur et discipline ! C’était ça qui l’excitait ! il se voyait en général du sexe. Mais pouvait-il se douter qu’il ne commandait rien ? pouvait-il imaginer ce calme intérieur qui s’emparait d’elle dans ces instants : une espèce d’indifférence dont elle tirait un plaisir d’une qualité spéciale, non pas un plaisir fondé sur la sensation, car elle ne ressentait rien, mais le sentiment de se savoir au dessus de ces choses, de s’en être rendu maître, d’être prête à tout, inaccessible et invulnérable, de s’être en quelque sorte arrachée à soi-même. Plutôt joie, d’ailleurs, que plaisir : une joie calme et un peu stupide qui aurait pu passer pour du désespoir. Le retour vers Mathilde aujourd’hui ressemblait à cela : une victoire, une ultime victoire, la plus éclatante et la plus horrible. Une fois de plus elle allait lui administrer la preuve de sa supériorité sur elle. Elle allait se montrer à elle et encore une fois Mathilde la trouverait belle. Pourquoi fallait-il que le destin la mît toujours en situation de lui signifier sa victoire alors qu’elle n’aurait rien tant aimé au contraire que de la voir triompher d’elle. Mathilde avait du talent, son père l’avait lui-même reconnu, mais elle n’en avait jamais rien fait alors que Lucie, qui était une actrice médiocre, dont Philippe avait beau jeu de railler le style « démodé », avait connu le succès et fait ce qu’il convient d’appeler une « carrière » qui aurait pu se développer encore si elle ne l’avait pas brutalement interrompue.
Les idées tournent ainsi dans sa tête et se mélangent pendant que le train poursuit inexorablement sa course. À Lyon de nouveaux voyageurs sont montés dans son compartiment, dont le spectacle un moment l’a diverti, puis c’est l’arrivée à Paris, le changement de gare. Nouveau train pour Dunkerque. Cette fois plus rien ne la sépare du moment fatidique. Dehors il pleut. Une petite pluie fine raye les vitres. Le paysage est définitivement gris et sale. Des barres d’immeubles blafards se détachent sur les nuages. Des touffes d’arbres roux de ci de là. Quand elle ferme les yeux elle revoit le visage de Mathilde : « - Je suis venu donner mon sang…» C’était la veille qu’elle lui avait lancé : « - Ton Richard ! Mais enfin, ouvre les yeux ! il couche avec Anne-Marie Fleishmann. – Comment cela, tu es folle ! – Et moi aussi, si tu veux savoir, j’ai couché avec lui. Ouvre les yeux, pauvre idiote ! Si tu savais ce que j’ai fait avec lui ! Tu veux que je te donne des détails ? » Et des détails, elle lui en avait donné, tout ce qu’elle gardait sur la conscience, ces abominations, ces saloperies, tout ce grand remugle d’images obscènes qu’elle avait sur le cœur… Sur le moment Mathilde n’avait rien dit, elle avait haussé les épaules simplement : « - Tu es folle ! » Et le plus drôle c’est que si Lucie lui avait lancé cela c’est qu’elle venait de s’apercevoir elle-même qu’on s’était moqué d’elle quand elle avait entendu Anne Marie Fleishmann parler de la mère de Richard. Comment la connaissait-elle ? Soudain elle avait réalisé, elle voyait la scène comme si elle y était. Anne-Marie, Fleishmann au petit déjeuner, sous la colonnade de marbre, dans le jardin de la villa avec Richard et sa mère devant un bol de café. La mère lui faisait-elle des grâces à elle aussi ? « - Mon fils m’amène toujours des jeunes filles délicieuses. Il est impitoyable !… » Cela devait être une habitude, Richard présentait à sa mère toutes les filles qu’il séduisait, il y avait une complicité malsaine entre eux, c’était évident. Lucie l’avait accepté pour elle mais elle ne supportait pas l’idée d’avoir été remplacée par une autre : cette blonde vulgaire et stupide qui n’était même pas capable de se cacher ! Elle avait lancé cela à Mathilde sans réfléchir et Mathilde avait haussé les épaules comme si elle s’en fichait. « - Des enfantillages… tout ça ce n’est qu’enfantillages… » Enfantillages en effet : premières amours, découverte de son corps et de l’usage qu’on peut en faire… Mais les événements avait interrompu le film trop brutalement et celui-ci était resté figé sur la dernière image. Elle n’avait cessé de se demander depuis ce qui se serait passé s’il avait continué. Rien du tout sans doute, rien que de très banal. Le manège aurait continué à tourner ; des couples se seraient formés et reformés ainsi jusqu’à ce que par le ralentissement naturel et progressif de ce qu’il convenait d’appeler le tourbillon de la jeunesse les choses se fixent un jour d’une façon ou d’une autre pour s’installer dans la durée d’une existence ordinaire. Mais voilà qu’ils avaient été tous projetés trop brutalement dans le vertige d’une mémoire sans oubli. Arrêt sur image. Impossible de continuer sans avoir fait son deuil d’un roman inachevé, hanté par les spectres d’un passé qui ne pouvait pas disparaître. On ne peut pas vivre sans oublier et elle ne pouvait pas oublier ce qui ne s’était pas achevé.
Et par une drôlerie des circonstances, c’est en roulant aujourd’hui vers cette ville qui avait marqué pour eux tous, là-bas, la ligne d’horizon d’une frontière imaginaire (« la France de Dunkerque à Tamanrasset ! » ) que par une sorte de révolution cosmogonique elle revenait sur les rivages de son enfance. Il lui suffisait de fermer les yeux pour sentir encore l’odeur du sable et entendre le bruit des vagues : Zéralda, Sidi Ferruch, Staoueli, Bains-Romains… Le roulement monotone du train rythme sa rêverie hallucinée tandis que les yeux clos elle s’abandonne à un demi sommeil.
Soudain quelque part dans les entrailles du train un raclement métallique annonce que l’on a déclenché le dispositif de freinage, promesse d’un prochain arrêt confirmée bientôt par une voix anonyme qui annonce l’imminence de l’arrivée en gare de Dunkerque. « - La SNCF espère que vous avez fait un bon voyage… » tandis que tout un chacun commence à s’agiter d’un bout à l’autre du wagon. À partir de cet instant elle pénètre dans l’inconnu.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger