Lucie n’ose pas lui demander si elle a vu le fameux tableau que Mathilde a fait d’elle, s’il était l’un de ceux qu’elle retouchait sans cesse. Peut-être l’avait-elle détruit comme elle avait promis qu’elle le ferait. Mais qu’importe après tout ! tout ceci était fini maintenant et de toutes façons il ne resterait rien de cette histoire. Lucie a envie de lui dire qu’à la réflexion elle n’a pas très envie de revoir Mathilde, que ce n’est peut-être pas la peine et qu’elle préfèrerait s’en retourner tout de suite. Mais elle n’ose pas. Alors pour dire quelque chose : « - Vous savez que c’est par Philippe Assayas que j’ai su qu’elle habitait ici ? – Elle me parlait souvent de lui également, je crois qu’elle avait beaucoup d’estime pour son intelligence. Elle lisait ses livres chaque fois qu’ils paraissaient mais elle n’est pas restée en contact avec lui. – Et Richard, l’a-t-elle revu ? – Lui, elle ne l’aimait pas beaucoup, je crois. Elle s’amusait de la comédie qu’il lui jouait, quand il la prenait pour son égérie, qu’il lui écrivait des poèmes mais elle portait un jugement très négatif sur lui. C’est pour ça qu’elle n’a pas supporté que vous soyez tombée sous sa coupe. Elle le considérait comme un pervers. D’ailleurs la suite l’a montré. Il s’est compromis dans des affaires où la politique avait bon dos. Il a fait de la prison, il a été obligé de fuir, de changer de nom. Maintenant il habite une petite ville, je ne me rappelle plus où. - Comment le savez-vous ? – Nous l’avons rencontré un jour, imaginez-vous ! nous sommes tombé sur lui par hasard, il y a déjà bien des années de cela. Nous étions en vacances à la montagne et nous l’avons croisé sur un sentier, comme ça, pendant une promenade. Il était avec sa femme et ses enfants. – Il s’est marié ! – Oui, il avait deux petites filles. C’est lui qui a reconnu Mathilde. Si vous aviez vu la tête qu’elle a fait quand il lui a parlé, elle ne savait plus quoi dire. Lui, il riait, il était à l’aise. Il lui a raconté qu’il était bijoutier à Besançon. Tenez, ça me revient maintenant, c’est ça, c’était à Besançon. Ils ont parlé un moment, enfin lui, parce que Mathilde ne disait rien. Sa femme pendant ce temps-là ne savait trop quelle contenance prendre. – Et… est-ce que vous vous souvenez s’ils ont parlé de moi ? – Non, je ne crois pas, des banalités simplement. Et puis il est reparti en nous faisant promettre de lui téléphoner mais Mathilde m’a dit qu’elle n’en ferait certainement rien et qu’elle aurait bien préféré ne jamais le croiser sur sa route. – Et sa femme, comment était-elle ? – Oh ! je ne me souviens pas très bien. Une petite blonde banale, un peu grosse. Si, je me rappelle ! elle avait un air soumis, apeuré, qui m’avait frappé. Je m’étais fait cette réflexion : elle a l’air « accablée ». Oui, c’est cela, c’est le mot que j’avais employé. Elle tentait de calmer ses filles qui sautaient autour d’elle, deux petits monstres insupportables. » Lucie est attentive à ce qu’elle ressent au moment où Marie lui raconte tout ça. Une vague souffrance sans doute, mais qui est comme l’écho de ce qu’eût été sa souffrance autrefois. Comment aurait-elle pris la chose à l’époque ? Richard marié ! Richard père de deux enfants, vivant en bourgeois, Richard bijoutier à Besançon ! Elle se souvient, la première année à Paris, son image tournait obsessionnellement dans sa tête. Elle ne se serait pas attendue à une telle souffrance. Là-bas, quand elle avait appris qu’il avait fait venir cette fille chez lui, cette Anne-Marie Fleishmann avec son corps de poupée blonde, c’était l’humiliation qui lui avait fait mal, l’orgueil blessé, mais au fond elle ne doutait pas d’être restée la première, de même que dans leur spectacle elle tenait le premier rôle. Mais une fois en exil, sans aucun moyen de renouer le contact, elle avait d’abord attendu désespérément un petit signe de lui, un mot, quelque chose, mais rien. Le gardien de l’hôtel, chaque matin, d’un seul regard lui signifiait qu’elle n’avait rien reçu. Ensuite elle s’était habituée peu à peu à l’idée qu’elle n’avait plus rien à attendre mais c’était encore pire. Il lui suffisait de fermer les yeux et de penser à lui pour se mettre à pleurer. Ces plaisirs auxquels il l’avait initiée et dont elle prétendait qu’il lui demeuraient indifférents, qu’ils n’étaient que des plaisirs d’ordre intellectuel, voici qu’elle les appelait maintenant de tout son corps. La cohabitation avec ses parents dans ce petit hôtel où ils s’étaient réfugiés rue Villedeau en attendant de trouver un logement lui devenait insupportable. Elle était obligé de s’enfermer dans les toilettes pour calmer son excitation comme Richard le lui avait appris. Ses parents ne voyaient rien, ou faisaient semblant. Sans doute avaient-ils leurs propres soucis. Son père, bien que remis de sa blessure, en était resté diminué, il se sentait vieux et surtout ne supportait pas la perte de son magasin et la mort d’Ali dont il parlait sans cesse. Il disait que pour lui c’était comme s’il avait perdu un fils. La mère aurait voulu qu’il rachète un commerce avec leurs économies mais il ne voulait plus travailler, et c’est ainsi qu’ils avaient décidé de se retirer sur la Côte d’Azur dans cette villa où elle habitait aujourd’hui. Au bout d’un an elle s’était retrouvée toute seule à Paris.
« - À quoi pensez-vous, Lucie ? vous ne dites plus rien. – À cette époque, à l’époque où je suis partie. Je n’ai même pas eu le temps de leur dire adieu, à aucun des trois. Vous savez, Richard, Philippe, Mathilde et moi, nous étions inséparables. La dernière fois que j’ai vu Mathilde, c’était devant la porte de l’hôpital, elle avait les deux poignets bandés, je n’ai même pas compris ce qu’elle avait fait. – Oui, je sais, elle me l’a dit. Elle en riait toujours. Elle disait qu’elle vous avait raconté n’importe quoi et que vous l’aviez crue. – Qu’elle était venu donner son sang. – Oui c’est ça. Et d’une certaine manière c’était vrai. – Comment cela ? – Elle avait donné son sang pour vous. – Savez-vous comment cela s’était passé ? – Elle me l’a souvent raconté ça aussi : On l’a trouvée dans son atelier. D’abord on a cru à une mise en scène parce qu’elle s’était entièrement barbouillée de peinture rouge avant de s’ouvrir les veines, et puis on s’est aperçu que du vrai sang était mêlé à la peinture. Il s’était répandue sur la toile qu’elle était en train de peindre. Un nu, je crois. – Vous n’avez jamais vu cette toile. – Je crois qu’elle s’en est débarrassée ensuite parce qu’elle était toute barbouillée de sang et puis elle l’avait lacérée au rasoir avant d’accomplir son geste. – Ce tableau me représentait. – Ah bon ! comment le savez-vous ? – J’en suis sûre. – Écoutez… je ne voudrais pas être désagréable avec vous… mais je ne crois pas que Mathilde ai gardé un très bon souvenir de vous. – Oui, je comprends. – Non, je ne suis pas sûre que vous me compreniez. Je veux dire qu’elle ne vous portait pas en très haute estime malgré le sentiment… enfin, disons esthétique que votre beauté lui procurait. – Pourquoi me dites-vous ça ? – Parce qu’en un mot, je ne crois pas finalement que ce soit une très bonne idée qu’elle vous revoie. – Mais alors pourquoi m’avez-vous engagée à venir, pourquoi m’avez-vous écrit cette lettre ! – Je me rends compte maintenant que c’était surtout moi qui voulais vous voir. Cela faisait tellement longtemps que je désirais vous connaître ! J’ai passé ma vie, vous comprenez, à rêver de vous rencontrer un jour, à rêver de connaître celle que j’aurais dû être pour qu’elle m’aime. – Et maintenant, ça vous a avancé à quelque chose ? – Oui, je crois que maintenant ça va. Je sais. – Et que savez-vous ? – Peu importe. »
Lucie ne s’était pas attendu à ça mais en même temps elle découvre que le premier sentiment qu’elle ressent est d’abord un sentiment de soulagement. Elle ne reverra pas Mathilde, elle le sait déjà même si elle compte insister et même supplier et pourquoi pas pleurer pour obtenir de Marie qu’elle change d’avis, elle ne reverra pas Mathilde et s’en retournera comme elle est venu, apaisée tout de même de savoir que Mathilde était là, tout près, dans une rue voisine, figée dans une attente définitive qui n’est plus qu’attente de la mort et d’une certaine manière elle ne s’est jamais senti plus fortement liée à elle qu’à cet instant. « - Marie, je ne vous demande qu’une seule faveur avant de repartir. – Laquelle ? – Menez-moi jusqu’à la porte de votre maison. Je n’essaierai pas de monter, je vous le jure. – Vous voulez voir l’endroit où elle vit ? C’est bien banal, vous savez. – Non, je veux être près d’elle un moment. Je resterai sur le trottoir. Du reste à cette heure-ci elle doit dormir. – Elle ne dort presque plus jamais, ou alors on ne peut jamais savoir si elle dort ou si elle est réveillée. Elle reste assise sur sa chaise et elle regarde le mur en face d’elle. Elle doit s’imaginer qu’elle est en train de peindre. J’ai remarqué qu’elle détestait qu’on la mette sur son fauteuil, toujours sur sa chaise. Elle regarde fixement le mur pendant des heures. De temps en temps je la force à se mettre au lit, mais elle s’agite, elle gémit, elle veut retourner sur sa chaise. – Et vous n’avez pas essayé de lui rendre ses pinceaux. – Non, je ne crois pas que ce soit possible. Vous savez, on a été obligé de lui attacher les bras le long du corps pour qu’elle ne se blesse pas parce qu’elle ne contrôle plus ses mouvements. Elle se lacère les poignets. – Quelle horreur ! – Oui, ce n’est pas très drôle. » En sortant du café elles ont marché encore un moment sous la pluie et dans la nuit qui était venue. Lucie tentait de reconnaître le chemin à tout hasard mais toutes les rues de Dunkerque se ressemblent. Elles sont arrivées enfin devant l’une de ces constructions datant de l’après-guerre, un petit immeuble bordé d’arbustes. « - Voilà, c’est là, au troisième étage. Vous voyez la fenêtre allumée ? c’est sa chambre. Je lui laisse toujours de la lumière, on ne sait jamais. Peut-être qu’elle s’impatiente en ce moment en ne me voyant pas rentrer, mais je ne pourrai pas le savoir, elle n’exprime plus aucun sentiment. – Et vous pouvez le supporter ? – Ce n’est pas très différent de la vie ordinaire, finalement. Question d’habitude. Vous savez, ce qu’on exprime ou pas… - Eh bien je vous laisse aller. Je vais rester un moment ici comme je vous ai dit, et puis je m’en irai. – Adieu Lucie. Pardonnez-moi de vous avoir fait faire tout ce chemin pour rien, mais sinon vous ne seriez pas venue. – Vous avez raison. » Marie cherche encore quelque chose à dire mais elle ne trouve rien. Alors elle se penche vers Lucie pour l’embrasser et celle-ci lui rend maladroitement son baiser puis elle disparaît à l’intérieur de l’immeuble. Lucie se met à l’abri sous l’auvent d’une boutique et fixe la fenêtre éclairée du troisième étage, une seconde fenêtre à côté s’éclaire à son tour. Et puis plus rien, plus rien que cet éclat terne des deux lumières symétriques. Pas une ombre ne s’y glisse, pas un mouvement de rideau, comme si déjà, là-haut, on l’avait totalement oubliée. Un bref moment elle a envie de crier, d’appeler, de monter de force, de tambouriner sur la porte : « - Mathilde réveille-toi ! Mathilde pardonne-moi ! c’est moi, reviens à toi !… » Mais à quoi bon ? Elle provoquerait un scandale aussi ridicule qu’inutile et Mathilde de toutes façons n’est pas en mesure de l’entendre. Alors elle repart au hasard dans les rues de Dunkerque, repasse devant le café dans lequel s’est passé cette longue conversation avec Marie, se perd, se heurte à un canal, revient sur ses pas, demande son chemin à l’un des rares passants qu’elle croise, et retrouve finalement son hôtel. Dire qu’à cette heure Mme Pons doit être à la Marquise. Elle a dû rencontrer Paolo Moreau et ils se sont mis à la même table. Parlent-ils d’elle ?… Elle demande à l’hôtel si on peut dîner. On lui propose un rôti de veau. Va pour le rôti de veau, ensuite elle ira se coucher … À quelle heure le train pour Paris demain ?… C’est parfait, demain soir je serai rentrée.

NB: Vous pouvez suivre le déroulement de ce roman depuis le début en cliquant sur la rubrique "Rideau" de Pierre Danger