Oh ! ça ne datait pas d’hier, Walter était un coureur invétéré, mais cette fois ça avait l’air plus grave. Depuis quelque temps il y avait de grosses querelles entre eux à propos de cette Magali, la jeune élève qui venait prendre des cours de chant. « - Mais vous ne croyez pas, interrompt Lucie, que Paolo devrait être ravi. Au fond, il va pouvoir récupérer sa femme. » Madame Pons lui lance un regard noir. Elle est indignée par tant de cynisme : « - Oh ! je ne crois pas que ce soit un homme à faire ce genre de calculs, il a une âme foncièrement désintéressée. J’ai un sixième sens moi, vous savez, pour deviner chez les autres la véritable générosité et je suis sûr que Paolo n’a pas pensé une minute à lui dans toute cette histoire, il n’a pensé qu’à elle, à son bonheur. D’ailleurs si vous l’aviez vu ! Il pleurait dans mes bras comme une madeleine. – Et qu’avez-vous fait ensuite ? – Nous sommes allé à l’hôpital pour savoir comment elle allait mais elle était toujours en réanimation et ils ne voulaient même pas qu’on la voie ! Mais je ne me suis pas laissé faire ! J’ai demandé à être reçue par le directeur, j’ai dit que c’était indigne. On a fini par nous autoriser à passer cinq minutes dans sa chambre. Cinq minutes ! Vous vous rendez compte ! On vous traite comme des chiens dans ces hôpitaux. Je me souviens lors de l’accident de mon mari. Je ne vous ai jamais raconté l’accident de mon mari ? sur le lac d’Annecy, nous étions partis pour une partie de pêche… - Mais qu’avez-vous fait ensuite avec Paolo ? – Il était bouleversé en sortant de la chambre. Elle n’avait pas repris connaissance mais j’ai bien vu qu’elle n’allait pas si mal que ça, elle chantait la Traviata dans son sommeil. Vous vous rendez compte ! à l’heure où elle aurait dû être sur la scène de l’Opéra ! Quelle artiste ! On nous avait assuré qu’elle était hors de danger mais qu’elle ne se réveillerait pas avant quarante huit heures. Alors il lui est venu une idée folle, celle d’aller voir lui-même ce Walter pour le convaincre de revenir. Nous avons quarante huit heures, m’a-t-il dit. – Mais savait-il où il était ? – Non justement, et c’était là tout le problème, mais nous pouvions toujours aller chez cette jeune fille, n’est ce pas, puisqu’il était parti pour elle. C’était le seul lien qui nous rattachait à lui. – Et c’est ce que vous avez fait ! – Paolo avait son adresse, il m’a supplié de l’accompagner. Nous y sommes allés aussitôt. »
Lucie en avait presque oublié Mathilde et Richard, elle trouvait l’histoire de Mme Pons cocasse et pathétique à la fois, et surtout ce qui l’émerveillait c’était l’enthousiasme que son amie mettait à la lui raconter. Serais-je capable moi-même d’une telle passion ? se disait-elle. Non, certainement pas. Elle n’en avait jamais été capable, même avant. Elle gardait toujours ce recul à l’égard des choses qui la rendait incapable d’en jouir, incapable de comprendre comment les autres pouvaient mettre parfois une telle violence à ce qu’ils vivaient. À l’époque du suicide de Mathilde par exemple, elle ne s’était rendu compte de rien parce que ça ne lui était même pas venu à l’idée qu’on puisse être capable de faire des choses pareilles. Tous les amants qu’elle avait eus ensuite à Paris elle n’avait jamais supposé qu’ils puissent éprouver pour elle un sentiment sincère. Leurs beaux discours n’étaient que de la comédie, elle le savait, pourtant il devait bien y en avoir eu quelques uns de sincères parmi eux mais elle ne s’en était pas aperçu, elle n’avait pas voulu, sans doute, s’en apercevoir. Ce qu’elle aimait au contraire chez un homme, c’était l’indifférence affichée, l’absence d’hypocrisie, le cynisme. Elle le prenait comme une marque de respect envers elle, le désir de ne pas lui demander plus qu’elle ne pouvait donner. Et à cet égard c’est ce qu’elle avait apprécié chez Jean-Paul Bachelet, son partenaire, quand elle l’avait revu au moment de la sortie du film. Car c’est à ce moment-là, comme elle l’avait prévu, qu’ils avaient couché ensemble. Il était toujours fiancé avec sa petite dinde, la pauvre Patricia, mais leur liaison commençait à battre de l’aile et à la sortie d’une radio où ils étaient allés enregistrer une émission de promotion et où il était venu avec elle, il lui avait signifié son congé à sous prétexte de rester avec Lucie à qui, prétendait-il, « il avait des choses à dire ». Et l’autre qui restait là, sur le trottoir, à le supplier de lui indiquer le jour où ils pourraient se revoir, mais lui s’obstinait à répondre évasivement, s’embrouillait dans son agenda. Alors elle avait essayé d’user d’un subterfuge, elle lui avait dit qu’elle avait organisé un dîner chez elle où elle avait invité un metteur en scène qui pourrait être intéressant pour sa carrière, mais lui, se doutant du piège, paraissait totalement indifférent à l’idée de connaître ce metteur en scène. Il la regardait en souriant, sans se départir de cet air de courtoisie un peu insolente qu’il avait toujours. Lucie assistait à la scène, sachant parfaitement comment elle se terminerait et attendant tranquillement l’heure de sa victoire tandis que l’autre tirait ses dernières cartouches. Son visage de blonde était marbré de rouge et Lucie suppliait le ciel pour qu’elle ne se mette pas à pleurer, mais elle avait vaillamment tenu le coup et avait fini par se retirer sans protester. Il ne l’avait même pas regardé partir, il avait déjà la tête ailleurs. Ailleurs, c’est-à-dire dans ce lit où ils se rouleraient ensemble un peu plus tard pour faire tout ce qu’il est convenu de faire en pareille situation. Et les choses s’étaient passées exactement comme elle l’avait prévu, c’est-à-dire avec ce détachement et cette absence d’hypocrisie pour lesquels elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine admiration. Comme si son accord était acquis d’avance – mais ne l’était-il pas ? - il lui avait proposé, sans autres précautions oratoires, d’aller dans un hôtel qu’il connaissait non loin de là et qui, disait-il, était « super-sympa ». L’hôtel se situait avenue Montaigne. Visiblement le concierge le connaissait car il lui avait tendu une clé sans lui poser de questions. Là, chacun avait fait valoir sa parfaite connaissance des choses en déclinant toutes les variations qu’on peut imaginer touchant à ce domaine et Lucie avait eu confirmation que Richard, décidement, avait été un bon initiateur car elle avait retrouvé chez son partenaire tout ce qu’il lui avait enseigné (est-ce à cause de cela qu’elle avait surtout pensé à Richard ce jour-là entre les bras de Jean-Paul ? ). Mais elle aurait tout donné pour éprouver avec le second ce qu’elle avait éprouvé avec le premier, c’est-à-dire ce sentiment de répulsion et d’horreur qui l’avait marquée au fer rouge ! Maintenant elle n’éprouvait plus que de l’indifférence. C’est que Richard était laid et que ce Jean-Paul Bachelet était beau. Il avait un corps lisse et musclé, un regard où ne se lisait pas le moindre trouble, le moindre doute sur lui-même, sinon cette vague interrogation qu’on devinait sur ce qu’elle pouvait à cet instant éprouver pour lui. Mais rien ! mon pauvre ami, avait-elle envie de lui crier, rien de plus qu’une très grande sympathie car nous sommes frères et sœurs. Et elle pensait qu’ensemble ils auraient fait un beau couple. C’est ce qu’il avait dû penser lui aussi car un peu plus tard, comme ils étaient assis l'un en face de l'autre sur le lit à fumer une cigarette, il lui avait dit en lui caressant l’épaule du bout du doigt : « - Ça te plairait d’être ma fiancée ? - Et Patricia ? » Il avait souri comme s’il appréciait la plaisanterie à son juste prix. C’était une plaisanterie en effet. Mais au sourire qu’elle avait eu à son tour il avait ajouté : « - Je voulais te demander à propos…tu ne jouis jamais ou c’est seulement avec moi…? » Elle avait reçu cette question comme une gifle et serré les dents pour ne pas pleurer mais lui alors s’était excusé en lui disant qu’il n’avait pas voulu la blesser. Elle avait haussé les épaules et il n’avait pas insisté.
Les jours suivants il venait la chercher presque tous les soirs à son théâtre car elle jouait à ce moment-là une pièce sans intérêt devant une salle aux trois quarts vide, attendant que le nombre minimum de représentations soit atteint pour partir en tournée. Ils soupaient dans une brasserie derrière le théâtre où les acteurs souvent allaient se retrouver et restaient bavarder jusqu’à une heure avancée de la nuit. Elle aimait lui déballer tout ce qu’elle avait sur le cœur, tout ce qu’elle avait connu durant sa courte carrière ; et lui, qui n’avait jamais fait de théâtre et avait trois ou quatre ans de moins qu’elle, lui posait des tas de questions sur les hommes qu’elle avait rencontrés dans ces villes de province qu’elle traversait, sur la façon dont ils lui donnaient des rendez-vous. Il y avait en lui quelque chose d’un enfant qui s’émerveillait. C’était surtout les petits détails qu’il aimait : le notaire qui se frottait les parties génitales avec des glaçons pour améliorer ses performances ou l’adjoint au maire qui s’endormait les yeux grands ouverts. « - La première fois, j’ai eu une de ces peurs ! lui disait-elle en riant, tu ne peux pas savoir. On aurait dit un cadavre J’ai cru qu’il avait eu une crise cardiaque !… » Et il riait aussi en répétant : « - C’est super-sympa ! » Et puis un soir l’idée lui était venue comme ça, en bavardant : « - Tu vois, ce qui serait marrant ce serait de prendre des photos quand tu es avec eux. – Tu es fou ! Tu t’imagines qu’ils accepteraient ! – Mais non, tu ne m’as pas compris, sans qu’ils s’en doute évidemment ! Tu vois la tête de leur femme après quand elle verrait les photos. Remarque, on pourrait leur faire cracher du fric pour ne pas les montrer. – Mais ce serait du chantage ! – Et alors ? - Tu ne parles pas sérieusement ? » Il parlait sérieusement, ou plutôt il n’y avait pas chez lui de notable différence entre ce qui était sérieux et ce qui ne l’était pas. Quand une idée le séduisait il avait l’emballement d’un enfant. « - Tu n’aurais rien à faire, tu aurais simplement à me prévenir de l’endroit et de l’heure où tu dois les rencontrer. Pour le reste je saurais bien me débrouiller. – En somme, tu me demande de te servir d’appât ? – Appelle ça comme tu veux. » Si elle était tentée d’accepter ce n’était sûrement pas par amour pour lui car elle ne ressentait rien, mais plutôt en reconnaissance de cette détermination qu’il manifestait et pour laquelle elle ne pouvait s’empêcher d’avoir une certaine admiration. À partir de ce jour il n’avait cessé de remettre le sujet sur le tapis ; il voulait savoir dans combien de temps elle repartait en tournée, lui demandait si elle avait repensé à ce qu’il lui avait dit et si elle était d’accord. Elle ne répondait ni oui ni non et faisait toujours semblant de croire qu’il plaisantait. Il ne marquait pas d’impatience, en reparlant avec elle comme d’une chose qu’on imagine sans vraiment avoir l’intention de la réaliser. Ils réfléchissaient ensemble à qui pourrait être la première victime, en fonction des villes qu’elle devait traverser. Car ils auraient été nombreux à pouvoir convenir, ils étaient tous – tous ceux qu’elle avait déjà connus - comme des chiens en quête de caresses, et terrorisés en même temps à l’idée de ce que ces caresses pourraient leur coûter si elles venaient à être découvertes : la perte de leur foyer, le renvoi de la niche où leur pâtée leur était servie. Lucie avait toujours été frappée par le degré d’infantilité et de dépendance à l’égard de leur foyer auquel pouvait atteindre tous ces hommes qui avaient par ailleurs des postes de responsabilité, comme si jamais en eux l’enfant n’avait réussi à grandir et que le masque de respectabilité qu’ils parvenaient à conserver dans l’exercice de leur fonction craquait dès qu’ils se retrouvaient en face d’elle.
C’est à tout cela aussi qu’elle repensait maintenant en écoutant madame Pons lui parler de Paolo Moreau, parce qu’en lui elle retrouvait tout ce qu’elle avait oublié chez les hommes depuis qu’elle avait cessé de les fréquenter : la même fragilité, le même besoin d’amour, la même façon de porter beau et de ne pouvoir « se tenir » au moindre obstacle. Elle avait fini par oublier l’existence de cette espèce singulière dont elle avait abandonné le commerce depuis si longtemps.

NB: Tous les épisodes publiés sont rassemblés sous la rubrique :" Rideau" Roman de Pierre Danger